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"Moi ce que j'aime, c'est les monstres", la BD qui rafle tout sur son passage

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres [éd. Monsieur Toussaint Louverture - Emil Ferris]
Moi, ce que jʹaime, cʹest les monstres – Emil Ferris – éd. Monsieur Toussaint Louverture 1 sur 2 / La chronique BD / 2 min. / le 18 décembre 2018
L'illustratrice américaine Emil Ferris réussit à traiter de malaise, de différence, d’homosexualité, de maladie mentale, de violence sociale, d’art et de pop culture dans un seul et même ouvrage. Une BD fascinante.

C’est l’histoire de Karen Reyes, une petite fille de 10 ans qui vit à Chicago dans le sous-sol d’un immeuble misérable du quartier d'Uptown, en 1968.

Elle habite avec sa mère, superstitieuse et inquiète, et avec son frère Deeze, de plus de 10 ans son aîné. Il est tatoueur et coureur de jupon. Il lui fait découvrir l'art en l'emmenant au musée.

Un loup-garou qui hurle à la lune

L'illustratrice américaine Emil Ferris, auteure de "Moi ce que j'aime, c'est les monstres", à Paris le 20 septembre 2018. [AFP - Joël Saget]
L'illustratrice américaine Emil Ferris, auteure de "Moi ce que j'aime, c'est les monstres", à Paris le 20 septembre 2018. [AFP - Joël Saget]

Karen ne veut pas être une fille, elle veut être un monstre. Elle a des crocs et, quand la lune arrive, elle hurle et se transforme en loup-garou. Elle est entourée de monstres comme elle: son pote Franklin, le grand black trans aux cicatrices sur le visage est une créature de Frankenstein. Sa copine Sandy, rachitique et invisible, est un fantôme. Et sa voisine Anka, la méduse, fait durcir les hommes.

Lorsque cette dernière meurt d’une balle dans le cœur, Karen ne veut pas croire au suicide. Elle se lance dans une enquête, pour découvrir ce qui s’est réellement passé. Forcément, quand une enfant de 10 ans qui se voit comme un monstre enquête, les résultats qu'elle découvre sont magistralement biaisés.

Un passé sordide

Qui est-elle cette Anka, d'une beauté troublante et d'une fragilité mentale compliquée? D’où vient-elle? Karen met à jour son passé sordide, dans l’Allemagne des années 30. Une terrible histoire qui mêle prostitution enfantine et nazisme. Grâce à ses recherches, Karen va découvrir beaucoup plus de choses: le secret de son frère, celui de sa mère et, finalement, le sien.

Sous la loupe naïve de cette protagoniste, le livre traite d’une multitude de sujets sans nous les assener. On découvre l’histoire par déduction et la vérité n’est que rarement explicite. Entre la vision déformée de Karen, ce que disent les gens et la réalité crue de ce qui arrive, on est en permanence ballotté dans un processus de construction du récit.

Un dessin surprenant et très beau

Une planche de "Moi ce que j'aime, c'est les monstres" de Emil Ferris. [Ed. Monsieur Toussaint Louverture]
Une planche de "Moi ce que j'aime, c'est les monstres" de Emil Ferris. [Ed. Monsieur Toussaint Louverture]

Le livre est dessiné principalement au stylo bille sur du papier ligné, comme un cahier intime. Le dessin est parfois virtuose, parfois jeté. Comme le scénario, il est sans limite et ne s’accommode pas de l’habituel. C’est très beau.

L’auteure s’appelle Emil Ferris et comme son nom ne l’indique pas, c'est une femme. Elle vit à Chicago, dans le quartier d’Uptown où se déroule le récit. Elle est inspirée par sa ville, son ambiance, le côté populaire de son quartier et les comics d’horreurs. "Tales from the Crypt", "Eerie Comics", "Ghastly", les pages du livre sont d’ailleurs parsemées de couvertures de comics reproduites par elle.

Emil Ferris, une vie difficile

L’histoire est partiellement autobiographique (21% de souvenirs, selon ses dires). Elle aussi, elle préfère les monstres. Elle aussi, elle aurait voulu en être un. Emil Ferris n’a pas eu une vie facile. Elle a appris à dessiner toute petite: atteinte de scoliose, elle n’a pas pu marcher avant l’âge de 3 ans. Du coup, comme elle ne pouvait pas bouger pour prendre les objets autour d’elle, elle les dessinait.

Plus tard, elle va de petits jobs en petit jobs. Dessinant pour de l’illustration ou même pour des Happy Meal de McDo.

A 40 ans, elle se fait piquer (mordre, comme elle le dit) par un moustique et contracte la fièvre du Nil. Le bas de son corps est paralysé et on lui annonce qu'elle ne pourra plus utiliser sa main droite. Elle a une petite fille de 6 ans qui voit sa mère en détresse. Elle s'empare d'un stylo bille et l'attache sur la main de sa mère. Et Emil se remet alors à dessiner. Elle sculpte le papier pour en sortir une image. Elle reconquiert son corps et décide de se consacrer à son art. Quinze ans plus tard, "Moi ce que j’aime c’est les monstres" est terminé et elle le propose aux éditeurs. Elle est refusée partout. Sauf par Fantagraphics qui la publie. Là c’est la gloire.

Une moisson de récompenses

Elle est adoubée par Art Spiegelman, l’auteur de Maus, qui dit d’elle: "Emil Ferris est une des plus grands artistes de bande dessinée de notre temps". On la compare à Crumb, le pape de la BD indépendante américaine. Elle gagne en 2017 le prix Ingatz qui récompense les comics indépendants et l’année suivante, elle obtient la plus prestigieuse récompense du monde du comics, l’Eisner Award. Son livre est en 2019 sur la liste des nominés pour le grand prix d’Angoulême. Rien ne l’arrête.

Et c’est mérité. Ce premier livre de 400 pages est non seulement beau, mais il est passionnant. Si on peut noter une baisse de régime dans le dessin au fil des pages, l’histoire, elle, est d’une profondeur rare. Son ouvrage est disponible dans une superbe traduction française chez l'éditeur toulousain Monsieur Toussaint Louverture. C’est un des plus jolis cadeaux de Noël que vous puissiez vous faire!

Didier Charlet/mh

Emil Ferris, "Moi ce que j'aime, c'est les monstres", éd. Monsieur Toussaint Louverture, 2018

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