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"Médée chérie" de Yasmine Chami, une révélation

Yasmine Chami [actes-sud.fr - Khalil-Nemmaoui]
Yasmine Chami : " Médée Chérie " / Versus-lire et penser / 37 min. / le 20 février 2019
Anthropologue et écrivaine marocaine, Yasmine Chami s'intéresse à la complexité des sociétés méditerranéennes très marquées par le schéma patriarcal. Dans son troisième roman, elle donne vie à une Médée contemporaine bouleversante.

Trois romans en vingt ans. Yasmine Chami écrit avec parcimonie. "J'ai eu des enfants, confie-t-elle, et j'ai choisi de ne pas mettre en concurrence l'écriture et la maternité". Cette économie d'écriture s'explique aussi par le fait que l'auteure a créé une société de production audiovisuelle indépendante avec laquelle elle a réalisé des émissions à caractère social diffusées à la télévision marocaine. Un engagement très sollicitant.

Au cœur de ses trois romans à l'écriture dense, se trouve une femme appartenant comme elle à l'élite intellectuelle marocaine, surprise à un moment de faiblesse, voire de dévastation. C'est le cas de l'héroïne de ce dernier opus, "Médée chérie", paru aux éditions Actes Sud.

De la déchirure à la résilience

Médée est une sculptrice reconnue sur la scène internationale. Elle a épousé Ismaïl, un brillant neurochirurgien avec qui elle a eu trois enfants. Tous deux vivent à Rabat. En escale à Paris avant un long vol vers Sidney où Ismaïl doit assister à un congrès professionnel, celui-ci disparaît soudainement. Sans explication. Médée comprend que son mari l'a abandonnée après vingt-cinq ans de vie commune.

J'ai donné les clés de ma vie à cet homme rencontré trente ans plus tôt, il me les a rendues mais je ne sais plus m'en servir. […] En partant ainsi, sans un mot, cet homme m'a rendue étrangère à trente ans de ma vie.

Extrait de "Médée chérie" de Yasmine Chami

Sidérée, dévastée, l'épouse trahie choisit alors de rester dans l'enceinte de l'aéroport en se laissant sombrer, faisant l'expérience de la perte jusqu'au fond de l'abîme. Dans ce non-lieu, la belle rencontre avec une réfugiée irakienne qui, elle aussi a été confrontée à la déchirure et la perte, conduira Médée sur le chemin de la résilience, par la création.

Enfanter le monde

La Médée de Yasmine Chami est une sœur de celle d'Euripide. En revanche, loin d'elle l'idée de venger l'outrage par le meurtre de ses enfants. Pendant sa période de claustration dans une sinistre chambre d’hôtel, une question la taraude: comment faire pour ne plus être liée à l'homme aimé; quel est le prix à payer pour se délier? "J'ai construit Médée sur cette réflexion qui me hante confirme l'auteure. Que signifie être lié? Non seulement à un homme, mais à tout ce qui s'enfante dans les liens de chair. C'est là quelque chose de très archaïque et de très puissant. La puissance d'un féminin qui pense à partir de la chair, à partir de l'enfantement du monde."

Enfanter le monde, Médée l'a fait en donnant vie à trois enfants dont son fils Adam qui l'aidera à revenir vers la lumière après la tentative de déliement. Mais Médée est sculptrice. De ses mains, elle a donné forme à des créatures inquiétantes en mêlant les matières: pierre, bois, verre, latex et résine.

Adam analysait le travail de sa mère comme une exploration des abysses, un univers comme une cavité utérine dont elle ramenait à la surface des créatures mythiques, témoignant de l'indéfinition des premiers mondes engloutis.

Extrait de "Médée chérie" de Yasmine Chami

Lutter contre l'effacement

C'est donc par la création d'une œuvre dans une halle désaffectée de l'aéroport que Médée l'outragée retrouvera la vie et la lumière. La femme qui lui permettra de renouer avec la création, c'est Tanya, une réfugiée irakienne rescapée de la fureur des hommes et de la guerre.

Et Yasmine Chami de conclure: "Toutes les guerres, les guerres collectives comme les guerres intimes, nous dépossèdent de nous-mêmes et effacent le visage des perdants. Avec son art, Médée peut inventer le visage de l'absence à soi, et lutter de manière décisive contre l'effacement. Finalement, je crois que les artistes travaillent souvent pour lutter contre l'effacement".

La romancière ne s’en cache pas, ce livre est aussi une réflexion sur le travail d'écrivain, ce qu'elle nomme volontiers "une archéologie du sens". Car les mots sont chargés du sens qu'y ont placé nos prédécesseurs. Ces mots qui, comme la pierre de la sculptrice, résistent au créateur.

Jean-Marie Félix/ld

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