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Le Marquis de Sade, soleil noir des Lumières

Donatien Alphonse Francois Marquis de Sade en prison, dessin non daté. [Getty Images]
Sade, lʹautre face des Lumières / Nectar / 53 min. / le 7 novembre 2019
Sade fut dès le 19e siècle "victime du sadisme", selon Gérard Macé, poète et photographe qui lui consacre un lumineux essai. L'auteur s'attache à comprendre la visée, tant philosophique, littéraire qu’anthropologique de cette face sombre du siècle des Lumières.

De Donatien-Alphonse-François, marquis de Sade, on croyait avoir tout dit, pire, tout entendu, en passant en chemin. Le sien, long pour son époque (1740-1814), fut caillouteux, du genre des pierres dont on lapide les excentriques. Il fut tôt déjà pourchassé par sa belle-mère, la terrible Madame de Montreuil, acharnée à ruiner la réputation de son débauché de gendre, malgré la fidélité de son épouse qui ne cessa de le soutenir et de l’aimer.

"Et je vous offre le néant" de Gérard Macé (Gallimard, 2019) ne cherche pas à réhabiliter l’auteur des "Cent Vingt Journées de Sodome", mais à comprendre son projet et la visée de cette face sombre du siècle des Lumières.

Catalogue des supplices

Entre le pôle idolâtre (le divin marquis des surréalistes) et la détestation des bien-pensants (l’Eglise, les médecins, juges ou criminologues), Macé adopte le point de vue du lecteur avisé, amusé même par les excès des fictions sadiennes. Excessif, outrancier, proprement obscène, cet érotomane le fut à son corps consentant, non content d’agencer avec méticulosité et précision des termes, l’initiation de son héroïne Juliette aux jeux sexuels, après avoir mis lui-même en scène des orgies, sans n’avoir jamais, hormis dans ses fantasmes, tué quiconque, contrairement à certaines accusations.

"La noirceur du vice, le catalogue des perversions, l’immoralité des conduites ne sont pourtant pas plus effrayants que ce que proposait l’histoire sainte ou la légende dorée" souligne Macé, fin observateur des dérives pour le coup sadomasochistes de la chrétienté. Sade s’en inspira-t-il? Entre flagellations, crucifixions, écorchements, viols et supplices, la peinture religieuse ne saturait-elle pas un siècle qui aspirait à plus de raison, de connaissances, de tolérance bien que sous l’Ancien Régime le blasphème et les pratiques "contre-nature" fussent passibles de la peine capitale.

Un rouleau du manuscrit de “Les 120 journées de Sodome ou l’école du libertinage” du Marquis de Sade. [AFP - MARTIN BUREAU]

Sade s'adonnait à l’un et pratiquait beaucoup les autres, sodomite sodomisé et pourfendeur de toutes les croyances. C’est ce renversement radical qui lui valut une condamnation à mort avec son valet "rabatteur" de jeunes filles, échafaud auquel ils échappèrent de justesse en s’enfuyant en Italie après une curieuse affaire d’empoisonnement et offense à la religion.

Extradé, Sade fut définitivement incarcéré dès le 26 août 1778 dans diverses geôles françaises puis finalement à la Bastille où il participa avec la dizaine de prisonniers au soulèvement du 14 juillet 1789. Ce noble provençal, volontiers tenant des privilèges de sa caste, se réveilla pourtant en citoyen convaincu en rejoignant la section des Piques puis, en grand scripteur, en rédigeant un rapport sur l’état des hôpitaux, lieux d’épouvante à l’époque. Sait-on que c’est grâce à lui que chaque malade pût disposer d’un lit alors qu’auparavant on entassait blessés et grabataires ensemble entre glaires et miasmes?

Ecriture carcérale

Si le château, selon l’essayiste, est ce lieu clos propice aux narrations contraintes, voyez Kafka, Sade en a fait une scène théâtrale, car rien ne l’attirait davantage que la "représentation". Après tout, les Lumières accouchèrent aussi du panoptique de Bentham, cette construction précisément carcérale où un seul pouvait de sa tour surveiller tous les prisonniers.

Dans le théâtre sadien, hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux, démunis ou argentés participent au grand jeu du désir dans des emboîtements salaces, c’est entendu, hiérarchisé, mais libéré de l’obligation de se reproduire. En dénudant les corps pour qu’ils "jouissent sans entraves", le marquis en érotise chaque partie, chaque orifice. Sa nature hors norme a bien évidemment souffert de son enfermement dont il s’est échappé en déchaînant son imagination.

Une bibliothèque d’érudit

Ecrivain au grand souffle, aux appétits insatiables, Sade possédait une bibliothèque des auteurs de son temps qu’il lisait avec attention: Diderot, Rousseau, Marivaux et les philosophes matérialistes sans oublier les récits des voyages du capitaine Cook et Bougainville. Aux antipodes des mœurs bridées du royaume de France, il y a puisé la relativité des coutumes humaines, relatées par les explorateurs. Dès lors, tout se rééquilibre au sein d’une Nature où tous les goûts rivalisent, du sublime à l’atroce.

La contribution de Gérard Macé profile Sade en un anthropologue inédit, prônant par le détour exotique l’adultère et le libertinage. Avec cette dimension essentielle: ignorant tout racisme, Sade annonce la modernité en se dressant contre la domination coloniale et la moralisation. Sur son île fictive de Tamoé, son utopie appelle une forme altruiste telle que les kibboutz israéliens l’ont mise en place dans les années 1950, note Macé.

Charenton, thérapie scénique

Rattrapé par son dossier judiciaire, Donatien-Alphonse-François fut envoyé dès 1801 à l’hospice de Charenton sur ordre de Bonaparte. Il y resta jusqu’à sa mort en 1814, en maître des cérémonies sous la protection du directeur, l’Abbé Coulmier qui encouragea les dramaturgies du marquis afin de guérir les aliénés, préfiguration des thérapies contemporaines. Le Tout-Paris se pressait pour y assister comme on courait les ménageries ou les exhibitions de "primitifs" dont la Vénus hottentote à la même époque. Si les pièces de Sade furent jugées médiocres, il jouit pourtant de sa réputation de "styliste admirable".

La cellule du Marquis de Sade au Château de Vincennes, en France. [AFP - Christophe Lehenaff]

De plus, en raisonneur impénitent et en athée conséquent, ne pensait-il pas, en avance sur son temps, que seul l’homme est responsable? Contre toute tyrannie humaine ou divine, cet excessif a porté la part sombre que les siècles à venir, autrement plus dévastateurs, ont confirmé au-delà de ses pires fantasmes. Devenu fréquentable dans l’édition, non expurgé, Sade garde intacte sa charge insurrectionnelle sans être devenu pour autant un parangon de vertu, disons, contrariée. Mais au moins, puisse-t-il être lu comme il le mérite. Ce plaidoyer de Macé n’en est que plus convaincant.

Christian Ciocca/mh

Gérard Macé, "Et je vous offre le néant", Gallimard, 2019

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