Martha Argerich, 80 ans et une indomptable sagesse

Grand Format

AFP - Adriano Heitmann

Introduction

Considérée comme la plus grande virtuose de sa génération, Marta Argerich fête ses 80 ans ce samedi 5 juin 2021. Aujourd’hui encore, elle joue avec son instinct inimitable. Mais la pianiste a dû se battre pour rester à la hauteur de sa réputation.

Chapitre 1
Naturellement authentique

Verbier Festival - Nicolas Brodard

On la considère – à raison – comme la plus grande virtuose de sa génération. En dépit de son art de vivre bohème, d’une carrière par moments interrompue, elle est restée d’une constance remarquable.

>> A l'occasion de ses 80 ans, RTS- Espace 2 consacre à Martha Argerich une émission spéciale le 5 juin 2021 :

Martha Argerich le 9 janvier 2008 au KKL de Lucerne. [Keystone - Sigi Tischler]Keystone - Sigi Tischler
Tournée romande - Publié le 5 juin 2021

Elle aurait pu se complaire dans des interprétations figées dans le marbre ou, au contraire, essayer de se distancier de son personnage volontiers qualifié de "fantasque" en fabriquant une sorte d’ "émotion musicale". Mais "Martha" reste "Martha". Sur scène, elle ne triche jamais (même son trac se voit): elle est d’un naturel confondant.  

Martha Argerich au Victoria Hall, à Genève, en 2010. [RTS - Georges CABRERA]

Elle, qui peut tout jouer, se concentre aujourd’hui sur quelques œuvres, toujours les mêmes, le Concerto en sol de Ravel, le Deuxième et le Troisième de Prokofiev, des Rachmaninov à deux pianos avec Nelson Freire, Nelson Goerner ou Daniel Barenboim, des sonates avec Renaud Capuçon… Ce qui est frappant, c’est qu’elle trouve toujours de nouveaux accents, un contrechant à la main gauche qu’on n’a jamais entendu jusque là. C’est qu’il y a dans son toucher une fermeté, quelque chose d’impérieux et d’évident qui n’est qu’à elle, elle est de plein pied avec ces grands nerveux que furent Schumann ou Chopin, comme si elle était en conversation intime avec eux. On voit ses lèvres bouger sans cesse quand elle joue. Que dit-elle? Parle-t-elle à ses mains, si sèches, si dures, mais si tendres quand il le faut?

Comment et pourquoi les pianos sonnent-ils différemment sous ses doigts (on pourrait le dire de tout grand pianiste)? En tout cas, il y a un son Argerich. C’est un grand mystère. Certains disent être dans le secret. Elle travaillerait inlassablement, au plus profond de la nuit, quand tout dort, vers trois ou quatre heures du matin. Allez savoir!

En général, les pianistes deviennent légendaires longtemps après leur mort, Hoffman, Moisewitsch, Godowsky, Cortot… Argerich le fut tout de suite, dès qu’elle eut remporté le Concours de Genève en 1957. On la voit sur les photos de l’époque. La silhouette était nerveuse et l’immense chevelure d’un noir de jais. La bouche déjà boudeuse, elle consentait à poser avec les messieurs du jury. Insolente et libre.

Martha Argerich. [RTS]

Chapitre 2
Une enfant prodige

Martha Argerich est née le 5 juin 1941 à Buenos Aires (Argentine) dans une famille de la classe moyenne, plutôt mélomane et originale. Très jeune, elle montre des dispositions exceptionnelles pour le piano. Pour son père, ce talent doit mûrir naturellement. Ce n'est pas l'avis de sa mère, Juanita, obstinée et volontaire, qui se met dès lors à la recherche d'un professeur.

Martha Argerich débute sans véritable enthousiasme dans la classe de piano de la fondatrice d'une école pour enfants prodiges de Buenos Aires. Quelques années plus tard, elle entre dans la classe d'un nouveau professeur, Vincenzo Scaramuzza, une légende - terrifiante - du piano.

A sept ans déjà, elle donne son premier concert au Teatro San Martín, malgré un trac redoutable. Elle rencontre à cette époque le jeune pianiste (puis chef d'orchestre) Daniel Barenboïm, presque son contemporain, avec qui elle donnera par la suite de nombreux concerts. Tout comme le pianiste brésilien Nelson Freire, autre ami fidèle depuis l'adolescence.

>> A écouter, Martha Argerich et Nelson Freire, l'extravagance à quatre mains :

Martha Argerich au Verbier Festival le 31 juillet 2003. [Keystone - Olivier Maire]Keystone - Olivier Maire
Quai des orfèvres - Publié le 17 janvier 2020

En 1955, Martha déménage à Vienne avec toute sa famille pour étudier avec Friedrich Gulda, un maître du piano dont l'enseignement la marquera durablement. A l'âge de 16 ans, en 1957, malgré ses appréhensions à jouer en public mais par goût de la compétition, elle remporte coup sur coup à quelques jours d'intervalle les premiers prix de deux prestigieux concours: le concours Busoni et celui de Genève (dans la catégorie féminine, le concours distinguant alors hommes et femmes). Elle débute alors avec des grandes tournées de concerts, en Allemagne et en Italie.

Je n'ai pas vu une femme qui joue du piano, mais une artiste qui de l'intérieur se consume pour la musique.

Un journaliste à la fin d'un concert de Martha Argerich en 1959

A la même époque, elle s'établit à Genève, où elle travaille sous la houlette de Madeleine Lipatti, veuve du pianiste Dinu Lipatti. A Vevey, elle fait la connaissance de Clara Haskil, qui lui dit lors de leur première rencontre: "Si j'avais vos possibilités,  je resterais toute la journée au piano".

>> A voir, Martha Argerich et Brigitte Meyer jouent les "Variations sur un thème de Haydn" de Johannes Brahms dans le Foyer du Grand Théâtre de Genève le 14 décembre 1986 :

Martha Argerich et Brigitte Meyer le 14 décembre 1986
Cadences (1984-1991) - Publié le 14 décembre 1986

Pour Martha, Genève est une ville ennuyeuse et peu stimulante. Elle y vivra pourtant de longues années, seule, puis bien plus tard avec ses trois filles, Lyda, fille du chef d'orchestre Robert Chen, Annie, fille de Charles Dutoit et Stéphanie, fille du pianiste et chef d'orchestre Stephen Kovacevic. En tant qu'artiste, son lieu de vie ne revêt pas d'importance particulière. Il lui faut simplement être entourée d'amis et imaginer avec eux de nombreux projets.

Chapitre 3
Une mémoire hors norme

AFP - MARCELLO MENCARINI

Martha Argerich possède une mémoire extraordinaire, qu'elle dissimule pour ne pas passer pour un phénomène de foire. Très jeune, elle reproduit sans peine des motifs joués au piano puis apprend des concertos entiers en très peu de temps.

>> En 1973, au micro d'Henri Jaton pour la Radio Suisse Romande, Martha Argerich se livre à propos de sa carrière :

Martha Argerich. [RTS]RTS
Emission sans nom - Publié le 18 septembre 1973

Elle joue son répertoire par coeur et ne connaît pas les trous de mémoire. Mais le plus étonnant est qu'il lui suffit de lire une fois la partition pour la connaître, révèle Olivier Bellamy dans sa biographie de l'artiste parue chez Buchet-Chastel. Son plaisir est de jouer, et non de "rejouer". Contrairement à la plupart des solistes, qui entraînent inlassablement leurs pièces de concert pour les maîtriser sur le bout des doigts, Martha Argerich possède des capacités qui lui permettent de travailler moins pour un résultat techniquement impeccable et d'une sensibilité extrême.

"Elle n'est pas structurée comme nous et se donne beaucoup de mal pour encadrer le plus fabuleux des instincts musicaux", dit d'elle le chef suisse Charles Dutoit, qui fut son époux pendant cinq ans, de 1969 à 1974. En 1972, un reportage de la Télévision Suisse romande les montre dans leur maison de Jouxtens (VD). Charles Dutoit résume les choses ainsi: "Elle a des facilités colossales....mais elle est un tout petit peu paresseuse. Elle aime vivre, elle s'intéresse à d'autres choses et elle n'est pas une fanatique de la carrière de concertiste. Tout cela, mêlé à une sorte de frustration d'un enfant prodige, fait qu'il y a un espèce de problème entre son devoir de concertiste internationale et son envie réelle de le faire".

>> A voir, Martha Argerich et Charles Dutoit en 1972 dans "Plateau libre" :

Martha Argerich et Charles Dutoit, la complicité en 1962. [RTS]
Plateau libre - Publié le 22 mai 1972

Farouchement libre et indépendante, Martha Argerich a connu de longues périodes pendant lesquelles elle ne touchait plus un piano. Elle a rapidement décidé de ne plus signer de contrat d'engagement, afin de garder la liberté d'annuler le concert au dernier moment.

Chapitre 4
Ce toucher ensorcelant

AFP - Fred Toulet

Les doigts courent sur le clavier; les poignets vibrent comme des piles électriques. La technique de Martha Argerich repose sur une souplesse extraordinaire, une élasticité qui lui permet de dessiner des phrases d’un galbe étonnant.

Doigts de feu, doigts d’amour: au détour d’une phrase, ce toucher libère un moelleux sublime. Et avec les années, elle peaufine toujours plus son nuancier.

>> A découvrir, un concert du 5 janvier 1975 tiré des archives de la RTS. Lors de la Journée des Nations Unies, Martha Argerich et l'Orchestre de la Suisse romande placés sous la direction de Charles Dutoit interprètent le "Concerto pour piano No 1" de Piotr Ilitch Tchaikovski :

Martha Argerich et Charles Dutoit dans le Concerto n°1 de Tchaikovski le 5 janvier 1975
Concerts O.S.R. - Publié le 5 janvier 1975

Chapitre 5
Un trac légendaire

Keystone - ROBERT GHEMENT

Martha Argerich, c’est d’abord une présence rayonnante sur scène. Sa nervosité avant d’entrer sur scène est légendaire. Pour conjurer ses vieux démons, elle fait mine d’être relax et s’avance d’un pas chaloupé vers le piano. Puis, elle s’assied à l’instrument, règle éventuellement en deux-trois mouvements la hauteur du siège, et jette négligemment un mouchoir chiffonné sur le rebord du piano.

>> A voir, Martha Argerich and Friends: l'Orchestre de Chambre de Lausanne, sous la direction Bertrand de Billy, interprète "5 Concertos pour claviers et orchestre" de Jean-Sébastien Bach. :

Martha Argerich and Friends (2ème partie)
Divers - Publié le 19 juillet 2014

Soudain, c’est parti: elle se concentre dans l’introduction orchestrale quand elle joue un concerto, tapotant nerveusement des doigts juste avant son entrée pianistique.

Chapitre 6
Entre rigueur et liberté

RTS - Klaus Rudolph

On lui a trouvé des excès, des contrastes d’humeur et de "tempi" par ailleurs très excitants. Quand elle est nerveuse, elle devance l’orchestre et précipite certains traits. Mais l’impétuosité n’a jamais faibli. Elle remet sur le métier des œuvres qu’elle a fréquentées depuis des décennies sans se complaire dans des formules toutes faites. A chaque fois c’est nouveau et, pourtant, ça reste toujours elle; il y a une signature Argerich, sur la brèche entre rigueur et liberté. 

>> A voir, en 2015, 50 ans après avoir donné leur premier concert ensemble, la pianiste Martha Argerich et le chef Charles Dutoit se retrouvent avec la même formation, l'Orchestre de Chambre de Lausanne. Si la préparation de ce concert anniversaire ranime des souvenirs, la passion pour la musique est plus forte que la nostalgie :

50 bougies en sol majeur : Charles Dutoit et Martha Argerich
Chut! - Publié le 27 décembre 2010

Depuis de longues années, elle a renoncé à jouer seule sur scène – ou alors de manière très rare. Elle aime s’entourer d’amis, partager les joies du duo, de la musique de chambre, tour à tour meneuse et suiveuse. En 2001, elle crée le "Progetto Martha Argerich" à Lugano, une grande fête de la musique où elle réunit ses amis de longue date et de jeunes talents.

>> A voir, un reportage au Progetto Martha Argerich en 2007, avec le jeune Renaud Capuçon :

Lugano: la mythique pianiste argentine Martha Argerich révèle de jeunes solistes talentueux
12h45 - Publié le 19 juin 2007

A presque 80 ans, elle interprète aujourd'hui un nombre restreint de concertos, toujours les mêmes, des œuvres qu’elle a mises en doigts depuis la fin des années soixante. Elle a enregistré le 3e Concerto de Beethoven, sous la direction de Claudio Abbado (un CD Deutsche Grammophon), mais elle s’estime incapable de traduire la grâce céleste et mystique du 4e Concerto, délaissant les assauts impériaux du 5e Concerto dit L’Empereur. Elle en reste aux Concertos 1 et 2, plus juvéniles, plus primesautiers.

Chapitre 7
Un délicatesse impalpable

RTS

Son jeu s’est arrondi avec les ans, d’une délicatesse impalpable dans certains passages, comme murmurés du bout des doigts: au tempérament fantasque, extraverti de la tigresse, répond aujourd’hui une voix secrète, d’une grande qualité d’introspection. Toujours à l’écoute de ses partenaires en musique de chambre, elle mène le jeu mais sait aussi leur tisser un écrin très mobile.

Sa réputation de "plus grande pianiste vivante" l’a davantage paralysée que libérée. Sans cesse, elle a dû surmonter son trac pour ne pas tomber du piédestal. Sa haute exigence nous prive d’un répertoire solo plus large qu’elle serait parfaitement à même de nous livrer.

Mais il lui arrive de faire des exceptions, et Martha a fait un beau cadeau récemment aux internautes. Elle a accepté de livrer pour les caméras du net une interprétation de la Sonate pour piano Nr. 3 en si mineur Op. 58 de Chopin enregistrée à la Laeiszhalle de Hambourg.

On y voit l’artiste dompter les écueils et surfer à travers les grandes mélopées avec un art souverain du phrasé. C’est comme un retour aux sources, elle qui avait enregistré cette œuvre en 1967. Rien que l’essentiel, les forces antagonistes de Chopin dominées sans effet ostentatoire. La jeunesse et la force de l’âge.

Chapitre 8
En coulisses

AFP - CHRIS KLEPONIS

Animateur et producteur sur RTS-Espace 2, Charles Sigel a présenté durant de nombreuses années les concerts du Festival de Verbier. Dans les coulisses, et ailleurs, il a côtoyé la pianiste à de nombreuses reprises. Il livre ici quelques souvenirs:

"Argerich!

C’est à Verbier que je l’aie vue, de loin et assez souvent de près.

En général, on dit Argerich tout court. "Est-ce qu’Argerich sera là?" Ou alors, si on veut se hausser du col, on dira "J’étais hier à un dîner. Il y avait Martha".

On la voit passer, pas très grande, le plus souvent un peu boudeuse, avec de grands sacs, genre cabas. On se retourne sur son passage, enfouie dans la masse de ses cheveux, désormais plus sel que poivre.

Je la revois à une répétition d’Evgueny Kissin. Un concerto de Beethoven, le premier ou le second. Et l’embarquant à la fin. "Viens un peu là, mon petit, il y a deux ou trois choses qu’il faut que je t’explique…"

Je la revois pendant la grande panne d’électricité, il y a quelques années. Yuja Wang interrompue en plein Troisième Concerto de Prokofiev. Tout le monde se retrouve en coulisses. On attend dans la pénombre, à la lumière verdâtre des lampes de secours. Charles Dutoit, qui dirigeait, patiente comme tout le monde. On va reprendre, mais quand? Argerich à Dutoit: "Mais enfin, tu ne vas pas faire recommencer la petite depuis le début. Avec la cadence? Tu te rends compte?" La petite, dans sa robe rouge cousue sur elle, était vautrée sur le grand canapé, rouge aussi, à l’autre bout de la coulisse et tapotait sur son iPhone en attendant que ça se passe. Finalement, on reprit depuis le début."

La pianiste Martha Argerich en répétition avec l'Orchestre du Verbier Festival, 2007. [Keystone - Matt Sayles]

"Le Premier Concerto de Tchaikovsky. Argerich et Dutoit. Ils l’ont beaucoup joué ensemble, jadis et naguère. Elle prend un train d’enfer. Dutoit essaie de calmer le jeu pour éviter une catastrophe. Elle ne veut rien savoir. A un moment, d’un coup de menton, elle fait signe aux violoncelles, qui sont dans sa ligne de mire, de démarrer. Les violoncelles ne bronchent pas et attendent le signe du chef. A la fin, elle salue de mauvaise humeur. Le public en délire réclame un bis. Au bout de trois ou quatre rappels, toujours pas de bis.

Finalement, Dutoit la prend par la main et la pose sur le tabouret. Impossible de reculer. Elle consent à jouer le prélude des "Scènes d’enfants" de Schumann. Quarante-cinq secondes maximum! Et elle sort, visiblement furieuse. Dutoit: "Un tempo pareil! Elle ne se rend pas compte! C’est pas Cleveland que j’ai devant moi!"

>> A voir, le concert de Martha Argerich et Charles Dutoit au Festival de Verbier en 2014 :

Diffusé en léger différé, ce concert événementiel réunit Martha Argerich et Charles Dutoit. Cinquante-quatre ans de complicité musicale !  Le duo mythique que forment la pianiste et celui qui fut son mari pendant cinq ans se produit régulièrement sur les plus grandes scènes pour le plus grand bonheur des mélomanes. Dans ce festival qui leur est familier, les deux artistes vont magnifier le Concerto No1 de Tchaïkovsky, chef d’œuvre que Martha Argerich a marqué de son empreinte. Charles Dutoit dirigera le Verbier Festival Orchestrea. Au programme également, la Rapsodie espagnole de Ravel et la Symphonie no1 de Brahms. [Nicolas Brodard / Verbier Festival]
Divers - Publié le 18 juillet 2014

"Un soir de direct, je suis dans la coulisse avec mon micro. Avec moi, ma collègue Françoise D. de Radio Canada qui fait du faux-direct (elle enregistre sa présentation pour une diffusion ultérieure), nous "meublons" en attendant le début du concert. Argerich, qui jouera un concerto tout à l’heure, sort de sa loge avec dans chaque main une chasuble sur un cintre.

Le chef Charles Dutoit au micro de Charles Sigel. [RTS - Géraldine Ulrich]

"Elle avise Françoise, vient vers elle: "Je mets laquelle à votre avis?" Ce sont deux chasubles en mousseline noire avec des points argentés, à porter sur sa robe noire, assez semblables. "Plutôt celle-ci", dit Françoise, pour dire quelque chose. "Oui, je crois aussi", dit Argerich. Et elle repart dans sa loge. Françoise enchantée… "Mon micro était ouvert, c’est dans la boîte!". Un peu plus tard, on verra Argerich sortir de sa loge (où on l’aura entendu s’échauffer sur le petit piano électrique), avec l’autre chasuble. Evidemment.

"Un autre soir, Argerich donne un concert en solo sur l’immense scène des Combins. Le fait est rarissime. Elle est terriblement traqueuse. Elle ne joue plus qu’en musique de chambre, souvent à deux pianos, ou avec orchestre. Ce soir-là, elle donnera notamment une version d’anthologie de la deuxième partita de Bach. Elle est en coulisses, prête à entrer en scène. A l’évidence, elle fait tout pour retarder ce moment. A côté d’elle, Annie, sa fille. "Fais-un bisou à ta maman…" Bisou. Elle monte les quatre marches qui mènent au plateau. Elle se concentre derrière le rideau. Un temps. Elle redescend les marches. "Encore un bisou". Et enfin elle y va.

Il y a ses saluts que j’aime beaucoup aussi. Elle se casse en deux, une fois, deux fois, puis elle sort en coulisses en causant avec ses partenaires, j’imagine en commentant ce qui s’est passé. Elle ressort, toujours en causant, se re-casse en deux. La masse de cheveux voltige. Tout le cérémonial, elle s’y prête puisqu’il le faut, mais le moment qui compte, le seul, est passé."

Les pianistes Martha Argerich et Lilya Zilberstein au Festival de Lugano en 2010. [Fred Toulet/Leemage]