Portrait de Rainer Maria Rilke (1875-1923), écrivain et poète autrichien - dessin de Ewa KLOS [AFP - Ewa KLOS/Leemage]
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Rainer Maria Rilke, écrivain nomade attiré par le Valais

>> Né le 4 décembre 1875 à Prague et mort d'une leucémie le 30 décembre 1926 à Montreux, le poète Rainer Maria Rilke mena une vie sans domicile fixe, aménageant et déménageant au gré de ses mécènes.

>> Il y a tout juste 100 ans, il posait ses valises au manoir de Muzot, en Valais. Une tour isolée, louée puis achetée par Werner Reinhart, un industriel de Winterthour, pour y installer Rilke.

>> Cet été, QWERTZ rend hommage en quatre épisodes à l'écrivain polyglotte et auteur de "Lettres à un jeune poète". Cette série s'attache surtout à la relation que Rilke entretenait avec les livres, les siens et ceux des autres.

Par Marlène Métrailler.

Rilke et le livre

Objet encombrant mais inspirant

Né à Prague en 1875, René Karl Wilhelm Johann Josef Maria Rilke y passe son enfance et sa jeunesse. Il mène des études d’histoire de l’art, littérature et philosophie entre Prague et Munich.

Dès le milieu des années 90, il entre en écriture, prend son nom de plume Rainer Maria Rilke, en 1897, et, mis à part quelques haltes à Paris, notamment auprès de Rodin dont il fut le secrétaire et le biographe, se lance dans une vie voyageuse de mécène en mécène.

Le sculpteur Auguste Rodin et Rainer Maria Rilke, à Meudon, entre 1905 et 1906. [© Harlingue / Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP]
Le sculpteur Auguste Rodin et Rainer Maria Rilke, à Meudon, entre 1905 et 1906. [© Harlingue / Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP]

Et si le livre est déjà et sera tout au long de sa vie au centre de ses intérêts, ils devront se glisser dans ses malles de déménagement en déménagement.

Rilke était un être ouvert, très attentif. Il était un grand voyageur, un poète nomade, plurilingue, qui n’avait pas un rapport très fort à la propriété, aux objets dont les livres font partie.

Brigitte Duvillard, directrice de la Fondation Rilke, à Sierre

"Hier le déménageur était chez moi et m’a fait réaliser avec effroi que je nécessite 6-7 caisses… (...). Vous en tant que collectionneur et sédentaire ne seriez pas d’accord avec moi qui suis effrayé par toute réalisation non matérielle au point de vouloir dévorer les livres pour de vrai … ", écrit Rainer Maria Rilke à son éditeur Anton Kippenberg, en 1911.

>> A écouter, Rilke et sa bibliothèque nomade :

L'écrivain autrichien Rainer Maria Rilke. [KEYSTONE]KEYSTONE
Rilke et les livres 1/4: La bibliothèque nomade / QWERTZ / 27 min. / le 8 juillet 2021

Dans cet épisode, qui concerne la période entre 1897 et 1919, Brigitte Duvillard évoque des événements révélateurs du rapport qu’entretenait Rainer Maria Rilke aux livres. A ses livres, qu’il aimait offrir, aux livres des autres qu’il achetait souvent à plusieurs exemplaires, toujours pour les passer plus loin.

Elle évoque aussi l’épisode des livres perdus - séquestrés à Paris au début de la guerre de 14-18 - et retrouvés grâce à l’intervention de Stefan Zweig et André Gide.

Quelques mois avant de mourir, Rilke imagine sa vie comme une série de 25 volumes. En 1926, l’année de sa mort, il écrit qu’il n’est qu’au volume 13 de sa vie…

A Muzot, en Valais

La dernière bibliothèque

Juillet 1921, Rilke séjourne pour la deuxième fois en Valais et à Sierre. Il est en compagnie de Baladine Klossowska, la mère du peintre Balthus, le jour où il tombe sur une petite annonce "à louer" affichée à l’Hôtel Bellevue. Elle concerne la petite tour de Muzot. Très rapidement, l’industriel et mécène Werner Reinhart de Winterthour la loue, puis l’achète pour la mettre à disposition du poète.

Rilke cherche depuis longtemps un endroit retiré, protégé pour pouvoir écrire, pour pouvoir renouer avec sa créativité d’avant-guerre, pour pouvoir accomplir les Elégies qu’il a commencées à Duino.

Brigitte Duvillard, directrice de la Fondation Rilke, à Sierre
La maison de Rilke. [RTS]
La maison de Rilke. [RTS]

Aussitôt installé à Muzot, Rilke engage un menuisier pour faire construire sa bibliothèque sur mesure et selon ses plans. Il fait aussi réaliser un pupitre où écrire debout.

Au fil des ans, cette bibliothèque réunira ses derniers livres de chevet, essentiellement des livres écrits en langue française. A cette époque, il lit et traduit beaucoup d’écrivains francophones. Il se met lui-même à écrire en français, des poèmes comme ceux des recueils "Vergers" et "Quatrains Valaisans" très ancrés dans sa dernière terre d’adoption.

>> A écouter, la bibliothèque idéale de Rilke :

Le musée de la Fondation Rilke à Sierre. [KEYSTONE/Laurent Gillieron]KEYSTONE/Laurent Gillieron
Rilke et les livres 2/4: La dernière bibliothèque / QWERTZ / 29 min. / le 22 juillet 2021

A Muzot, Rilke alterne des périodes très solitaires et laborieuses et des épisodes de convivialité. Rilke lit volontiers ses textes à ses proches. Il aime recevoir des visiteurs comme Paul Valery, le dramaturge vaudois René Morax ou son amie Marie von Thurn und Taxis. Il évoque ces visites dans sa correspondance.

"… et cela fait huit jours que je suis à côté de Muzot comme un dompteur de lion à côté de la bête qu’il a soumise, après lui avoir mis la tête dans la gueule béante. Enfin: Muzot est apprivoisé, même hivernalement apprivoisé, … mais maintenant commence ce pour quoi tout cela a été fait, ma retraite monacale en lui, mon travail silencieux et sévère et le rattrapage de terribles retards intérieurs".

>> A écouter, les années valaisannes de Rilke :

Portrait de l'écrivain Rainer Maria Rilke. [TSR - DR]TSR - DR
Rilke, "les années valaisannes" / Versus-lire / 36 min. / le 25 avril 2018

Rilke et les écrivains

Valery, Höderlin et Baudelaire

Autoportrait de Paul Valéry (1871-1945), l'écrivain préféré de Rilke. [Leemage via AFP]
Autoportrait de Paul Valéry (1871-1945), l'écrivain préféré de Rilke. [Leemage via AFP]

Si on excepte la rencontre avec Paul Valery, qui fut l’écrivain le plus important et le plus marquant pour Rilke, d’autres auteurs l’ont très fortement ébranlé. A commencer par Friedrich Hölderlin (1770-1843) qu’il découvre au milieu des années 1910.

"C’est vraiment un bouleversement pour Rilke, cette rencontre avec les écrits tardifs d’Hölderlin, notamment ses chants patriotiques. Il est pris, comme beaucoup d’artistes et d'écrivains de cette époque, dans une sorte d’enthousiasme quand la guerre de 14 éclate. Puis rapidement, il pose la question de la pertinence de ses réflexions. Pour autant, il ne reniera pas l’importance qu’Hölderlin a pour lui. Ce qui continuera sans doute à l’influencer, c’est ce nouveau langage, la syntaxe vraiment novatrice d’Hölderlin", explique Brigitte Duvillard, directrice de la Fondation Rilke, à Sierre.

Baudelaire comme une prière

Rilke entretient également une amitié de longue durée et des sentiments très admiratifs pour le Belge Emile Verhaeren, une figure littéraire très marquante pour l’époque. Mais encore, il évoque souvent sa passion pour Baudelaire, un auteur qui l’a assurément influencé dans sa propre écriture. Il va même jusqu’à lui dédier un poème.

Rilke est plongé dans la lecture de Baudelaire. En 1903, il en parle dans une lettre à Lou Andreas Salomé, où il raconte comment il se lève la nuit et qu’il cherche son volume favori de Baudelaire, les "Petits Poèmes en prose", et lit à haute voix le plus beau des poèmes, intitulé "A une heure du matin".

Brigitte Duvillard, directrice de la Fondation Rilke, à Sierre

>> A écouter, Rilke et ses admirations littéraires :

L'écrivain autrichien Rainer Maria Rilke, en compagnie de Madame Rodin et du sculpteur français Auguste Rodin en 1905-1906 à Meudon. [© Harlingue / Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP]© Harlingue / Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP
Rilke et les livres 3/4: Rilke et les écrivains / QWERTZ / 33 min. / le 5 août 2021

Il fait aussi grand cas des "Fleurs du mal", recueil qu'il offre à la jeune Anita Forrer – future et fugitive amante d’Anne-Marie Schwarzenbach - , avec laquelle il entretenait une correspondance qui vient d’être publiée en français.

Baladine Klossowska, son dernier amour

Leur correspondance à la Fondation Bodmer

Rilke fait la connaissance de Baladine Klossowska avant la guerre à Paris. Il la retrouve à Genève, en 1919. Elle sera sa dernière amie, amante – au fil de la correspondance apparaissent des petits noms affectueux comme Mouki -, jusqu’à la fin de sa vie, en 1926.

Portrait de Rainer Maria Rilke (1875-1926). [© Martinie / Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP]
Portrait de Rainer Maria Rilke (1875-1926). [© Martinie / Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP]

Peu après cette rencontre, Rilke séjourne à Soglio, dans les Grisons, et c’est là qu’il se lancera dans une étroite et longue correspondance avec elle: au total 270 lettres de Baladine à Rilke et 230 lettres du poète à sa muse.

C’est intéressant de voir que la relation Baladine- Rilke se joue à cheval entre deux langues. Les deux sont parfaitement germanophones. Dans leur majorité, les livres offerts sont en langue allemande mais leur correspondance est en français. (…) Quoiqu’il en soit, ils ont choisi "la langue de l’amour", comme aurait dit Stendhal, qui fut pour eux le français plutôt que l’allemand.

Jacques Berchtold, directeur de la Fondation Martin Bodmer, à Genève

Baladine conservera précieusement tous ces documents jusqu’à sa mort, en 1969. Son fils, l’écrivain Pierre Klossowski, frère aîné du peintre Balthus, hérite de ces archives, qu’il confiera à la Fondation Martin Bodmer en 2001, l’année de sa mort.

Parmi les trésors de ce fonds figurent notamment des manuscrits autographes des "Sonnets à Orphée" et des "Elégies de Duino".

On y trouve aussi "Mitsou", le premier livre de Balthus, préfacé par Rilke et publié en 1921, quand le jeune peintre n'avait encore que 14 ans.

>> A écouter, ce que nous dit la correspondance entre Rilke et Baladine:

Portrait de Rainer Maria Rilke (1875-1923), écrivain et poète autrichien - dessin de Ewa KLOS [AFP - Ewa KLOS/Leemage]AFP - Ewa KLOS/Leemage
Rilke et les livres 4/4: Les livres pour Baladine / QWERTZ / 34 min. / le 19 août 2021

(son à venir)

La relation entre les deux amants est asymétrique. Baladine Klossowska est une amoureuse tellement passionnée qu’elle abandonnera sa peinture. Elle écrit: "moi je renonce à tout parce que tu es ma totalité, je suis totalement dévouée à l’amour de toi, alors que toi, je le sens bien, ta première priorité c’est la poésie et je ne passe qu’en second".

Elle devra pourtant s’habituer à cette asymétrie et à ce statut de muse inspiratrice. La finalité pour Rilke, qui retrouvait l’inspiration au contact de cette femme, restait de produire de la poésie.