"Autant en emporte le vent", un roman prophétique?

Grand Format

AFP - Gabriel Bouys

Introduction

La nouvelle traduction française d’"Autant en emporte le vent" sort en librairie le 11 juin alors que le film adapté du roman, qui donne de l’esclavage une vision édulcorée, vient d’être retiré provisoirement de la plateforme de streaming HBO Max. Plus de 80 ans après sa parution, alors que s’étend aux États-Unis le mouvement de protestation contre le racisme déclenché par la mort de George Floyd, l’œuvre de la Sudiste Margaret Mitchell semble préfigurer l’Amérique d’aujourd’hui.

Chapitre 1
Une traduction fidèle

Hulton Archive/Getty Images
La couverture de la première édition de la version française de "Autant en emporte le vent", paru en 1938 aux éditions Gallimard. [Roger-Viollet via AFP]

Publié en 1936, prix Pulitzer en 1937, le récit des aventures de Scarlett O’Hara et Rhett Butler a connu un succès immédiat. Aujourd’hui, le livre s’est vendu à plus de 30 millions d’exemplaires dans le monde.

"Autant en emporte le vent" est l’unique roman de la journaliste Margaret Mitchell, née à Atlanta (Géorgie) en 1900 et morte d’un accident à 49 ans. Cette épopée populaire s’apparente à celles du 19e siècle par ses descriptions détaillées. Mais son héroïne, une femme libre dans un Sud des États-Unis corseté, incarne le passage de l’ancien au nouveau monde.

Josette Chicheportiche, qui signe la nouvelle traduction qui paraît aux éditions Gallmeister, s'est placée au plus près de l’original, dont elle a rendu fidèlement les aspects les plus choquants, comme certains propos sur les esclaves noirs que tiennent plusieurs personnages du roman.

Pour le langage que Margaret Mitchell prête aux esclaves, elle a puisé chez Maupassant des tournures comme "j’avions décidé", ou "Mam’zelle Scarlett, la pas voulu". Les métaphores de la célèbre Mammy, la grosse nounou de la famille O’Hara, sont particulièrement éloquentes, tel ce jugement sans appel sur Scarlett: "vous êtes rien qu’une mule avec un harnais de ch’val".

>> A écouter, entretien avec Josette Chicheportiche, traductrice du roman "Autant en emporte le vent" :

Josette Chicheportiche, traductrice du roman "Autant en emporte le vent" paru aux éditions Gallmeister. [DR]DR
QWERTZ - Publié le 10 juin 2020

Rien qu’une mule avec un harnais de ch’val.

Extrait de "Autant en emporte le vent" de Margaret Mitchell

Chapitre 2
Une féministe qui s’ignore

Photo12 via AFP

Tout comme ce Sud qui l’a modelée, Scarlett O’Hara se transforme radicalement durant la guerre de Sécession. Restée veuve après deux mois de mariage de l’homme qu’elle a épousé par dépit, mère d’un petit garçon auquel elle ne s’intéresse guère, fuyant Atlanta ravagée par le feu avec sa belle-sœur qui vient d’accoucher, elle retourne au domaine familial de Tara menacé par les razzias des Yankees.

Margaret Mitchell montre comment cette jeune fille de bonne famille promise à un avenir oisif et radieux devient une femme rongée par la faim, accaparée par le travail des champs, harcelée par les innombrables demandes des siens, et prête à tout pour s’en sortir.

La suite, on la connaît: Scarlett s’approprie le prétendant de sa sœur, Frank, qu’elle épouse par intérêt. Cela ne l’empêche pas d’emprunter au fameux Rhett Butler – personnage opportuniste et cynique banni de la bonne société d’Atlanta – l’argent nécessaire pour monter une entreprise qu’elle dirige d’une main de fer. Veuve pour la seconde fois avec un deuxième enfant, elle épousera Rhett Butler. Leur union n’aura rien du conte de fées.

Le roman de Margaret Mitchell dépeint toute la complexité de cette féministe qui s’ignore, dont la combativité, la débrouillardise, l’indépendance d’esprit et l’audace font horreur à ses congénères et peur à beaucoup d’hommes. On reproche à Scarlett O’Hara son attitude "masculine", sa lutte pour son confort financier qui s’oppose aux valeurs traditionnellement prêtées aux femmes et à celles d’un vieux Sud crispé sur son héritage. Margaret Mitchell constate: "Ils puisaient leur courage dans le passé. Elle puisait le sien dans l’avenir".

L'acteur Clark Gable dans le rôle de Rhett Butler et Vivien Leigh qui joue Scarlett O'Hara dans le film "Autant en emporte le vent". [Archive /Getty Images]

Elle savait ce qu'elle voulait et elle choisissait le chemin le plus court pour l'avoir, à l'instar des hommes.

Extrait de "Autant en emporte le vent" de Margaret Mitchell

Chapitre 3
Un racisme paternaliste

Film Company/ MGM / Photo12 via AFP

Certains passages du roman soulèvent l’indignation par leur contenu raciste taxé d'instrument le plus ambitieux et efficace du révisionnisme sudiste. Pas étonnant dès lors que la plateforme de streaming HBO Max ait décidé le 10 juin 2020 de retirer provisoirement le film homonyme de son catalogue. La plateforme prévoit de remettre le film en ligne mais avec une contextualisation pour restituer l'oeuvre dans son époque. Une décision qui intervient en plein mouvement de protestation contre le racisme aux Etats-Unis.

En 2017, suite à la mort d’une militante antiraciste tuée par un suprémaciste blanc à Charlottesville, la municipalité de Memphis (Tennessee) avait interdit la projection d’"Autant en emporte le vent". Délicat, en effet, de vanter les qualités du film à une population toujours victime de discrimination aujourd’hui en arguant qu’il se fonde sur un roman se déroulant au 19e siècle et conforme à une vérité historique, d’autant que sa présentation "soft" de l’esclavage lui vaut le qualificatif de "révisionniste" de la part de certains historiens.

Pour Josette Chicheportiche, qui signe cette nouvelle traduction d’"Autant en emporte le vent", l’interdiction n’est pas la solution; "en revanche je trouve qu’il faut se battre pour changer les choses. Les Noirs des États-Unis ont été dupés par les gens du Nord et maltraités par les gens du Sud".

>> A écouter, la chronique de Geneviève Bridel à propos de cette traduction :

Les deux couvertures de la nouvelle traduction de "Autant en emporte le vent" de Margaret Mitchell. [Editions Gallmeister]Editions Gallmeister
Vertigo - Publié le 10 juin 2020

Plus je suis témoin de l'émancipation, plus je pense que c'est un crime.

Extrait de "Autant en emporte le vent" de Margaret Mitchell

Chapitre 4
Une morale élastique

Hulton Archive/Getty Images

La période qui suit la guerre de Sécession, appelée Reconstruction (1865-1877), occupe une place importante dans le roman de Margaret Mitchell. Sudiste, l’auteure l’est aussi dans son analyse des événements politiques qui ont marqué ces douze années: abolition de l’esclavage, retour des États du Sud dans l'Union et échec de l’intégration des affranchis dans la société du Sud.

Scarlett O’Hara fera des affaires avec les "Carpetbaggers" et les "Scalawags" – nouveaux riches venus du Nord et profiteurs de guerre sudistes – fidèle à sa volonté de s’assurer avant tout une vie confortable. Businesswoman sans scrupule, Scarlett O’Hara personnifie, un siècle et demi avant Donald Trump, le triomphe de l’argent sur la morale: elle n’hésite pas à tricher, mentir et user de son charme pour se mettre à l’abri du besoin.

Margaret Mitchell résume l’évolution de son personnage en ces termes: "le contact rude avec la terre rouge de Tara avait effacé son appartenance à l’aristocratie et elle savait qu’elle ne se considérerait plus jamais comme une dame."

L'écrivaine américaine Margaret Mitchell en train d'écrire en 1936. [Leemage via AFP]

Seuls les gens malins méritent de survivre.

Extrait de "Autant en emporte le vent" de Margaret Mitchell

Chapitre 5
Un succès en Technicolor

MGM / Collection ChristopheL via AFP - MGM

L’adaptation d’"Autant en emporte le vent" à l’écran sort aux États-Unis trois ans après le roman, soit en 1939, mais les Européens devront attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour le voir. Attribué à Victor Fleming, le film a vu défiler quatre réalisateurs au total, dont Sam Wood et William Cameron Menzies qui ont succédé à George Cukor que Clark Gable, inoubliable Rhett Butler, a fait éjecter en début de tournage.

"Autant en emporte le vent" est le film de tous les superlatifs:  8 Oscars, record inégalé jusqu’à "Ben Hur" vingt ans plus tard, 800 figurants pour la scène où Scarlett parcourt les rangs des blessés confédérés à la recherche du médecin et, surtout, 1400 postulantes pour le rôle de Scarlett.

Les plus grandes actrices d’Hollywood ont dû céder leur place à une relative inconnue –  Vivien Leigh –,Britannique de surcroît, pour le plus grand plaisir des habitants du Sud qui auraient mal toléré que l’héroïne d’Atlanta soit incarnée par une Yankee.

Des 1400 pages du roman, le film a conservé les souffrances de la guerre, la ténacité de Scarlett et l’ambiguïté de Rhett Butler. Mais lire "Autant en emporte le vent" dans sa nouvelle traduction, c’est assister à la fin d’un monde sans distinguer clairement les contours du suivant.

>> A écouter, l'émission "Travelling" qui décortiquait le film "Autant en emporte le vent" en 2014 :

Une image du film "Autant en emporte le vent", avec Vivien Leigh et Clark Gable.
Travelling - Publié le 29 juin 2014

Après tout, demain est un autre jour

Extrait de "Autant en emporte le vent" de Margaret Mitchell