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"Boris, 1985", Douna Loup sur les traces d’un fantôme familial

La romancière franco-suisse Douna Loup. [Editions Zoé - Roman Lusser]
Entretien avec Douna Loup, autrice de "Boris, 1985", ed. Zoé. / QWERTZ / 31 min. / le 24 janvier 2023
Avec "Boris, 1985", la romancière franco-suisse Douna Loup livre un récit à la première personne, enquête intime sur le destin tragique de son grand-oncle, mathématicien virtuose et randonneur invétéré, disparu au Chili dans des circonstances troubles.

La couverture nous le fait apparaître hirsute et mal rasé, dans des tons sable évoquant les portraits du baroque flamand. Saint ou martyr, homme des bois au sourire timide, Boris Weisfeiler nous regarde de biais. Une apparition, un fantôme à l’humanité flagrante.

Longtemps, le destin de cet homme a fait partie du "paysage familial", toile de fond jalonnée de photographies jaunies. Pour Douna Loup, sa petite-nièce, il est un oncle d’Amérique au parfum de légende, figure sublime et tragique dont la vie et la mort constituent le meilleur des romans d’aventures. Mais comment saisir le récit de cette vie quand la vérité se dérobe?

Pour moi, la résolution de ce récit était d’accepter l’incertitude et le mystère. De choisir d’être en paix avec cela, et d’être d’accord d’être allée le plus loin possible, en ayant conscience aussi que je pourrais y passer ma vie.

Douna Loup

Enquête sur une disparition

Avec "Boris, 1985", la romancière franco-suisse mène l’enquête. De Boston à Santiago, de New York à Moscou, Douna Loup part à la rencontre de celles et ceux qui ont connu Boris, cette famille aux racines hongroises, russes et américaines qui cherche, depuis plus de trente ans, à faire la lumière sur sa mystérieuse disparition.

Mathématicien brillant, randonneur invétéré, Boris Weisfeiler a 43 ans lorsqu’on perd sa trace, début janvier 1985, alors qu’il arpente en solitaire la région des Andes chiliennes au plus fort de la dictature de Pinochet. La police conclut à un accident, son corps n’est jamais retrouvé. Très vite, les soupçons se portent sur la Colonia Dignidad. Une secte autarcique fondée par un ancien nazi, Paul Schäfer, qui pratique en toute impunité la pédophilie, l’eugénisme et la torture. En s’approchant un peu trop de cette communauté, Boris aurait pu y être séquestré et éliminé.

Plus de trois décennies après les faits, en dépit de la déclassification des archives de l’enquête, impossible d’obtenir le fin mot sur cette affaire. Les langues sont liées, l’écrivaine avide de récit se heurte au silence coupable des acteurs d’alors.

Boris, j’ai honte parfois de parler de toi que je ne connais pas. Toi qui étais si discret. (...) Tu es passé dans cette vie pour comprendre un peu de sa musique, la traduire en mathématiques, cette musique du vivant, la jouer, sourire à tes amis et tout à coup disparaître pour toujours sans laisser de traces. Laisser une équation sans résolution. Une dissolution.

Douna Loup, "Boris, 1985"

Se fondre dans la nature

Tenir à distance, disparaître sans laisser de traces, c’est aussi l’éthique solitaire de ce grand-oncle victime, dans sa jeunesse russe, de brimades et de persécutions dues à sa judéité. D’une taille imposante, Boris fuyait le contact. On ne lui connaît aucune idylle amoureuse, aucun attachement particulier. Passé maître dans l’art de se fondre dans la nature, cet homme de calculs mesurait ses rencontres. Est-ce alors pur hasard si l’enquête, amorcée par une jambe cassée réduisant la mobilité de son autrice, ne se conclut que sur l’incertitude, la conjecture et la fuite?

Toujours mouvante, insaisissable comme l’eau, l’histoire de Boris a pourtant donné lieu à un livre. Un ensemble fait de multiples fragments, suite composite de récits de voyage, de notations personnelles, de poèmes en prose, d’e-mails ou de documents d'archives. Une arborescence familière dans l’art romanesque de Douna Loup, constamment traversé par des voix plurielles, tenu par ces fils invisibles que tissent, à leur insu, les êtres entre eux, d’une génération à l’autre.

Nicolas Julliard/mh

Douna Loup, "Boris, 1985", ed. Zoé.

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