Publié

Modiano, en orfèvre de la mélancolie, poursuit sa quête de la mémoire

Patrick Modiano, nommé Officier de la légion d'honneur en frévrier 2015, un an après son prix Nobel. [AFP - PATRICK KOVARIK / POOL]
Patrick Modiano, nommé Officier de la légion d'honneur en frévrier 2015, un an après son prix Nobel. - [AFP - PATRICK KOVARIK / POOL]
Quand l'auteur de "La place de l'Etoile" et prix Nobel de littérature publie un nouveau livre, c'est forcément un événement. A juste titre, car "Encre sympathique" est un texte magnifique.

C'est toujours avec un brin de fébrilité qu'on se plonge dans un nouveau roman de Patrick Modiano. Avec la sensation d'ouvrir le courrier d'un ami qui depuis trop longtemps ne nous a pas donné de ses nouvelles. On décachète l'enveloppe en se disant: peut-être va-t-il nous confier une information capitale, et on est heureux de simplement retrouver sa voix.

D'un livre à l'autre un narrateur, toujours un peu différent, toujours un peu le même, nous invite à le suivre dans sa quête infinie, et peut-être jamais ne connaîtra-t-il le repos. Et puis il y a les premiers mots du texte, ceux qui débutent le roman, qu'on lit avec émotion: Il y a des blancs dans cette vie.

Et voilà, on est dans le nouveau Modiano, "Encre sympathique".

On ne vous dira pas pourquoi ce livre s'appelle "Encre sympathique", ainsi vos yeux s'empliront de larmes lorsque vous tomberez sur le passage où le titre prend tout son sens.

Le passé dérobé qui nous hante

Quoi de plus modianesque, cela dit, qu'une référence à cette étrange substance qui permet d'écrire de façon invisible, de ne laisser comme trace qu'un message uniquement décelable par quelques initiés?

Ici, comme toujours chez Modiano, le narrateur part à la recherche d'un passé qui s'est dérobé, d'une énigme non résolue, d'un souvenir qui revient le hanter. Celui d'une femme mystérieuse.

Elle s'appelait Noëlle Lefebvre. Il n'avait guère plus de vingt ans et son patron lui avait demandé de travailler sur le dossier de cette personne disparue du jour au lendemain, dont on n'était même pas certain de la véritable identité.

Des années après, cette femme, il ne l'a pas oublié, alors il rouvre le dossier.

Les femmes comme des mirages évanescents

Modiano comme à son habitude récolte des traces, à l'affût des vestiges d'un Paris englouti par le temps. Les années ont passé mais survivent des questions et des souvenirs. Il accumule les personnages aux noms anodins, les lieux d'une banalité confondante, et superpose les mystères. Le narrateur enquête, retrouve des témoins d'une époque révolue, mais ils n'ont pas les mêmes souvenirs que lui et l'énigme s'épaissit.

Rien ne coïncide jamais vraiment chez Modiano, aussi les femmes restent pour toujours un mirage évanescent qui longtemps continue de brûler.

Curieusement, dans ce dernier roman le monde d'aujourd'hui fait soudain irruption, quand le narrateur cherche une information sur Internet. Mais cet outil qui a changé nos vies ne lui est d'aucun secours, il ne lui permettra pas de retrouver Noëlle Lefebvre, et il se fait une raison: Tant mieux, car il n'y aurait plus matière à écrire un livre. Il suffirait de recopier des phrases qui apparaissent sur un écran, sans le moindre effort d’imagination.

Dans un entretien mis en ligne sur le site de Gallimard, Modiano explique:

J'ai souvent remarqué qu'Internet ne peut pas répondre de manière directe à une question trop précise, comme s'il rusait avec vous. Il faut donc trouver un moyen détourné d'obtenir la réponse. Il y a de grandes lacunes dans cette prétendue "mémoire du monde".

Patrick Modiano à propos de son dernier roman "Encre sympathique"

La fin du roman dévoile tout l'art de Modiano

Les lacunes de la mémoire, collective et intime, c'est bien le matériau que le prix Nobel travaille depuis toujours: l'héritage de la période trouble de l'Occupation, la perte, le doute, les années 50 disparues, les milieux interlopes et légèrement en marge dans un Paris qui n'existe plus que dans ses livres. Il jalonne ses textes de balises qui surgissent dans la nuit. La façade décrépie d'un immeuble, l'enseigne lumineuse d'un cinéma. Mais exhume aussi des souvenirs horribles, tel ce procès d'après-guerre: Derrière l'inculpé, une trentaine de valises - les seules traces qui subsistaient de personnes disparues. Et il y a l'espoir aussi, dans le doux profil d'une femme. Et nous ne vous dirons rien de la fin, surprenante, où se dévoile tout l'art de Modiano.

Car ce livre est un travail d'orfèvre, une minutieuse construction littéraire, portée par cette inimitable petite musique mélancolique, un univers tout entier contenu en quelques pages.

Sylvie Tanette/mcm

"Encre sympathique", de Patrick Modiano. Gallimard.

Publié