Arnaques et lutte des classes dans "Harlem Shuffle" de Colson Whitehead
New-Yorkais pur fruit, journaliste passé par The Village Voice, Salon et le New York Times, Colson Whitehead a publié huit romans dont la variété ne cesse de fasciner ses aficionados. Roman d’apprentissage, de zombie, thriller philosophique, satire, aucun genre n’échappe à ce joueur de poker vif et brillant qui voit ses deux derniers livres adaptés en série ("Underground Railroad") et bientôt au cinéma ("Nickel Boys").
Un hommage aux maîtres du polar
Cette fois, Colson Whitehead s’attaque au polar avec "Harlem Shuffle". Il nous raconte les conséquences du braquage d’un hôtel de luxe de Harlem, le Theresa, sur la vie de Ray Carnes. En apparence respectable, ce vendeur de meubles et d’électroménager aux origines très modestes est aussi receleur. Il fait affaire avec la pègre afro-américaine tout en essayant de s’élever socialement dans un Harlem bourgeois, qui le trouve trop noir.
Situé dans les années 1960, ce roman rend hommage aux maîtres du polar (Chester Himes et Donald Westlake), mais trouve son inspiration dans les films de braquage. Ainsi "Ocean’s Eleven" que l’auteur aime beaucoup: "Je voulais le louer et je me suis dit que je pourrais écrire un livre de braquage, de la même manière que je me suis autorisé à écrire un livre avec des zombies. Comme tout le monde, j’aime différents types d’histoires. Et ça c’est la partie marrante de mon boulot: écrire dans des genres que j’aime".
Colson Whitehead avoue un penchant pour les films des années 1950-60: "Ultime razzia" de Stanley Kubrick, "Asphalt Jungle" ou les films de Jean-Pierre Melville: "Le cercle rouge", "Le deuxième souffle", "Bob le flambeur". Un parfum d’époque que l’on retrouve dans "Harlem Shuffle".
Un Harlem incroyablement corrompu
Les questions sociales, la lutte des classes, sont une part centrale de ce roman qui nous dévoile un Harlem incroyablement corrompu, une ville dans laquelle il vaut mieux être le plus clair de peau si l’on veut intégrer la bourgeoisie noire et le fameux "Club Dumas", clin d’œil à l’auteur français Alexandre Dumas, métis et symbole de la réussite absolue. Ray Carney tente à tout prix d’en faire partie et se heurte à une ségrégation communautaire, lui que l’on juge trop noir de peau. Il est obsédé par sa réussite sociale alors que sa femme Elisabeth, plus claire, issue de la bourgeoisie, verse dans la lutte pour les droits civiques.
Colson Whitehead précise les contours de ses personnages: "Si vous grandissez dans la pauvreté vous n’avez aucune idée de ce que sont le confort et le succès. Si vous grandissez dans le confort, vous n’avez aucune idée de ce qu’il faut sacrifier pour y arriver dans cette société. Les gens sont surpris que les criminels du livre ne suivent pas les discours de Martin Luther King ou de Malcolm X. Mais il y a des gens qui se soucient de politique et d’autres qui n’en ont rien à faire. Des gens qui travaillent 14 à 16 heures par jour et qui n’ont pas le luxe de penser à une meilleure vie."
En quelques centaines de pages menées à un rythme d’enfer, avec ses personnages peu recommandables, mais inoubliables, "Harlem Shuffle" nous dévoile un monde inédit d’une richesse et d’une complexité rares, farci d’inventions et de faits réels inouïs.
Un deuxième prix Pulitzer
Quant à la question de savoir comment il a reçu la nouvelle de son deuxième prix Pulitzer, Colson Whitehead se met à rire: "J’allais chez mon docteur pour savoir si j’avais eu le Covid, si j’avais des anticorps. Je n’imaginais pas le recevoir une deuxième fois donc je n’y prêtais pas attention. Je sortais du cabinet de mon médecin avec mon masque sur la figure et mon téléphone a explosé. J’ai ri comme un idiot pendant une demi-heure tellement c’était dingue! Le soir on a commandé des sushis et le lendemain, j’étais de nouveau au travail".
Pierre Philippe Cadert/aq
Colson Whitehead, "Harlem Shuffle", éditions Albin Michel.