Publié

Lire, écrire et publier des livres sous l'Occupation

"La Librairie du Maréchal", rue de l'Abbé de l'épée dans le quartier latin à Paris. 1943. [AFP - LAPI / Roger-Viollet]
Jacques Cantier: lire sous l'occupation / Sous les pavés / 56 min. / le 10 février 2019
Entre pression politique, censure et pénurie de papier, le milieu du livre fait face à de nombreuses difficultés dans la France de 1940. Décryptage avec l'historien Jacques Cantier qui consacre un livre au sujet.

Le 22 juin 1940, l'Armistice signé entre l'Allemagne nazie et la France marque la défaite de cette dernière qui doit accepter une occupation partielle de son territoire. Un nouveau régime politique de collaboration avec l'Allemagne, connu sous le nom de Régime de Vichy et dirigé par Philippe Pétain, est instauré dès juillet 1940.

Soumis à toutes sortes de souffrances, restrictions et rationnements, les Français continuent pourtant de lire et d'acheter des livres. Une occupation qui pourrait paraître futile dans ce climat tendu, mais qui répond à une certaine demande selon l'historien Jacques Cantier, qui vient de consacrer à cette question l'ouvrage "Lire sous l'Occupation", (CNRS éditions, 2019).

Une soif de lecture

Dans la France occupée, "il y a une réelle soif de lecture" explique l'historien au micro de la RTS. Il se base, entre autres sources, sur une étude de 1941 qui démontre que la demande de livres est très forte à ce moment-là. Les stocks d'ouvrages chez les éditeurs s'écoulent et le nombre d'abonnés et de prêts montent en flèche dans les bibliothèques.

Pour Jacques Cantier, cette soif de lecture s'explique par le fait que le livre est l'objet culturel parfait. Il est facile à se procurer et permet des usages multiples comme l'évasion, le divertissement, l'information, voire une forme de réarmement moral. Il y a donc, selon l'historien, une "adéquation entre ce produit culturel et cette société en difficulté des années 40".

Listes d'ouvrages censurés

Mais si acheter et lire des livres sous l'Occupation est un acte facile et autorisé, il n'en reste pas moins qu'on ne peut pas se procurer n'importe quel livre.

Une épuration des catalogues d'éditeurs et des rayonnages des librairies et des bibliothèques se met en place très rapidement. Le processus aboutit le 28 septembre 1940 à la rédaction d'une liste d'ouvrages interdits, connue sous le nom de "liste Otto", en référence à l'ambassadeur allemand de Paris, Otto Abetz.

La page de garde de la liste Otto publié en septembre 1940. [Gallica.bnf.fr]
La page de garde de la liste Otto publié en septembre 1940. [Gallica.bnf.fr]

Cette première liste compte 1060 titres, principalement des essais critiquant l'Allemagne ou le racisme, ainsi que des textes d'auteurs juifs, communistes ou opposants au nazisme comme Heinrich Heine, Thomas Mann, Stefan Zweig, Max Jacob, Joseph Kessel, Sigmund Freud, Carl Gustav Jung, Karl Marx, Léon Trotski ou encore Louis Aragon. On y trouve même le "Mein Kampf" d'un certain Adolf Hitler, sans que la raison en soit clairement établie. La liste est mise à jour plusieurs fois durant cette période.

De son côté, le Régime de Vichy établit sa propre liste d'ouvrages censurés qui ne correspond pas tout à fait à la "liste Otto" et où l'on trouve des ouvrages contraires à l'ordre moral voulu par le régime et auxquels les nazis n'avaient pas été sensibles.

La censure allemande et la censure du régime de Vichy s'additionnent et tous les professionnels du livre sont censés connaître ces listes d'ouvrages non autorisés ainsi que les nouvelles règles à appliquer pour les nouveaux livres à paraître.

Mais malgré cette censure, de grandes œuvres littéraires sont publiées sous l'Occupation comme "L'Etranger" d'Albert Camus (1942), "L'Invitée" de Simone de Beauvoir (1942) ou encore "L'Être et la néant" de Jean-Paul Sartre (1943).

Les éditeurs pendant l'Occupation

Les grands éditeurs français de l'époque comme Grasset, Hachette, Gallimard, Flammarion ou d'autres "s'accommodent de cette situation" selon Jacques Cantier qui explique que, sur ordre de l'Occupant, les éditeurs font eux-mêmes le tri de leurs publications d'avant-guerre.

Ainsi, la première version de la "liste Otto" est rédigée par Henri Fillipacchi, chef du service des librairies chez Hachette, après consultation des autres maisons d'édition. Les éditeurs doivent également signer une "Convention de censure" qui les engagent à l'autocensure et à une politique de publication sous leur propre responsabilité.

Il faut dire qu'en plus de la pression militaire et politique, les Allemands ont un autre argument de poids pour obtenir ce qu'ils désirent: le contrôle de l'attribution du papier qui connaît une grosse pénurie à partir de 1942. Et sans papier, pas de publications.

Un marché noir du livre

En réaction à cette situation, un marché noir du livre voit le jour. Certains éditeurs trouvent ainsi du papier en dehors de celui fourni par les Allemands - parfois en Suisse - et publient des auteurs qui sont à l'index.

Ainsi les éditions suisses La Baconnière qui développent dès 1942 sous l'égide d'Albert Béguin les Cahiers du Rhône où seront publiés des oeuvres d'écrivains français luttant contre l'oppresseur allemand.

De même, les Editions de Minuit sont créées en 1941 par Jean Bruller (connu sous le pseudonyme de Vercors) et Pierre de Lescure. Leur but: contourner la censure et la propagande de Vichy. En plus du fameux "Silence de la mer" de Vercors, premier titre des Editions de Minuit paru en 1942, seront publiés des ouvrages de Mauriac, Steinbeck, Aragon ou encore Elsa Triolet.

L'épuration après la Libération

La censure et les pressions exercées par l'Allemagne et le Régime de Vichy sur les écrivains, libraires, bibliothèques et éditeurs prendra bien évidemment fin avec la Libération de la France à partir de 1944.

Mais il faudra que chacun rende des comptes. Ainsi une "Liste noire" d'écrivains dont font partie, entre autres, Louis-Ferdinand Céline, Jean Giono ou encore Charles Maurras, est établie par le Comité National des Ecrivains, organe de la Résistance littéraire créée en 1941. Certains auteurs sont ainsi interdits de publication et pour les cas les plus graves condamnés par la justice. C'est le cas de Robert Brasillach, écrivain et journaliste français, jugé pour ses écrits politiques, condamné et fusillé en 1946.

Parmi les éditeurs qui avaient collaboré avec l'Occupant, il y a Bernard Grasset qui doit répondre de ses actes devant la justice. Condamné en 1948, on lui interdira d'exercer sa profession. Robert Denoël, lui, est assassiné la veille de son procès en 1945. Et Gaston Gallimard passe devant un comité d'épuration, mais est finalement blanchi.

Andréanne Quartier-la-Tente

Propos recueillis par Anik Schuin

"Lire sous l'Occupation", Jacques Cantier, CNRS éditions, 2019.

Publié