Souvent, les premiers romans osent tout. Ils n'ont pas encore conscience de leur valeur marchande, doivent marquer les esprits et portent en eux une certaine urgence.
C'est le cas de "Histoire de France" de Joffrine Donnadieu, 30 ans, qui a d'abord été comédienne - mention très bien au cours Florent - avant de ressentir une forme d'imposture à monter sur scène. "J'avais l'impression de trahir tous les personnages, de me préserver de la vraie vie". L'écriture devient son mode d'expression. Elle envoie plusieurs manuscrits sans succès avant d'avoir le déclic lors d'un atelier animé par le romancier et éditeur Jean-Marie Laclavetine.
"Histoire de France", publié dans la collection Blanche de Gallimard, s'attaque à un des plus grands tabous de l'époque: la pédophilie au féminin.
Parce que derrière la femme, il y a la mère, et c'est insupportable. Mais le livre est surtout une histoire de combat. Tous les personnages du livre sont en guerre, c'est pourquoi je l'ai situé en Lorraine, terre meurtrie de l'est de la France.
Un corps transformé en champ de bataille
"Avec son majeur, elle tire la lèvre droite". Dès la première phrase, à la fois clinique et impitoyable, on est au coeur du sujet. Romy, 9 ans, est abusée par France, une voisine qui la garde tandis que la mère de la petite est à l'hôpital et que le père, militaire de carrière, en mission quelque part. Les viols dureront un an, de quoi transformer le corps de la fillette en champ de bataille.
Construit en trois parties ("Le Chemin des dames", "14-18" et "Gueules cassées"), le roman accompagne Romy de 9 à 18 ans. On la voit se battre contre le chaos qui l'envahit, contre sa féminité qu'elle maltraite, contre un ordre social dont elle ne comprend par les codes, contre son attachement morbide à sa prédatrice.
Des ateliers dans les hôpitaux
Evidemment, face à un tel sujet la question surgit immédiatement. Comment cette histoire est-elle née? Quel en a été le moteur? Joffrine Donnadieu l'explique au micro de la RTS:
Depuis dix ans, j'anime des ateliers d'expression et de théâtre dans deux hôpitaux, à Paris. Le premier, à la Salpêtrière, concerne des enfants et des adolescents dépressifs, suicidaires, maltraités, parfois à la lisière de la schizophrénie. Le second, à Necker. A l'intérieur de ces ateliers, j'ai entendu beaucoup de témoignages d'enfants abusés par des femmes. Romy est une sorte de mosaïque de tous ces récits.
Annie Ernaux la complimente
Si ses "petits soldats" comme elle les surnomme ont inspiré le personnage de Romy, encore fallait-il trouver l'écriture capable de rendre compte de cette insupportable réalité. L'auteure dit avoir réalisé 18 versions avant d'arriver à sa publication, s'interrogeant sur la pertinence de chaque mot, éliminant tous ceux qui n'étaient pas foncièrement nécessaires, lisant son texte à haute voix, l'apprenant presque par coeur pour en mesurer les silences mais surtout pour être au plus près de son héroïne déchirée.
Je me suis laissée entraîner et envahir par Romy. Je ne pensais pas qu'elle prendrait autant de place dans ma vie: je l'ai vécue, viscéralement, organiquement physiquement au point de me casser la clavicule comme elle, de souffrir d'infections à répétition, de me faire des entorses chaque fois que je courais. J'ai beaucoup somatisé.
Résultat, un roman implacable, salué notamment par Annie Ernaux qui a écrit personnellement à l'autrice pour lui dire que sa Romy était une Antigone des temps modernes. "Je place Annie Ernaux au sommet du top 5 de mes écrivains préférés. Je l'adore parce qu'elle ne cherche jamais à plaire". Joffrine Donnadieu non plus qui livre ici un roman puissant, cruel et cru, terriblement perturbant, qui nous oblige à regarder ce que par tous les moyens nous cherchons à éviter.
Propos recueillis par Pierre Philippe Cadert
Adaptation web: Marie-Claude Martin
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