Jean Giono, pour en finir avec la violence des hommes

Grand Format Anniversaire

Collection Roger-Viollet / Roger-Viollet/AFP

Introduction

Il y a cinquante ans mourait Jean Giono, né le 30 mars 1895. Loin de l'image bucolique et solaire qu'on lui attribue, son œuvre explore des gouffres. En écho à l'actualité, "Le Hussard sur le toit" décrit une région ravagée par le choléra, et ses habitants crispés sur leur peur et leur égoïsme.

Chapitre 1
Du noir dans le ciel de Provence

Conde Nast - Irving Penn

Il ne faudrait pas réduire les aventures du hussard Angelo, révolutionnaire italien passé en France pour échapper à la police de son pays, à une simple chevauchée à travers les Hautes-Alpes touchées par l'épidémie de choléra. Il s'agit avant tout d'un voyage intérieur.

Le hussard découvre ce dont sont capables les hommes quand ils ont peur – même d'enterrer des agonisants – et entrevoit un charnier derrière la nature magnifique. Une vision macabre qui s'exprime par cette interrogation d'Angelo distinguant au loin la vibration d'un énorme essaim de papillons: "Il n'y a pas une seule fleur, où vont-ils chercher tout le sucre qu'il leur faut?"

Sans le secours du poète, on ne peut pas connaître le chemin qui délivre des enlacements de l’enfer.

Jean Giono dans "Le Triomphe de la vie", 1941

Auteur en marge des courants littéraires de son temps, fils d'un cordonnier et d'une repasseuse, Jean Giono n'a presque jamais quitté Manosque où il est mort; il laisse une œuvre immense (8 tomes dans la Pléiade), traduite en plus de quarante langues, aussi complexe que ses prises de position politiques.

Chapitre 2
Le pacifiste engagé

© Collection Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP

Marqué à vie par l'horreur de la Grande Guerre dans son esprit comme dans sa chair (il avait 19 ans en 1914 et ses yeux ont été atteints par le gaz), Jean Giono trouve un refuge dans la création, l'engagement pacifiste, la nature et l'amitié des peintres.

Jean Giono, le peintre et poète Lucien Jacques et Elise Giono en 1957 [The Irving Penn Foundation - Irving Penn]

Je préfère être un Allemand vivant plutôt qu’un Français mort

Jean Giono.

Il s'emploie à dénoncer les méfaits de l'industrialisation – dont 14-18 est pour lui un exemple – de l'abandon de la vie agricole et des traditions, et à prôner les vertus de l'économie locale et de la simplicité.

A la fin des années 30, sentant la guerre arriver, il publie ses essais:"Refus d'obéissance", "Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix", et "Recherche de la pureté". Le début de la Seconde Guerre sonne pour lui le retour du cauchemar et la prison: on l'arrête pour avoir diffusé des tracts pacifistes. Il sera relâché au bout de 2 mois sur un non-lieu et libéré de ses obligations militaires.

Chapitre 3
Collabo, Giono?

DR - DR

La vie de Jean Giono sous l'Occupation lui vaudra l'hostilité féroce de la Résistance. Il fait paraître des textes dans La Nouvelle Revue française dirigée par Drieu la Rochelle et sa pièce "Le Bout de la route" triomphe sur scène pendant quatre ans à Paris. En outre, il prépublie son roman "Deux cavaliers de l'orage" dans La Gerbe, un journal collaborationniste antisémite et pronazi auquel il livrera plusieurs textes. Une section locale de la Résistance va déposer une bombe devant chez lui, suite à la parution en janvier 1943 d'un grand reportage que lui consacre Signal, le Paris Match de la Wehrmacht.

Dans le même temps, Giono cache chez lui des personnes en danger, Juifs, communistes ou réfractaires au Service du travail obligatoire (STO). Ce qu'il ne dira pas, lorsqu'on décide de l'incarcérer en septembre 1944 puis de le libérer sans l'avoir inculpé en janvier 1945.

Pour Emmanuelle Lambert, auteure de "Giono Furioso" (Stock, Prix Femina de l'essai 2019), "le dossier Giono est donc à l'image de son Journal de l'Occupation: problématique et complexe, constitué d'actes contradictoires." La récente exposition montée par l'écrivaine et Jacques Mény, Président de l'Association des Amis de Jean Giono, au MUCEM de Marseille (30 octobre 2019-17 février 2020) illustre cette dualité propre à Giono et à son œuvre.

Chapitre 4
Le rêve du cinéma

© Collection Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP

Si le 7e art a renforcé la notoriété de Jean Giono, il lui cause aussi de nombreuses déceptions et frustrations comme en témoignent les relations tumultueuses entre le poète de Manosque et Marcel Pagnol.

Tu t'étais efforcé de faire un Regain maigre, Pagnol en a tiré un film essoufflé, boursouflé, adipeux.

Jean Giono.

Certes, il y a le succès d'"Angèle" ou de "La femme du boulanger", que Pagnol a réalisés d'après les romans "Un de Baumugnes" ou "Jean le Bleu", mais ces œuvres ne reflètent pas le côté obscur de Giono, elles contribuent au contraire à l'image folklorique de chantre de la Provence qui lui colle à la peau.

Le film adapté de son roman, "Le Hussard sur le toit". [Collection Christophel © Hachette Première / Canal+ - Hachette Premi�re / Canal+]

Pas étonnant que Giono ait créé sa propre société de production et se soit lancé dans la réalisation, persuadé que le cinéma lui offre plus de liberté que le roman et le théâtre. Il réalise donc, en collaboration avec Claude Pinoteau et Costa-Gavras, "Crésus", avec Fernandel. Il supervise aussi le tournage du film "Un roi sans divertissement" réalisé par François Leterrier, film aussi sombre et ambigu que le roman éponyme.

Quant à l'adaptation par Jean-Paul Rappeneau du "Hussard sur le toit", (1995), avec Juliette Binoche et Olivier Martinez, elle accorde plus de place à l'histoire d'amour entre les deux protagonistes que le roman mais restitue parfaitement l'obsession de Giono: l'horreur sous la beauté, le Mal avec le Bien.

Chapitre 5
Giono écolo

Leemage/AFP - ©Jean Bernard

Ce que j'aime dans les villes, ce sont les arbres qu'elles contiennent

Giono dans "L'Homme qui plantait des arbres"

Jean Giono n'idéalise pas la nature: dans ses livres, elle peut être cruelle, dangereuse, âpre. "Colline" son premier roman paru en 1929 décrit la violence au sein d'un hameau qui expie les crimes que les hommes ont commis contre la Terre. Dans son essai "Les vraies richesses" (1936) on peut lire: "On a dû te dire qu'il fallait réussir dans la vie; moi je te dis qu'il faut vivre, c'est la plus grande réussite du monde. On t'a dit: Avec ce que tu sais, tu gagneras de l'argent. Moi je te dis: Avec ce que tu sais, tu gagneras des joies."

Photographies Contadour, 1938. [David Giancatarina - © 2019 Photographie David GIANC]

C'est au Contadour, hameau que Giono et ses amis découvrent par hasard lors d'une excursion sur les hauts plateaux provençaux que se discutent la relation entre l'homme et la nature et une utopie fondée sur l'harmonie, la paix et la simplicité. Ces rencontres entre intellectuels, poètes, esprits libres, qui se tiendront de 1935 à 1939, seront jugées plus tard comme une des premières manifestations écologistes.

La couverture de "L'homme qui plantait des arbres" de Jean Giono. [Editions Gallimard - Illustration Olivier Desvaux]

Mais le livre qui vaut à Jean Giono l'étiquette d'écologiste, c'est "L'homme qui plantait des arbres", une nouvelle écrite en 1953 pour un concours du Reader's Digest. L'auteur y raconte la vie d'un berger qui fait revivre une forêt.

Ce récit phare de la littérature jeunesse, qui a inspiré un film d'animation canadien ainsi que les campagnes écologistes de plantation d'arbres révèle encore une fois un Giono contradictoire: lui qui n'a jamais voulu être un gourou, qui fait de la nature un personnage menaçant, dépeint dans sa nouvelle une forêt bucolique et diffuse un message volontariste.

Giono serait-il le Jean qui rit et Jean qui pleure de la fable de Voltaire?

>> A écouter, le sujet de Geneviève Bridel dans "Musique matin" :

Les mains de Giono écrivant à Manoque, 1942. [Collection Roger-Viollet / Roger-Viollet/AFP]Collection Roger-Viollet / Roger-Viollet/AFP
Musique Matin - Publié le 26 mars 2020