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Avec "AuRora", Gisela João chante l’émancipation du fado

Gisela João sur la pochette de son album "AuRora". [DR - Sons em Transito]
"AuRora" de Gisela João: l'album du renouveau du fado / L'Echo des Pavanes / 15 min. / le 21 mai 2021
Troisième album de la chanteuse portugaise Gisela João, "AuRora" a des airs de musiques de film. Pour un fado ouvert, ample, généreux et fascinant.

"Pour que les gens changent leur manière de voir ces questions, il faut les montrer de la manière la plus naturelle possible. Les mentalités changeront d'elles-mêmes." Ces questions, c'est la reconnaissance des minorités sexuelles. Et cette manière naturelle, c'est "Louca" ("Folle"), le dernier clip de la chanteuse de fado Gisela João. On y voit deux femmes, dont la fadiste elle-même, en pleines caresses amoureuses. Un clip glamour, peau et tatouages, dans un décor architectural contemporain.

Auparavant, dans la chanson "Labirinto ou não foi nada" ("Le labyrinthe où il n'y avait rien"), c'était un travesti devant son miroir qui jouait le rôle de la chanteuse dans une vidéo à la beauté almodovarienne. Ça serait de la pop, on ne vous en parlerait pas. C'est du fado, c'est une révolution.

Robe noire, châle noir, c'est l'uniforme du fado, sa bure, son canon féminin défini par la diva du genre, Amália Rodrigues, soleil noir du blues portugais depuis les années 1940. Guitare portugaise à douze cordes, viola à six cordes, guitare basse acoustique, c'est l'instrumentation traditionnelle du fado, ce poème chanté qui peut être joyeux, mélancolique (la fameuse saudade) ou carrément tragique. Le genre a ses codes, ses carcans.

Le fado embrasse le Brésil

Depuis le décès de l'immense Amália en 1999, ces codes évoluent plus rapidement. Le fado peinait à s'émanciper, voire à exister, à l'ombre de la statue de sa diva. Depuis quelques années, le fado embrasse les musiques du Brésil et des anciennes colonies, il se pique de chanson, de jazz, de classique ou de pop. Avec Gisela João et ce nouvel album "AuRora", son troisième, les codes du fado viennent carrément d'exploser.

"Je leur ai apporté le fado à qui je dois tout. Ils m'ont ouvert des mondes", explique à la RTS Gisela João, jointe au téléphone à Lisbonne, où réside désormais cette native du Nord (Barcelos). La chanteuse cite certains de ses nouveaux musiciens. Des Américains. Son compagnon Justin Stanton aux claviers et synthétiseurs. Le producteur de "AuRora", Michael League, surdoué de la musique. Tous les deux sont membres du groupe Snarky Puppy, à l'aise dans le jazz, la soul, la musique contemporaine, la pop ou l'avant-garde.

Ambiance délicieusement rêveuse

"AuRora" porte leurs couleurs, généreuses, audacieuses, expérimentales. Les guitares sont toujours là. Elles semblent suspendues en orbite dans une ambiance délicieusement rêveuse. On songe aux musiques des films de David Lynch concoctées par Angelo Badalamenti. La musique voyage, l'esprit du disque, sa poésie restent du pur fado, l'âme de Gisela João, laquelle signe plusieurs chansons de sa plume: "mes chansons sont nourries d'expériences douloureuses. Toutes cependant vont vers la lumière, vers l'espoir d'une situation meilleures. D'où le titre de mon nouvel album".

Aujourd'hui, le fado compte d'excellentes voix, tant féminines que masculines. Songez à Mariza, Aldina Duarte, Katia Guerreiro, côté féminin. Camané, António Zambujo, Ricardo Ribeiro, Pedro Moutinho, versant masculin.

La liste est bien plus longue et les afficionados se querellent à chaque nouvelle sortie discographique: trahison ou consécration, nouvelle Amália ou nouveau Marceneiro? Gisela João plane au-dessus de la mêlée. Elle s'en distingue par un grain. De folie, peut-être, un peu. De voix pour sûr. Sublime. On dit d'elle qu'elle serait LA fadiste du nouveau siècle. Carrément. Avec son timbre voilé, Gisela João a d'emblée frappé esprits et tympans par sa maturité.

Renouveau du fado

Dès ses débuts discographiques, en 2013, elle possédait patine, profondeur, intensité, tout ce qui manque parfois aux jeunes fadistes. Le fado, c'est en effet comme les grands vins: avec l'âge, il se bonifie. Il gagne en mystère. Il faut en principe avoir soi-même vécu pour porter les douleurs et les joies de ce genre musical dédié à la vie et au temps qui passe.

Au Portugal, pandémie et mesures sanitaires ont rendu silencieuses les maisons de fado, ces lieux à la fois culturels et sociaux, gastronomiques et touristiques de la capitale lusophone. Des lieux dédiés au pouvoir de la voix et à la force de la poésie. "La situation a été difficile, souvent triste, avec des décès, des pertes d'emploi, des difficultés financières. Je retiendrai toutefois une grande solidarité dans le milieu de la culture. Ça nous a permis de rester optimiste", note la chanteuse. "AuRora" de Gisela João sonne le renouveau et les retrouvailles du fado.

Thierry Sartoretti /mcm

Gisela João, "AuRora" (Sons em Transito).

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