Haïti, l'île enchantée

Grand Format Reportage

RTS - Georges Harry Rouzier

Introduction

Il y a dix ans, dans la nuit qui recouvrait Haïti après le séisme du 12 janvier 2010, des chants se sont élevés de tous les coins du pays. Dans cette île profondément mélomane, la musique est davantage qu'un divertissement. Elle porte une histoire, une politique, une sédition, un souffle. Reportage à Port-au-Prince.

Chapitre 1
La rue, à tambours battants

RTS - Georges Harry Rouzier

Pendant trois mois, en 2019, Haïti a été littéralement bloqué par des manifestations qui exigeaient le départ du président Jovenel Moïse mais aussi que des comptes soient rendus par des politiques, qui ont non seulement échoué dans leur tâche mais ont aussi allégrement pillé les caisses de l'État. Sur les barricades, dans les défilés denses qui structuraient Port-au-Prince, des mélodies surgissaient, des rythmes compulsifs, comme si les slogans forcément devaient ici être chantés.

Un soir de décembre, dans un club situé sur les hauteurs de la capitale - le Jojo -,  des gardes en kaki armés de fusils d'assaut fouillent ceux qui viennent écouter le concert. Sur la scène, une sorte de chanteur de bal, le crâne rasé, distille sur un clavier électronique des reprises lasses de classiques de la chanson française et américaine. Il s'appelle Michel Martelly, il a été président de son pays jusqu'en 2016 et il joue désormais tous les mercredis pour l'élite économique haïtienne et quelques ministres actuels.

Cette vision, celle d'un ancien chef d'État dont le nom est impliqué dans le scandale de corruption Petrocaribe et qui continue d'animer sans encombre les nuits de la capitale, est une métaphore de ce pays à l'aube de 2020. Martelly parle du système qu'il a affronté comme s'il n'était lui-même pas l'incarnation de ce système: "Vous savez, le peuple m'a élu parce que j'étais un vagabond. Ils avaient déjà essayé les gens en cravate et ça n'a pas marché. Moi je montre mon cul sur scène pour faire de l'argent mais en politique, je suis sérieux".

>> A écouter: le reportage en Haïti d'Arnaud Robert dans Paradiso (1/5) :

Michel Martelly, ancien président haïtien et artiste. [RTS - Arnaud Robert]RTS - Arnaud Robert
Paradiso - Publié le 6 janvier 2020

Chapitre 2
La belle époque de Papa et de Baby

RTS - Georges Harry Rouzier

Le pays va si mal à bien des égards, la reconstruction du pays piétine à tel point et la transition politique qui s'étend depuis la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986 semble se prolonger sans dénouement visible, que beaucoup regrettent le bon temps de la dictature. Ainsi des nombreux jeunes qui n'ont connu le régime de Papa et de Baby Doc que par les photographies des rues propres et le récit ému que leurs parents en ont fait. Mais aussi quelques personnes qui l'ont vécue.

Sur la station RFM de Port-au-Prince, des amateurs de musique se retrouvent chaque dimanche pour diffuser des morceaux de bravoure de la musique haïtienne, l'âge d'or des années 1950 à 1980, et deviser sur le temps qui passe. L'émission s’appelle "La Belle Époque". Tony Lamothe en est l'animateur vedette, il est une sorte de "Shazam" vivant de l'ancienne musique haïtienne et il connaît par leur prénom tous les membres des petits orchestres (on dit ici les mini-jazz) créés sous Jean-Claude Duvalier: Les Difficiles de Pétion-Ville, les Vikings de Delmas, Les Babilleurs de Sinsin, Les Charmeurs du Cap, Les Fantaisistes de Carrefour, les Gypsies de Pétion-Ville, Les Invincibles de Jacmel, Les Formidables de Saint-Marc et mille autres.

Pochette d'un des disques publiés par le musicien haïtien Robert Martino sous le nom de son ancien groupe Top Vice. [RTS - DR]
Pochette d'un des disques publiés par le musicien haïtien Robert Martino sous le nom de son ancien groupe Top Vice. [RTS - DR]

Dans toutes les villes du pays, dans presque toutes les rues de Port-au-Prince, on ne comptait plus les groupes ni les clubs qui fomentaient leur propre mélange de compas (le rythme moderne haïtien né sous les doigts agiles de Nemours Jean-Baptiste au milieu des années 1950), mais aussi de musique cubaine, de rock'n'roll, d'inspiration yéyé et de vaudou. "Les rues étaient calmes, il n'y avait pas d'insécurité, le pays était beau, je me promenais avec mes parents sur le bord de mer en mangeant des glaces. Aujourd'hui le lieu est impraticable. Tout était mieux avant!", s'exclame Tony Lamothe.

S'il est évident que, du point de vue musical, les années Duvalier regorgent de trésors, certains comprennent mal la nostalgie qui tenaille la société haïtienne. "On devait éviter presque tous les sujets", explique le guitariste des Difficiles, Robert Martino: "J'ai écrit un morceau qui disait simplement qu'on avait besoin de courage. Cela a été considéré comme beaucoup trop politique. On avait le droit de chanter seulement l'amour, les petits oiseaux et les cocotiers!"

>> A écouter: le reportage en Haïti d'Arnaud Robert dans Paradiso (2/5) :

Le guitariste haïtien Robert Martino, membre des Difficiles et avant de Top Vice. [RTS - Georges Harry Rouzier]RTS - Georges Harry Rouzier
Paradiso - Publié le 7 janvier 2020

Chapitre 3
Le chant du séisme

RTS - Georges Harry Rouzier

On se retrouve dans une voiture, une nuit de fin décembre, avec une des aristocrates des nuits haïtiennes. DJ Queen a une vingtaine d'années, près de 500'000 abonnés à son compte Instagram et pas une soirée de libre dans les mois à venir. Elle se souvient très précisément de la nuit du 12 janvier 2010; la terre avait tremblé à 16h53, au moment où le soleil allait se coucher. "Nous avons commencé à chanter, nous étions à terre sur des bâches, où nous pouvions, et nous chantions: "il faut tirer celui-là des décombres". C'était beau, étrangement, cette communion".

Une musique est née du séisme. De cette prière collective, "sous les décombres", "Anba Dekomb", un autre DJ haïtien, TonyMix, a fait un remix qui d'une certaine manière est devenu l'hymne officieux non seulement du séisme mais de cette génération. Cette musique électronique, façonnée à partir des rythmes afro-caraïbes, porte un nom: le raboday. Un de ses animateurs les plus doués porte le surnom de L'Africain.

Lui a vécu pendant trois ans dans un camp de déplacés, à Pétion-Ville. "On faisait de la musique, forcément, pour se donner du courage. Et puis on priait beaucoup, il faut se souvenir qu'à cette époque, tout le monde respectait l'évangile. Le raboday, c'est la musique du peuple, elle ne cache rien, elle ne rend pas les choses jolies, elle est juste honnête". Alors que les clubs étaient impraticables, que les orchestres n'avaient pas repris la scène, ces sound systems improvisés ont commencé à pulluler dans la capitale, on les appelle des "Atèplat", des concerts à même la terre.

Aujourd'hui, dans les faubourgs altiers de Port-au-Prince, certains se pincent le nez devant le raboday, cette musique des masses, des vulgaires, des va-nu-pieds. Elle est la musique de ceux qui n'arrêtent jamais de vivre, même lorsque tout est à terre.

>> A écouter: le reportage en Haïti d'Arnaud Robert dans Paradiso (3/5) :

Les soirées raboday à Port-au-Prince en Haïti sont aussi l'occasion de sortir sa plus belle bécane. [RTS - Georges Harry Rouzier]RTS - Georges Harry Rouzier
Paradiso - Publié le 8 janvier 2020

Chapitre 4
La bataille de Dieu

RTS - Georges Harry Rouzier

C'est un énorme terrain vague simplement recouvert d'un toit de tôle, on a disposé des bancs à terre, des écrans géants, un groupe chante sur scène le nom de Jésus et le pasteur exige des donations contre de l'eau bénite. Plusieurs milliers de fidèles se précipitent plusieurs fois par semaine dans l'Église Shalom et quand ils n'y sont pas, ils regardent ses programmes sur Radio ou sur Télé Shalom. Symbole de la croissance exponentielle du courant évangélique en Haïti, les cérémonies de Shalom ressemblent à des concerts géants adressés à ceux qui n'ont pas les moyens d'aller au concert.

Directement après le séisme du 12 janvier 2010, les fidèles sont sortis pour des prières collectives qui ont parfois débordé vers une attaque frontale du vaudou. Comme si c'était la pratique de la religion afro-caraïbe qui était responsable du glissement des plaques tectoniques; plus encore, des missionnaires américains ont commencé à défendre l'idée que la guerre d'indépendance haïtienne elle-même avait été remportée grâce à un pacte que les pratiquants du vaudou auraient signé avec Satan.

Une cérémonie vaudou en Haïti, en décembre 2019. [RTS - Georges Harry Rouzier]
Une cérémonie vaudou en Haïti, en décembre 2019. [RTS - Georges Harry Rouzier]

Ce déni identitaire et ce conflit culturel se traduisent aussi dans les imaginaires musicaux. Parallèlement, il existe en Haïti des concours de musique évangélique mais aussi un courant de musique "racine" qui utilise le patrimoine et les rythmes du vaudou comme fondation. "Où était leur Jésus pendant notre guerre d'indépendance? C'est Jean-Jacques Dessalines, le père de la nation qui est mon libérateur. Le problème, c'est que ce sont les pères, après la colonie, qui ont pris en charge notre éducation et nous restons endoctrinés". C'est Zikiki qui parle, un chanteur dont la voix de stentor rappelle celle des prêtres du vaudou.

"La seule religion que je connaisse", confirme Edel, la fondatrice du groupe Chouk Bwa Libète, "c'est le vaudou. Il n'y avait pas d'église dans les bateaux négriers".

>> A écouter: le reportage en Haïti d'Arnaud Robert dans Paradiso (4/5) :

Une cérémonie de Shalom, Symbole de la croissance exponentielle du courant évangélique en Haïti, qui ressemble à un concert géant. [RTS - Georges Harry Rouzier]RTS - Georges Harry Rouzier
Paradiso - Publié le 9 janvier 2020

Chapitre 5
Un apartheid?

RTS - Georges Harry Rouzier

C'est le tabou que la société haïtienne ne parvient pas à affronter: l'éternelle reproduction des classes sociales liées à la couleur de peau. Il suffit de se retrouver une après-midi dans la fête immense de l'hôtel Caribe, la Noche Buena, pour constater que ceux qui peuvent se payer l'entrée à ce genre d'événements constituent non seulement une classe sociale mais aussi raciale: les mulâtres.

>> A écouter: le reportage en Haïti d'Arnaud Robert dans Paradiso (5/5) :

Soirée rap et trapp dans la commune de Delmas, à Port-au-Prince en Haïti, en décembre 2019. Le public y est souvent très jeune. [RTS - Georges Harry Rouzier]RTS - Georges Harry Rouzier
Paradiso - Publié le 10 janvier 2020

En musique, cette division est aussi opérante. Beaucoup de groupes haïtiens, depuis les années 1960, sont composés majoritairement de mulâtres et aujourd'hui encore, les groupes de compas les plus fameux comme T-Vice, sont particulièrement clairs de peau. Ainsi, avant un concert, le chanteur Roberto Martino (fils du guitariste Robert Martino) qui vit à Miami semble incommodé par la question et donne comme explication plausible que "ce sont essentiellement les jeunes de Pétion-Ville, donc des quartiers chics, qui aiment le compas".

Il existe en Haïti une géographie sociale des musiques. Tandis que le raboday et la trap sont la musique des jeunesses populaires, des quartiers de Carrefour ou Cité Soleil, le compas est l'empire des plus fortunés sur les contreforts. Mais rien n'est simple en Haïti. Même si l'incroyable endogamie des élites économiques permet d’envisager la question sous l'angle d'un apartheid social, des groupes comme T-Vice sont extrêmement populaires partout et ont fait leur réputation en parcourant les soirées champêtres, très loin du luxe de Pétion-Ville.

Le fait demeure: depuis sa révolution d'indépendance héroïque, Haïti reste animé par des tensions identitaires, raciales, sociales que les refrains et les chansons continuent de porter.

>> A écouter: une heure de déambulation musicale le 31 décembre dans Port-au-Prince en Haïti par Arnaud Robert dans Paradiso :

Scène de Nouvel-An en Haïti, à Port-au-Prince, le 31 décembre 2019. [RTS - Georges Harry Rouzier]RTS - Georges Harry Rouzier
Paradiso - Publié le 12 janvier 2020
Le chanteur Roberto Martino, T-Vice, qui vit à Miami lors d'un concert à Port-au-Prince en Haïti, en décembre 2019. [RTS - Georges Harry Rouzier]
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