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"Au bonheur des ogres", l'humour selon Daniel Pennac

Daniel Pennac. [AFP - Joël Saget]
"Tragicomique" / Vertigo / 7 min. / le 12 août 2020
5,4 millions: c'est le nombre d'exemplaires vendus de la saga Malaussène. "Au bonheur des ogres" marque l'entrée de Daniel Pennac en littérature, avec ses doux dingues pris dans de sinistres intrigues policières.

Benjamin Malaussène est l'aîné d'une fratrie de 6 enfants dont les différents pères sont aux abonnés absents, et la mère en vadrouille avec son nouvel amoureux. Non content de faire bouillir la marmite, Benjamin conjugue un sens des responsabilités admirable – des devoirs aux chagrins, il assume tout! – et un esprit critique toujours en alerte.

Contre le système

Rien d'étonnant à ce qu'en 1985 Daniel Pennac ait fait un carton avec "Au bonheur des ogres". Le titre est un clin d'œil au livre de Zola, "Au bonheur des dames", précurseur de l'anti-consumérisme, et les Malaussène illustrent la solidarité familiale face à la dureté d'une société fondée sur l'individualisme, le profit et le secret.

Les secrets abondent dans ce roman plein de suspense et de cocasserie; d'abord, celui qui lie le héros à la direction du Grand Magasin: son travail consiste à se faire engueuler par le chef du Bureau des Réclamations devant les clients mécontents qui, horrifiés par la menace du licenciement de Benjamin, renoncent à porter plainte. Cette étrange fonction de bouc émissaire est bien payée (Benjamin fait épargner beaucoup d'argent au Magasin) mais cela ne suffit pas à expliquer son choix: il y a aussi "l'adolescente trouille de l'installation, de l’'intégration au système".

Le même arrangement sirupeux de "Chantons sous la pluie" poisse les mêmes rayons où se prennent les mêmes clients, par la trompe.

Daniel Pennac, "Au bonheur des ogres", Folio

Des ogres et des bombes

Une bombe éclate au rayon jouets du Magasin. D'autres explosions suivront. Les policiers chargés de l'enquête finiront par soupçonner Benjamin, présent à chaque fois que meurent les victimes. Ces attentats vont soulever la poussière qui recouvre de monstrueux secrets mêlant une secte pédophile, le passé trouble du Magasin sous l'Occupation et les liens inavouables entre policiers et politiques.

L'enquête policière se mêle au quotidien de la famille Malaussène par le récit palpitant qu'en fait Benjamin à ses frères et sœurs, à l'heure du coucher. Pennac situe aussi son histoire dans le contexte des années 1980. On passe ainsi du privé au public: par exemple, la grossesse de Louna, la grande sœur qui hésite à avorter, renvoie aux polémiques autour de l'interruption volontaire de grossesse qui secouent encore la société française dix ans après la loi Weil.

En poésie, les silences jouent le même rôle qu'en musique. Ils sont une respiration, mais ils sont aussi l'ombre des mots, ou leur rayonnement, c'est selon.

Daniel Pennac, "Au bonheur des ogres", Folio

"Au bonheur des ogres" court plusieurs lièvres à la fois, au risque d'égarer le lecteur. Le film que Nicolas Bary a tiré du roman en 2013, avec Raphaël Personnaz, Bérénice Béjo, tente de brider l'imagination de Pennac. C'est pourtant ce foisonnement qui fait le charme du roman parce qu'il reflète le télescopage des incidents, des plaisirs et des échecs qui ponctuent l'existence. Tour à tour argotique, désuète, télégraphique et raffinée (avec quelques imparfaits du subjonctif soulignés par l'auteur) l'écriture de Pennac déborde d'inventivité et de malice. L'ancien cancre, apôtre de la lecture à haute voix, n'a pas fini de tirer la langue à ceux qui veulent corseter la langue française.

Geneviève Bridel/ld

"Au bonheur des ogres" de Daniel Pennac, éditions Folio.

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