"La Métamorphose" de Kafka, une vermine haineuse

Grand Format

Delcourt

Introduction

Écrite par Kafka en 1912 et publiée en octobre 1915, "Die Verwandlung" ("La Métamorphose") est le récit de la "transformation" corporelle d'un voyageur de commerce en "vermine", un matin de grasse matinée. Cette nouvelle devint emblématique de l'univers kafkaïen et reste un de ses textes les plus lus au monde.

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Lente déshumanisation

Sputnik/AFP - Oleg Lastochkin

Récit d'une quarantaine de pages, "La Métamorphose" met en scène la lente déshumanisation d'un honnête commis voyageur, Grégoire Samsa, plutôt docile face à sa famille et son employeur, en un monstrueux insecte que Kafka refusa toujours de qualifier et d'illustrer en couverture. Son corps chitineux atteint la taille d'un mètre sur un mètre et ses petites pattes grêles le handicapent encore davantage.

L'allégorie est ici énigmatique, car que représente ce "cancrelat" et par lui cette descente dans l'animalité, cette transformation en apparence tragique? Au premier degré, le lecteur pourrait penser à une exclusion radicale d'un être solitaire, promis à la mort et à la vengeance des vraies engeances du récit: le père veule et meurtrier, la mère abandonnant son fils à son triste sort et la sœur, seule membre empathique, réduite à une ombre, y compris le fondé de pouvoir de l'employeur, qui tente de rappeler à l'ordre Grégoire incapable désormais de répondre aux injonctions de ses proches.

Cependant, il me faut dire que nous autres commerçants devons souvent – par bonheur ou par malheur – faire passer les affaires avant nos petits malaises.

Fondé de pouvoir qui vient frapper à la porte de Grégoire Samsa. Extrait de "La Métamorphose" de Franz Kafka

Cette remarque du fondé de pouvoir venu frapper à la porte de la chambre verrouillée de Grégoire qui s'est mal réveillé et vient de rater son train, déjà métamorphosé, résonne fortement en ces temps de réclusion sociale imposée par la pandémie.

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Règlement de comptes

AFP - Manuel Cohen.

Dans son bel essai sur "Kafka en colère" (Seuil, 2012), Pascale Casanova révélait combien le combat culturel du Pragois consistait à prendre le "parti du magasin", comprendre le parti des employés contre leur patron, Hermann Kafka (littéralement le "choucas"), le père commerçant, juif assimilé à l'ordre allemand de la ville de l'empire austro-hongrois, figure autoritaire que le petit Franz a toujours craint et détesté.

Triplement ghettoïsé hors d'une communauté tchèque majoritaire, étranger aux juifs intégrés à la culture germanique et coupé du peuple par son appartenance sociale, Kafka a pensé la violence symbolique dans un subtil cryptage de ses textes. Contre la réussite sociale du père, incarnant par ailleurs l'autorité paternelle du judaïsme traditionnel, Kafka a biaisé son opposition en proposition littéraire.

Et je veux écrire avec un tremblement perpétuel sur le front.

F. Kafka, Vacarme, Journal, 5 novembre 1911

>> A écouter: Un entretien avec Pascale Casanova au moment de la sortie de son essai "Kafka en colère" en 2012 :

Un portrait de l'écrivain Franz Kafka. [Keystone]Keystone
Entre les lignes - Publié le 21 février 2012

Exaspéré par la vie étriquée, selon lui, des mœurs familiales, par ailleurs harassé de travail lorsqu'il a dû reprendre temporairement la gestion des affaires mal conduites de son beau-frère en plus de ses tâches de cadre à l'"Institution d'assurance pour les accidents des travailleurs du royaume de Bohême", Kafka a frôlé le "burn-out" jusqu'à songer au suicide.

Néanmoins, chargé de prévenir les risques d'accident sur les chantiers, Kafka s'y révéla un excellent responsable même s'il ne rêvait que de poursuivre sa propre carrière littéraire, aidé dès le début par son ami, le poète Max Brod qui sauvera l'œuvre posthume et la fera publier.

La tension permanente au cœur des écrits témoigne en partie de la perception des dures réalités du travail, de la mesquinerie du profit commercial, mais également d'un mysticisme très personnel. S'y ajoute cette notion d'aliénation, creusée par la révolution industrielle, dépossédant les travailleurs de toute initiative, aliénation qu'à la même époque Freud théorisait par la psychanalyse sur le plan des pulsions sexuelles.

A cet égard, l'étrangeté corporelle que Grégoire Samsa éprouve en se réveillant dans un corps d'insecte semble indiquer l'aliénation névrotique, mise en scène dans le confinement d'un appartement bourgeois avec sa tendance incestueuse, une pure topique freudienne! Cela dit, les dizaines d'interprétations contradictoires de "La Métamorphose" en soulignent l'originalité et la profondeur pleine d'étrangeté.

Couverture de la 1ère édition de "La Métamorphose" (Die Verwandlung" de Franz Kafka. [DP]
Couverture de la 1ère édition de "La Métamorphose" (Die Verwandlung" de Franz Kafka. [DP]

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Grotesque et théâtre yiddish

Roger-Viollet/AFP

La rencontre eut lieu dans un petit théâtre de Prague "Le Savoy" le 4 octobre 1911; ce soir-là, Kafka découvrit la troupe itinérante emmenée par l'acteur Isaac Löwy en provenance de la Galicie alors autrichienne: répertoire yiddish qui va ouvrir une "voie" inédite à l'auteur de romans et récits en train de s'affirmer dans la littérature non plus tchèque de langue allemande, mais dans la perspective d'une "Welt Literatur" qui dépasserait l'enfermement régional.

C'est aux plus grands auteurs que Kafka aimerait se mesurer: Dickens, Shaw et même le Suisse Robert Walser, nous apprennent Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent. Non par la reprise du folklore yiddish, mais bien par la poésie d'une langue qui traverse toutes les autres.

Cette révélation lui aurait donc permis une élaboration de ses propres textes sans jamais quitter les descriptions réalistes, ce qui a fait dire à Oskar Walzel, historien de la littérature, dans son article sur la nouvelle en 1916: "Kafka ne fait appel qu'une fois au merveilleux (la métamorphose proprement dite, ndr) et travaille pour le reste avec une fidélité à l'impression réelle qu'un naturaliste aurait tout lieu de lui envier."

Les interprétations sociologiques, psychologiques ne peuvent épuiser la portée du texte. Et par un tour de passe-passe, Kafka a décrit le corps de Grégoire Samsa par "vermine", sans doute parce que son propre père disqualifiait l'acteur Löwy du même terme.

Désir […] de connaître la littérature yiddish, laquelle se trouve apparemment dans une position de lutte nationale ininterrompue qui détermine chacune de ses œuvres. Position, par conséquent, qu’aucune littérature, pas même celle du peuple le plus opprimé, ne connaît d’une manière aussi générale.

Kafka, "Journal intime", 4 octobre 1911

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Un cancrelat célibataire

Getty Images - Hulton Archive

Après avoir donné lecture de l'ensemble de la nouvelle le 1er mars 1913 à son ami Max Brod, Kafka éprouva par la suite une longue sécheresse dans sa création, malgré sa rencontre avec Felice Bauer l'année précédente. Compagne des jours de peine et parfois d'enthousiasme, Felice sut pourtant redonner vie à la plume de Franz, même s'il rompit deux fois leurs fiançailles.

Faudrait-il voir dans "La Métamorphose" une transposition de cet empêchement à la vie conjugale? Un modeste employé devenu un monstre va agoniser durant près d'un an, rejeté par les siens, confiné dans sa chambre comme ultime clôture sur soi-même.

Conscient de sa terrible déchéance, Samsa n'en développe pas moins une répugnante animalité, rendu à ses pulsions de dévoration et de désir pour sa sœur Grete. Est-ce donc "métamorphosé" que l'individu en révolte gagnerait sa liberté jusqu'à la mort? Dans son premier texte "Préparatifs de noces à la campagne", Kafka avait déjà imaginé vers 1908 la transformation d'un jeune homme en insecte pour échapper à son… mariage.

Il n'est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à table et écoute. N'écoute même pas, attends seulement. N'attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s'offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi.

Kafka, "Méditations sur le péché, la souffrance, l'espoir et le droit chemin"

La puissance de l'imaginaire kafkaïen a marqué la littérature du XXe siècle. "La Métamorphose" en est une des pièces maîtresses, car elle fait surgir au cœur de la vie quotidienne la monstruosité, le rejet social et l'impossibilité de lutter contre une si cruelle "transformation" de soi-même.

Sa leçon aujourd'hui nous paraît bien amère, bien qu'à l’époque de sa parution, en 1915, les premiers lecteurs éclataient de rire face à la déflagration d’un tel sens du grotesque. Autres temps, autres mœurs. Aurions-nous fini de rire?

>> A écouter: Un extrait de "La Métamorphose" lu par Céline O'Clin (archives RTS) :

Une des couvertures de "La Matamorphose" de Kafka. [Folio classique]Folio classique
QWERTZ - Publié le 23 avril 2020
AFP - Manuel Cohen