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Eric Sadin: "Désormais ce sont les affects qui s'expriment"

Éric Sadin. [CC-BY-SA - Carlos Figueroa]
Eric Sadin explique comment nous sommes devenus les rois du monde / Vertigo / 7 min. / le 26 octobre 2020
Dans son dernier livre, "Lʹère de lʹindividu tyran - La fin d'un monde commun" (Ed. Grasset), lʹécrivain et philosophe français Eric Sadin analyse l'impact des technologies numériques sur nos existences et notre psyché. Entretien.

Le philosophe français Eric Sadin porte depuis plusieurs années un regard critique sur l'industrie numérique et sa manière de monétiser nos données et nos vies. Une situation souvent présentée comme inéluctable, naturelle, évidente. C’est cette évidence que le philosophe conteste.

Dans son dernier livre, "Lʹère de lʹindividu tyran - La fin d'un monde commun" (Ed. Grasset), l'essayiste analyse la métamorphose psychique des individus au prisme de lʹaddiction au numérique. Il retrace l'histoire de l'individualisme libéral (depuis John Locke au XVIIème siècle jusqu'à Mark Zuckerberg) et explique comment la solidarité et les horizons communs ont été délaissés au profit de la "primauté de soi". De lʹindividu-roi.

- Miruna Coca-Cozma: Comment avons-nous perdu notre monde commun ?

Eric Sadin: On sait que le tournant néo-libéral du début des années 1980 a entraîné l'instauration de méthodes de management de plus en plus implacables. Les corps, la psyché en ont payé le prix fort. C'est aussi le résultat de régimes de précarité, du recul des services publics et du principe de la solidarité. La foi n'y est plus. Nous sommes les enfants d’une histoire faite de désillusions successives et qui, aujourd’hui, est arrivée à un point d’extrême saturation.

>> A écouter aussi, l'interview d'Eric Sadin dans La Matinale :

Eric Sadin. [ES/France Culture]ES/France Culture
L'invité de la rédaction - Eric Sadin, philosophe, auteur de "La Silicolonisation du monde" / L'invité de la rédaction / 23 min. / le 1 novembre 2016

- Comment décririez-vous cette saturation?

La saturation c'est d'avoir vécu, décennie après décennie, des expériences qui ont entraîné souffrance et dépossession de soi, avec le sentiment croissant de son inutilité. Promesse après promesse, on est arrivé au point où on n'y croit plus.

Et quand on ne croit plus au commun, à la parole politique et à l'ordre collectif, s’installe alors un phénomène tragique: on s’en remet à nos croyances, à notre envie de s'en sortir tout seul. Une large fraction des populations n’entend plus s’en laisser conter. Plus encore, elle prétend obtenir d’elle-même son dû.

Le propre du désarroi, c’est qu’il produit du verbe pour exprimer la rancœur et alléger l’âpreté de l'existence. Les technologies numériques nous donnent cette illusion de pouvoir "panser" nos plaies.

- Sommes-nous en train de vivre une nouvelle condition humaine grâce ou à cause de l'industrie du numérique ?

Eric Sadin: Je pense que nous vivons une double condition. Nous sommes des êtres désillusionnés, par la déliquescence du pacte social et nos conditions de vie de plus en plus précaires. Parallèlement, l'industrie du numérique a mis à notre disposition des instruments qui nous donnent le sentiment de ressaisir notre existence d’une part, et d’être plus agissants, d’autre part. Mais ce n'est qu'une illusion.

On doit reconnaître aux protagonistes de l'industrie du numérique le grand talent d'avoir fait preuve depuis le début des années 2000 d'une très fine compréhension de la psychologie des êtres et leur besoin éperdu de reconnaissance.

Eric Sadin - "L'ère de l'individu tyran" (Ed. Grasset)

- Dans votre livre, les années 2010 semblent être un marqueur important de l'époque. Pourquoi?

C'est l'année des révélations fracassantes de Wikileaks, celle qui a fait de Mark Zuckerberg l'homme de l'année par le Time Magazine. Ce sont aussi les années qui auront vu une contagion de l'avènement de régimes dits "illibéraux" en Hongrie, Pologne, en Italie ou au Brésil.

C'est au tournant des années 2010 que les réseaux sociaux ont permis au capitalisme de prendre une tournure plus sophistiquée, celle des affects travaillant à capter l’attention au moyen de techniques aptes à générer la sensation de l’importance de soi.

Notre époque est celle d’une surchauffe massive, d’un embrasement des psychés. Et qui attise, dès qu’une occasion se présente, la volonté de prendre sa revanche sur la cruauté de son sort et de jouir de l’excitation éphémère – mais indéfiniment relancée – de tirer avantage de ses nouvelles formes d’autorité.

Eric Sadin - "L'ère de l'individu tyran" (Ed. Grasset)

- L'usage des réseaux sociaux est-il dangereux pour le débat démocratique?

On est arrivé aujourd'hui au constat, ou à l'illusion, que la politisation de notre existence, c’est de "la ramener" continuellement. C’est d'une improductivité totale. En nous permettant de se forger nos propres croyances, les réseaux sociaux ont amplifié le sentiment de défiance et de déliaison avec l’ensemble du commun, comme le démontre l’avènement des fake news et l'extension extrêmement périlleuse du complotisme.

L’interface a conduit à une brutalisation des échanges, à l'impossibilité de tout dialogue, à la culture du repli sur soi. C'est un phénomène de brutalisation croissante qui est à l'œuvre.

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- Quel est, selon vous, le génie de l'industrie numérique?

L'industrie du numérique a offert les instruments nous permettant de prendre sur nous le tournant néolibéral, c'est-à-dire de nous responsabiliser, notamment par le téléphone portable. Nous sommes mobiles et avons accès à quantité d'informations. Cette industrie nous a donné le sentiment, et c'est là son génie, d'être plus autonomes, de ressaisir nos existences jusqu'à faire usage ad nauseam de l'expression de nos propres opinions.

Cette même industrie a donné une dimension cathartique à nos vies. Quand on souffre au travail, quand on a le sentiment d'être inutile, la horde de contacts, avec ses salves continuelles de ravissement, nous procurent du soulagement, de l’encouragement. Ce n'est pas rien!

Une plateforme comme Instagram a rendu possible le fait de s'exposer, d'organiser une stylisation de sa propre existence en vue d'opérer un ascendant sur autrui et de monétiser l'exposition continuelle de son quotidien.

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- En quoi alors ce génie est-il pervers ?

Parce que ce réservoir de dispositifs numériques, qui offre une sorte de "surclassement" de nos vies, a sournoisement fait émerger une nouvelle psyché. Les individus se sont imaginés "augmentés", tout puissants, sans même s’apercevoir qu’ils étaient pris dans les mailles d'un système qui analyse leurs comportements à des fins sécuritaires et de monétisation. Sans se rendre compte que cette toute puissance imaginaire est en fait une impuissance réelle puisque la vocifération ne conduit qu’à la haine.

Les technologies numériques nous donnent cette illusion, à tort, de pouvoir "panser" nos plaies.

Eric Sadin - "L'ère de l'individu tyran" (Ed. Grasset)

- Si tout fout le camp, alors que faire?

Je remarque que nous vivons l'échec de la possibilité de transformer nos ressentiments en action positive. De ce devoir qui nous incombe à être enfin plus agissants et moins des êtres de parole.

Parce que toutes ces paroles sont aussitôt évacuées dans des fils d'actualité ou dans les oubliettes du présent. Ces paroles ne produisent qu'une vaine satisfaction dans ce grand festival des vanités. Le politique, c'est autre chose. C’est construire ensemble, dans la pluralité et dans la contradiction, une manière de vivre commune. Nous devons renouer avec notre capacité agissante, sur le terrain, dans l’action. Ne pas être des êtres frappés d'inertie, derrière nos écrans. Il n'y a pas d'autre choix, il n’y en a pas.

Miruna Coca-Cozma/mcm

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