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"Jouissance" d’Ali Zamir, un roman dont le livre est le héros

L'écrivain Ali Zamir. [Vincent Muller]
Entretien avec Ali Zamir, auteur de "Jouissance" / QWERTZ / 28 min. / le 14 juin 2022
Quatrième roman de l’auteur comorien Ali Zamir, "Jouissance" met en scène un livre sans auteur ni domicile fixe, qui raconte sa vie chahutée à la première personne. Un récit virtuose et jubilatoire, ode aux pouvoirs de la lecture.

Il y a les livres dont le sujet nous parle. Et puis il y a "Jouissance", livre qui nous parle, littéralement, à la première personne du singulier. Du très singulier. Prouesse narrative, ode aux pouvoirs de l’imaginaire romanesque, le roman convie ses lectrices et lecteurs à un étourdissant jeu de pistes sur les traces d’un livre au destin cabossé.

Le livre en question, d’ailleurs, se prétend sans auteur, né de l’éruption spontanée d’un verbe au contact de ses personnages. Mais le subterfuge ne trompe pas: avec ses audaces formelles, sa langue aux mots rares et son imaginaire sensuel, "Jouissance" est bien l'œuvre d’Ali Zamir. Romancier flamboyant dont la virtuosité narrative fait ici feu de tout bois.

Oui, je ne suis et ne serai jamais le pauvre produit d’une imagination, me suis-je bien fait comprendre, nom d’un verbe précocement éjaculé, je ne suis pas une vulgaire création, je ne connais d’ailleurs aucun être humain capable de me créer, ne perdez pas votre temps avec cette chimère…

Tiré de "Jouissance" d'Ali Zamir

Né il y a 35 ans sur l’île d’Anjouan dans l’archipel des Comores, Ali Zamir fréquente assidûment la bibliothèque de l’Alliance Française, dévorant les classiques et les auteurs d’Afrique de l’Ouest. "La littérature m’a sauvé", dit-il… comme beaucoup. Mais pour lui, l’expression n’a rien de galvaudé. Car son rapport viscéral au livre, à la force du verbe et de l’imaginaire se révèle très tôt, dès "Anguille sous roche", premier roman paru en 2016 qui lui vaut le Prix Senghor et la reconnaissance du public.

Une parole fragile

Dans chacun de ses romans, quatre à ce jour, Ali Zamir confie la narration à un personnage au verbe fragile: femme en fin de vie, fillette prise dans les turbulences d’une tempête aérienne ("Mon étincelle", 2017), idiot du village malmené par des brutes ("Dérangé que je suis", 2019), tous font entendre leurs voix orageuses comme en un dernier sursaut. "Jouissance", son nouveau roman, n’y fait pas exception, porté par le "verbe va-nu-pieds" d’un livre semi-clochard, baladé d’une poubelle à une autre au gré des humeurs des humains.

Picaresque et hasardeux, le vagabondage du livre n’en obéit pas moins à une logique supérieure: celle d’une intrigue rigoureuse, qui se construit au fil des péripéties pour aboutir à un climax digne d’un film d’horreur. Au passage, le livre et son "verbe précocement éjaculé" se seront retrouvés au cœur des ébats d’un couple adultère, au sein d’une famille aux secrets abominables, dans les cartons d’un clochard berné ou dans une maisonnette au fond des bois. Autant d’occasions pour Ali Zamir de multiplier les genres romanesques, greffant le discours libertin au roman social, le polar au conte de fées, avec un sens de la théâtralité jubilatoire.

Comme l’a dit Michel Tournier, un livre n’est pas fini s’il n’est pas lu. Et j’ajoute: il ne suffit pas que le lecteur le lise, il faut aussi qu’il ait son mot à dire.

S’adressant à son lecteur comme on réveille un être assoupi, ce roman dont le livre est le héros installe un dialogue insolent avec celle ou celui qui le lit, nous enjoignant régulièrement à l’action, à la participation. Un hommage, encore, à cette relation si singulière entre un livre et ses lecteurs, dont le rôle créatif est ici établi de la plus jouissive des manières.

Nicolas Julliard/aq

Ali Zamir, "Jouissance", ed. Le Tripode.

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