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Lucile Novat relit "Le Petit chaperon rouge" dans "De grandes dents", un essai brillant

Lucile Novat. [DR - Charlotte Krebs]
Entretien avec Lucile Novat, autrice de "De grandes dents". / QWERTZ / 31 min. / le 28 novembre 2024
Dans son ouvrage "De grandes dents. Enquête sur un petit malentendu", Lucile Novat relit le conte du "Petit chaperon rouge" de Perrault en débusquant une grand-mère incestueuse. Optant pour un ton de sale gamine savante, elle en tire un essai littéraire libre et brillant, poétique et politique.

On a l’habitude d’y voir un conte d’avertissement: attention petits enfants! Dans les forêts rôdent de dangereux étrangers, hâtez-vous vers la maison de votre mère-grand!

Pourtant, à y regarder de près, le vrai danger qui guette le Petit chaperon rouge est bel et bien dans la maison. Il s’habille en grand-mère et se couche dans un lit de grand-mère. Mais alors, ce danger fatal, ne serait-ce pas précisément une grand-mère prédatrice? Le loup a porté le chapeau…

Partant de cette intuition, Lucile Novat relit le conte, traque les indices, dans la version de Perrault comme des frères Grimm, et aussi dans ses versions orales moins connues. Elle affronte le refoulement qui nous empêche de voir ce qui lui crève désormais les yeux, car le viol des enfants, c’est presque toujours à la maison, par des proches. Elle tire la bobinette, et la chevillette choit.

L’inquiétante étrangeté, ce n’est pas le cri strident de la final girl pourchassée par un psychopathe évadé de l’asile - plutôt la nausée, mutique et sidérée, de l’enfant pris d’un doute.

Extrait de "De grandes dents" de Lucile Novat

Chez les psychanalystes

Sur un ton de gamine insolente et érudite, un peu pop, un peu punk, l’autrice part du côté de chez Freud, qu’elle admire pour ce qu’il a courageusement vu avant qu’il ne choisisse de refermer les yeux: la banalité de l’inceste sur les petites filles. Elle relit "Psychanalyse des contes de fées" de Bruno Bettelheim: consentant, le Petit chaperon rouge?

Un tel rejet de la culpabilité sur l’enfant la conduit chez Nabokov. Comment est-il possible qu’on ait fait du nom de Lolita, enfant abusée, le synonyme d'"aguicheuse"? Elle convoque Virginia Woolf, David Lynch, des séries télé. Tente des interprétations audacieuses, discutables même. Elle le sait, elle le dit. La littérature, c’est aussi cela: la liberté d’interpréter par libre association si on en a envie. Un texte peut avoir plus d’un sens, révéler plus d’une vérité. En attendant, ce qu’elle dit percute.

Tournure politique

La voici qui s’engage dans le réel. Elle traverse l’affaire Dutroux, l’affaire d’Outreau. On a retenu que des enfants avaient menti en accusant des innocents, mais qui se souvient que ces enfants, avant cela, avaient bel et bien été violés d’innombrables fois par d’autres adultes? Le texte devient politique.

Lucile Novat accuse Emmanuel Macron et Gabriel Attal d’avoir distrait l’opinion en mettant en avant la violence exercée par les jeunes, plutôt que la violence exercée sur les jeunes par des adultes. Une violence dont l’ampleur venait d’être révélée par les travaux majeurs de la CIIVISE (Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants). Les grandes et les petites dents grincent. L’humour noir tourne au cynisme provocateur. Tout cela dit la tendresse de Lucile Novat envers les enfants, en latin, "infans", celui qui ne parle pas. Ou alors, celui qu’on n’écoute pas?

Sa mémoire était dans un coffre-fort; lorsqu’elle est tombée enceinte, le loquet a sauté, révélant le souvenir refoulé; elle hésite: est-ce qu’elle le sort pour l’ausculter à la lumière du jour, ou est-ce qu’elle essaie de refermer le coffre? (…) Le 'doute' c’est ce coffre entrouvert avec le passé qui dépasse (…)

Extrait de "De grandes dents" de Lucile Novat

Et puis, un trait de génie: la forme que trouve l’autrice pour raconter l’histoire de sa mère, qu’elle croit avoir été abusée. On la découvre… dans les notes de bas de page! On y suit le combat de sa mère contre sa propre mémoire ou sa propre amnésie. Et aussi ce qu’elle a légué à sa fille: les histoires qui la passionnaient (en tête, Oedipe et la chienne Laïka), les films (d’horreur). Tout cela s’écrit ainsi en plus petit. Dans l’ombre du Petit chaperon rouge, du loup, et de cette mère-grand qui eût pu tout aussi bien être un père-grand. Ou un beau-père.

Un conte dont vous êtes le Perrault

Tu croyais que c’était fini? Voici que l’essai se termine, et que Lucile Novat t’embarque aussitôt dans un second texte. Ça s’appelle "Barbie-Bleue, un conte dont vous êtes le Perrault".

Nouveau trait de génie. Le texte fonctionne comme les "livres dont vous êtes le héros", ces livres-jeux qui faisaient fureur dans les années 1980. On y proposait aux lectrices et lecteurs de se mettre dans la peau d’un personnage. A la fin de chaque paragraphe, on décidait de ce qu’on choisissait de faire, et selon ce choix on était invité à se rendre à un paragraphe spécifique. On cherchait le bon chemin pour sortir victorieux, ou simplement vivant, de l’aventure.

Ici, vous êtes une jeune fille. Vous cherchez à vous tirer d’affaire dans le labyrinthe des contes de l’inceste, du viol, du féminicide: "Peau d’âne", "Le Petit chaperon rouge", "Barbe-Bleue", en des versions entremêlées et modernisées. Allez-vous trouver la sortie? C’est hilarant, terrible, jouissif, comme un bon film d’horreur.

Francesco Biamonte/mh

Lucile Novat, "De grandes dents. Enquête sur un petit malentendu", Ed. Zones, août 2024.

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