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"Au commencement était le verbe", dans l'ombre portée de la Bible

Sylviane Dupuis. [DR]
Entretien avec Sylviane Dupuis, à propos de son essai "Au commencement était le verbe" / QWERTZ / 33 min. / le 9 mai 2021
Dans un nouvel essai passionnant intitulé "Au commencement était le verbe", Sylviane Dupuis analyse l'influence du texte biblique sur la littérature romande du XXe siècle. On découvre qu'il s'est imposé comme la matrice poétique de l'écriture de ce microcosme francophone.

A chaque sommet sa croix. L'instruction publique et les cultes aux mains des mêmes édiles. Et la Bible en guise d'annuaire dans toutes les tables de nuit. Bienvenue en Suisse romande, au XXe siècle. Un réduit francophone où la laïcité n'est encore qu'un vœu pieux.

Prendre la plume en ce terroir sacré, oser l'écriture en regard des Ecritures, c'est donc se mesurer à une langue dont l'éloquence et le souffle épique sont à usage essentiellement confessionnel. Sylviane Dupuis, autrice et chercheuse, l'a bien compris. Dans son nouvel essai, "Au commencement était le verbe", la femme de lettres analyse dans le texte la manière dont les romancières, les auteurs et les poètes de ce coin de pays ont eu maille à partir avec le verbe biblique.

Ramuz et Corinna Bille

Il y a celles et ceux qui s'y plongent, comme en une source inépuisable de symboles et de trames poétiques. Ainsi de Ramuz dont l'œuvre inaugurale, "Aline" (1904), condense les motifs de la geste biblique, de la Création jusqu'à l'Apocalypse. Ainsi de Corinna Bille, dont le Valais natal apparaît sous sa plume comme une réplique moderne de la terre biblique.

La route taillée dans le roc, à la droite du fleuve, Sion la capitale et deux autres villes bâties sur les éminences les plus solides de cette terre de la Genèse, où les boues et les eaux ne se séparent pas encore, sont les seuls signes qui la relient au monde.

Corinna Bille, "Emerentia 1713"

Et puis il y a les réfractaires. Celles et ceux qui, baignés depuis toujours dans ce limon chrétien, s'ébrouent avec fureur pour liquider cet héritage pesant. Pour une Alice Rivaz, élevée à "l'école du dimanche", l'ironie constitue le meilleur des exorcismes. Chez Yves Laplace, d'éducation catholique, la familiarité avec les Ecritures engendre une exploration obsessionnelle des pires travers de l'âme humaine.

Une matrice poétique

Qu'on l'embrasse ou qu'on l'abhorre, cette tradition ancestrale – anachronique, même, en regard des pays voisins – est sans doute la matrice d'une singularité poétique longtemps mésestimée. A l'heure où la scène littéraire romande s'est mondialisée, où l'édition française courtise volontiers les plumes helvétiques, beaucoup, parmi les jeunes autrices et auteurs, redécouvrent avec admiration les audaces stylistiques et l'imaginaire foisonnant d'un Charles-Albert Cingria, d'une Catherine Colomb.

Car la Suisse du XXe siècle, largement épargnée par les grands conflits mondiaux et les révolutions politiques, n'en a que davantage vécu dans l'angoisse de ce qui pourrait advenir. Et dans cette "arche suisse" préservée du déluge que décrit avec malice Alice Rivaz, les écrivain.e.s redoublent d'imaginaire pour conjurer la catastrophe à venir.

Libérer l'écriture

Hantée par l'imminence d'un châtiment d'ordre divin, naturel ou politique, à l'étroit dans son isolement souverain, la scène littéraire suisse se tourne vers le roman russe, dialogue avec les grandes plumes anglo-saxonnes et s'invente une langue puissamment poétique, à mille lieues des canons francophones d'alors.

Il y a là un paradoxe fondateur: l’isolement de la Suisse a renvoyé la littérature à elle-même. Et cela a libéré une écriture propre qui ne cherchait pas à ressembler aux genres imposés par les maisons d’éditions françaises, par exemple.

Extrait de l’entretien avec Sylviane Dupuis

Remarquable dans sa démonstration scientifique, l'essai de Sylviane Dupuis enchante par les nombreux exemples qu'elle cite, invitation permanente à la lecture ou relecture de ces écritures si singulières développées, comme des mauvaises herbes, dans l'ombre portée du grand Livre.

Nicolas Julliard/mh

Sylviane Dupuis, "Au commencement était le verbe, Sur la littérature de Suisse francophone du XXe siècle", éditions Zoé.

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