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Chopin était homosexuel, mais personne ne devait le savoir

Frédéric Chopin (1809-1849). [AFP - Ann Ronan Picture Library / Photo12]
Frédéric Chopin (1809-1849). - [AFP - Ann Ronan Picture Library / Photo12]
Le compositeur polonais Frédéric Chopin a déclaré sa flamme au pianiste Tytus Woyciechowski dans des lettres. Celles-ci ont disparu mystérieusement ou ont été mal traduites, le féminin remplaçant le masculin.

Chopin a écrit noir sur blanc plusieurs déclarations d'amour manifestes, passionnées et frôlant parfois l'érotisme. Elles étaient toutes adressées à des hommes, surtout à Tytus Woyciechowski.

Je porte toujours tes lettres sur moi. Quel bonheur de relire tes mots pour m’assurer que Tu m’aimes. Tout au moins pour poser mon regard sur l’écriture et la main de celui que je ne peux qu’aimer.

Frédéric Chopin dans une lettre, le 27 mars 1830

Curieux, n'est-ce pas, que ce soient justement les lettres que Chopin recevait de la part de Tytus et d'autres hommes et qui auraient contenu des passages homoérotiques qui aient disparu? Parce que Chopin s'adressait à ces hommes en polonais, de nombreux chercheurs dépendent des traductions. Or, beaucoup de traductions comportent d'importantes erreurs, comme la traduction à certains endroits du pronom masculin polonais par le pronom féminin anglais.

De mystérieuses notes de bas de page

On a fait croire, à l'aide de notes de bas de page joliment concoctées, que Chopin parlait de femmes. Seul problème, il n'existe aucune preuve de l'authenticité de ces notes.

Ni les biographes de renommée, comme Alan Walker, ni le puissant Institut polonais Frédéric Chopin (NIFC), reconnu dans le monde entier comme étant l'autorité absolue en matière de Chopin, ne peuvent fournir de preuves solides ni de sources de ces notes.

Des romances inventées de toutes pièces

Chopin lui-même n'a rien écrit sur les idylles fleuries dont il est question dans les notes de bas de page. Les adolescentes qui y sont mentionnées ne jouent qu'un rôle marginal dans ses lettres. Ces soi-disant amourettes, tout comme l'histoire répandue des fiançailles, ne relèvent ni plus ni moins de la fabulation.

Toutefois, la plupart des chercheurs s'accordent désormais sur un point: la "relation" entre Chopin et George Sand, qui a fait couler beaucoup d'encre, n'était pas une relation amoureuse ordinaire. Pour Chopin, il s'agissait certainement d'une relation de convenance.

Artifice systématique

Cette légende grossière, construite de toutes pièces et de manière systématique à partir de notes de bas de page et de traductions erronées, circule aujourd'hui encore. Elle détourne toujours le regard des sentiments enflammés que Chopin éprouvait clairement pour Tytus Woyciechowski, certainement l'amour de sa vie, et qu'il a dépeints dans ses lettres.

On tenta également d'étouffer ses sentiments pour J. Matuszyński, A. Wodziński et J. Fontana. Chopin vécut deux ans à Paris avec Matuszyński et Fontana respectivement; il en est également question dans des lettres écrites de sa main.

Etre et paraître

Chopin séparait sciemment l'intérieur de l'extérieur. Il veillait soigneusement à son apparence en public – un motif récurrent dans ses lettres et une caractéristique qui fut également observée par son entourage.

Il faut préserver la couverture de ses sentiments cachés.

Frédéric Chopin dans une lettre datée du 15 mai 1830

Pendant longtemps, la musicologie a eu du mal à admettre l'homosexualité de grand⸱es musicien⸱nes du monde classique. Ainsi on attribuait à Schubert, Tchaïkovski et à d'autres des relations avec des femmes.

La relation centrale, émotionnelle et érotique que Chopin entretenait avec Woyciechowski a été jusqu'à ce jour complètement détournée, voire marginalisée, même dans des ouvrages autrement fiables. Dans Wikipédia aussi, les détails de cette relation, pourtant authentifiés, ont été immédiatement supprimés.

"Je vais me laver, ne m’embrasse pas maintenant, car je ne me suis pas encore lavé — Toi? Même si je m’enduisais d’huiles byzantines, tu ne m’embrasserais pas, à moins que je ne t’y oblige avec une force magnétique. Il doit bien exister une telle force dans la nature. Aujourd’hui tu rêveras que tu m’embrasses." (4.9.1830)

L'homosexualité comme enjeu politique

Chez Chopin, l'homosexualité a aujourd'hui pris une dimension politique importante: l'amour de Chopin pour Tytus Woyciechowski pourrait bien déranger le gouvernement polonais national-conservateur (PiS) sous influence ultra-catholique. Certain⸱es de ses dirigeant⸱es s'en prennent violemment à des minorités et soutiennent mêmes des idées inhumaines comme celle de "zone libre d'idéologie LGBTQ+".

En Pologne, Frédéric Chopin est un héros national, une véritable divinité. On est fier de lui comme du Pape Wojtyła ou de Marie Curie. On s'agrémente volontiers de son nom et de sa musique. Si l'actuel gouvernement polonais devait expliquer les sentiments que Chopin éprouvait pour des hommes et qu'il dépeignait dans des lettres, alors il serait contraint de reconnaître officiellement l'homosexualité de Chopin. Or, cela ne risque sans doute pas d'arriver de sitôt.

Moritz Weber (SRF) /mh

Émission: Radio SRF 2 Kultur, Passagen, 13.11.2020, 20h.

Cet article a été publié sur SRF Kultur

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Les hommes de Chopin

Chopin a rencontré les hommes qu’il aimait pendant sa jeunesse à Varsovie. La majorité d’entre eux vivait dans le pensionnat pour étudiants géré par la famille Chopin. Ces relations, pour la plupart non encore dévoilées, n’ont fait l’objet que de peu d’études.

Tytus Woyciechowski: féru de musique, pianiste amateur, il étudie le droit à Varsovie. Au printemps 1829, il devient agronome à Poturzyn. C’est avec Tytus que Chopin échange sa correspondance la plus passionnée et intense. C’est à lui aussi qu’il consacre ses Variations op. 2 et pour lui qu’il compose la Valse op. 70,3. A l’été 1830, Chopin lui rend visite dans sa ferme pendant deux semaines, avant de partir avec lui à Vienne en novembre de la même année.

Jan Matuszyński: flûtiste amateur, il est médecin praticien. De 1834 à 1836, il vit avec Chopin à la Chaussé d’Antin, à Paris.
"J’ai de bonnes raisons de rester avec lui: il est tout pour moi. Nous passons nos soirées au théâtre ou nous sommes invités, à moins que nous restions tranquillement à la maison pour nous amuser."

Julian Fontana: pianiste et copiste, vit avec Chopin de 1836 à 1838 aussi à la Chaussée d’Antin. Chopin l’appelait parfois "Juliannchen" (diminutif allemand pour "petit Julian") ou "Julisia" en polonais dans ses lettres. Dans l'édition française de ses lettres (Sydow 1953, Tome 2), "Julisia" est traduit comme "ma petite Juliette"!
Fontana effectue certaines tâches pour Chopin, mais s’éprend aussi fortement de lui, comme le démontrent ses propres lettres.

Antoni Wodziński: comme Tytus, il lutte pour l’indépendance de la Pologne pendant l’insurrection de novembre. Lorsqu’il se trouve à Paris à l’automne 1836, il écrit: "Chopin avait bien demandé de mes nouvelles. Il s’est encore enjolivé. Nous nous voyons tous les jours. Le premier soir déjà, nous étions à l’opéra ensemble." Voici ce que Chopin lui écrit: "Crois-moi. Je pense à Toi comme à Tytus."

Wojciech Albert Grzymała: nettement plus âgé, diplomate et banquier. Chopin fait sa connaissance également durant sa jeunesse en Pologne. Dès les années 1830, Wojciech joue un rôle important dans la vie de Chopin à Paris. Il est également ami de George Sand, qui voit en Wojciech un confident. A contrario, il dit de la "relation" de Chopin avec George Sand: "Son malheur fut de rencontrer George Sand. Elle a empoisonné toute son existence."

Les traductions à l’épreuve

"Mam mój ideał, któremu wiernie, nie mówiąc z nim już pół roku, służę, który mi się śni, na którego pamiątkę stanęło adagio od mojego koncertu, który mi inspirował tego walczyka dziś rano, co ci posyłam.» (Chopin à Woyciechowski, 3.10.1829. Sources: NIFC, 13.11.2020 / Z. Helman, "Korespondencja F. Chopina", 2009)

Traduction allemande mandatée par SRF et effectuée selon la norme de traduction ISO 17100, septembre 2020:
"Ich habe mein Ideal, dem ich treu diene, und mit dem ich schon seit einem halben Jahr nicht gesprochen habe, von dem ich träume, zu dessen Erinnerung das Adagio aus meinem Konzert entstand, das mir heute Morgen diesen Walzer inspiriert hat, den ich dir übersende."

Traduction française réalisée par le service de traduction de la SSR, décembre 2020:
"J’ai mon idéal que je sers loyalement, mais je ne lui (pronom masculin en polonais) ai pas parlé depuis six mois, de qui je rêve, et en mémoire duquel l’Adagio est né de mon concert qui m’a inspiré cette valse ce matin. Je te l’envoie."

Traduction anglaise contenant le pronom féminin anglais:
"I have my ideal, whom I faithfully serve, not having spoken to her for half a year now, about whom I dream, with thoughts of whom the Adagio from my Concerto came to be, who this morning inspired the little waltz that I am sending you." (D. Frick, "Chopin's polish letters", NIFC 2016)