Dostoïevski, l’agitateur de consciences

Grand Format Littérature

Editions Syrthes.

Introduction

Selon le calendrier grégorien adopté en Europe au 16e siècle puis en Russie bolchévique en 1918, c’est le 11 novembre et non le 30 octobre 1821 (calendrier julien) qu’est né Fiodor Dostoïevski. Son bicentenaire permet de (re)découvrir une œuvre monumentale qui a devancé la pensée philosophique et littéraire de la fin du 19e et du début du 20e siècle.

Chapitre 1
L'âme russe

Roger-Viollet via AFP - © Collection Roger-Viollet

Mettre à mort un meurtrier est une punition sans commune mesure avec le crime qu’il a commis.

"L'Idiot", (1868-69)

Grand lecteur de Hugo, Balzac et Dickens, entre autres, Dostoïevski (1821-1881) publie en 1846 un premier roman, "Les pauvres gens" qui connaît un vrai succès. Il se rapproche d’un cercle progressiste qui combat l’absolutisme du tsar Nicolas Ier, mais il n’adhère pas vraiment à un système politique précis.

Arrêté avec ses camarades en avril 1849, il est condamné à mort après des mois de prison et mené le 22 décembre au lieu d’exécution où surgit un cavalier porteur de la grâce accordée par le tsar: odieux simulacre destiné à montrer l’étendue de la clémence impériale. Sa peine est commuée en travaux forcés.

C’est durant ses quatre années au bagne que Dostoïevski développe sa connaissance et son amour du peuple russe, dont la foi simple l’émeut. La contradiction entre les crimes violents commis par certains de ses compagnons et leur repentir sincère fondé sur la conviction d’être pardonnés de Dieu est au cœur des grands romans publiés entre 1866 et 1880: "Crime et châtiment", "L'idiot", "Les frères Karamazov".

>> A découvrir, l'histoire de "Crime et châtiment" racontée par des enfants. :

Vignette crime
RTS en vidéo - Publié le 9 décembre 2016

Selon l’Américain Joseph Frank, auteur d’une imposante biographie ("Dostoïevski, un écrivain dans son temps", Ed des Syrtes), l’empathie du romancier envers son peuple est notamment présente dans "Le joueur". C'est, dit-il, "le commentaire le plus brillant et le plus ambigu de Dostoïevski sur le caractère russe, qui lui a été inspiré par ses propres malheurs à la roulette".

Dostoïevski voit dans la condition humaine un conflit permanent entre désirs individuels et impératifs de l’amour chrétien.

>> A écouter, les 200 ans de la naissance de Dostoïevski :

Dostoïevski peint par Vassili Perov. [Roger-Viollet via AFP - © Collection Roger-Viollet]Roger-Viollet via AFP - © Collection Roger-Viollet
Musique Matin - Publié le 11 novembre 2021

Chapitre 2
Les idées et les sentiments

AFP - Gravure ©Whiteimages/Leemage

A l’heure actuelle, chacun s’efforce de goûter la plénitude de la vie en s’éloignant de ses semblables et en recherchant son bonheur individuel.

"Les frères Karamazov" (1880)

Son travail romanesque n’empêche pas l’écrivain de suivre attentivement l’évolution de son époque. Il l’analyse dans les différentes revues qu’il dirigera avec son frère ou auxquelles il livre ses contributions. En vingt ans, Dostoïevski aura observé deux idéologies agiter l’intelligentsia russe: le socialisme utopique et philanthropique des années 1840, puis celui de l'égoïsme rationnel et le matérialisme des années 1860-70.

Séduit par l’idéal républicain d’abord, clairement occidentaliste dans les années 1840-1850, Dostoïevski remarquera ensuite, lors de ses voyages en Europe occidentale, que la fraternité n’y est guère pratiquée, alors qu’elle s’illustre dans la communauté paysanne russe. À ses yeux, note le spécialiste Joseph Frank, "seul un monde régi par les idéaux sociaux et moraux chrétiens, restés vivants dans la commune paysanne russe, peut éviter le chaos".

De là à voir en Dostoïevksi un slavophile béat, il y a un pas que la lucidité de son regard sur ses semblables et son hostilité au mouvement populiste interdisent de franchir.

Chapitre 3
Le goût des extrêmes

Roger-Viollet via AFP - Collection Roger-Viollet

Qui ne désire pas la mort de son père?

"Les frères Karamazov" (1880)

Les romans de Dostoïevki abondent en dialogues, alors que les personnages souffrent souvent d’une infinie solitude. La chaleur la plus accablante contraste avec le froid le plus mordant. Les manifestations d’amour fou s’opposent aux actes de violence les plus sanguinaires. Les génies côtoient les imbéciles, les nihilistes se heurtent aux plus zélés courtisans, les princes aux démunis, les brigands rencontrent parfois les saints.

Portraits esquissés au crayon par Fedor Dostoïevski. [via AFP - © Collection Roger-Viollet]

Presque tous les personnages de ses romans incarnent des sentiments humains souvent refoulés mais aussi une idéologie extrême. Dans "Les démons", Stavroguine est à la fois un calculateur qui sert ses propres intérêts mais aussi un révolutionnaire qui aspire à un monde plus juste; quant à Ivan Karamazov - dont le désir de tuer son père et sa fameuse phrase "si Dieu n’existe pas, tout est permis" ont marqué les esprits -, il imagine pourtant que l’absence de foi priverait les hommes de la force de poursuivre leur existence terrestre.

Dostoïevski aime la complexité: il ne prend jamais position, il ne guide pas le lecteur en confiant à un narrateur omniscient le soin de l’orienter. Ses héros évoluent au fil du roman, quitte à se contredire, se renier ou partager la révélation qui les a transformés. Par leur humanité, ils donnent une portée universelle à des romans ancrés dans cette fin de 19e siècle tourmentée qu’a connue l’auteur.

Chapitre 4
L'héritage paternel

Leemage via AFP - FineArtImages/Leemage

Mais tomber amoureux ne veut pas dire aimer. On peut être amoureux tout en haïssant.

"Les frères Karamazov" (1880)

L’enfance de Dostoïevski s’est déroulée dans une atmosphère familiale pesante. Le père, médecin autoritaire, irascible et soupçonneux prend soin toutefois de préserver les apparences. Ce climat explique que le futur écrivain cherche à deviner les sentiments refoulés et se consacre à l’exploration de l’âme humaine. C’est du moins ce que suggère Joseph Frank.

Dostoïevski tient-il de son père son tempérament explosif, querelleur? Comme époux, il alterne les scènes de ménage et les déclarations d’amour, selon sa seconde femme, Anna Grigorievna, sa sténographe épousée en février 1867 (il a 46 ans, elle 21): "Fedia m’a dit aussi que, depuis qu’il m’avait épousée, rien ne lui réussissait."

Plus loin, elle note: "Fedia est venu plusieurs fois me trouver en disant tendrement que j’étais sa vie, que j’étais son âme" (Journal 1867, Ed des Syrtes).

Le couple séjourne alors à Genève, où naît leur première fille, morte quelques semaines plus tard, enterrée au cimetière des Rois. Dostoïevski croule sous les dettes de jeu et doit entretenir la veuve et les enfants de son frère qu'il a adoptés. Sa santé est mauvaise et ses crises d’épilepsie - probablement apparues au bagne - se font de plus en plus fréquentes.

Chapitre 5
L'originale rugosité

Roger-Viollet via AFP - Collection Roger-Viollet

Non seulement je n'ai pas su devenir méchant, mais je n'ai rien su devenir du tout: ni méchant ni gentil, ni salaud, ni honnête - ni un héros ni un insecte.

"Les carnets du sous-sol" (1864)

La retraduction par André Markovicz des Œuvres complètes de Dostoïevski chez Actes Sud - hormis ses articles de journaux que le traducteur a écartés en raison de l’antisémitisme qui les imprègne - a révélé au public francophone l’âpreté, voire la grossièreté qui caractérise le style du romancier. Résultat: refus de subventionner cette colossale entreprise de la part du Centre national du livre, revenu en partie sur ses positions, et critiques virulentes de nombreux spécialistes de littérature russe.

Dans une interview au quotidien Le Monde, le 16 mars 2018, André Markowicz revient sur ces douze ans de travail et précise: "Les textes que je traduis n’ont pas été pensés en langue française, donc ils ne doivent pas répondre à des règles d’une langue littéraire française préétablies. La traduction est un exercice d’accueil et d’enrichissement des possibilités de la langue française. On ne peut pas juger un texte traduit en fonction de lois qui ne sont pas les siennes."

Quelle meilleure définition de l’œuvre de Dostoïevski que cette présentation de son métier par le traducteur: "Un exercice d’accueil et d’enrichissement?" L’accueil des multiples opinions, des caractères différents, des idées nouvelles, l’écrivain le pratique autant que l’homme. Quitte à désorienter parfois ses lecteurs. Et c’est bel et bien "enrichis" qu'ils émergent de la lecture de Dostoïevski: parfois épuisés et confus, mais surtout "agrandis".