"Coup de torchon" de Bertrand Tavernier, un polar dans l'Afrique coloniale

Grand Format

Collection ChristopheL/AFP - Etienne George

Introduction

"Coup de torchon", film du réalisateur Bertrand Tavernier, sort en 1981 avec, à l'affiche, la crème du cinéma français de l’époque: Isabelle Huppert, Stéphane Audran, Philippe Noiret, Jean-Pierre Marielle, Guy Marchand et Eddy Mitchell.

Chapitre 1
Une histoire horrible et jubilatoire

"Coup de torchon" de Bertrand Tavernier, sorti en 1981, est une histoire noire, un polar dans l’Afrique française coloniale en 1938. Une histoire adaptée de Jim Thompson grâce à un grand nom du cinéma français, Jean Aurenche.

Pendant tout le film, les personnages, mauvais et roublards, tentent de s’arnaquer les uns les autres. On voit le pire de la nature humaine porté par des dialogues magnifiques.

Une histoire horrible et jubilatoire qui multiplie les joutes verbales et les baffes. Ce n’est pas un film tropical ni un film exotique. La noirceur n’est pas prédéterminée, elle surgit simplement un jour.

Le film "Coup de torchon" de Bertrand Tavernier sort en 1981. [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]
[Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]

Chapitre 2
Synopsis et début du projet

Lucien Cordier, policier de son état, est l’unique policier de la petite ville coloniale de Bourkassa-Oubangui. Nous sommes en 1938, dans les colonies françaises, en Afrique. Un trou perdu où l'on passe le temps comme on peut et où les habitants sont traités comme les derniers des derniers. Personne ne se soucie de la guerre qui menace en Europe.

A Lucien Cordier, on reproche son inefficacité. Il est manipulé par sa femme, trompé par le proxénète. Méprisé de tous pour sa lâcheté et sa veulerie, il est l'objet de moqueries et de railleries.

Lorsque son officier supérieur lui fait prendre conscience de sa médiocrité, il se transforme petit à petit en assassin et il commence à dégommer tout le monde. Il devient ange exterminateur et se débarrasse de tous ses tourmenteurs, y compris de sa femme et de l’amant de celle-ci.

Plus malin et rusé qu’il n’y paraît, Lucien Cordier parvient à faire accuser d’autres que lui pour ne pas être soupçonné.

"Coup de torchon", c’est d’abord le génie de Bertrand Tavernier. Le jeune réalisateur, grand amateur de polars, tombe sous le charme de la plume de Jim Thompson, un auteur américain qui écrit des romans noirs, très noirs. Ses personnages sont pour la plupart des meurtriers dépourvus de tout sens du bien et du mal, ou dont le sens du bien et du mal nous demeure parfaitement incompréhensible, échappant à l’analyse psychologique.

"1275 âmes" est le roman le plus noir de Jim Thompson, et aussi l’un des plus désespérément drôles grâce à son outrance de style et de langage. Et c’est ce roman qui plaît à Bertrand Tavernier. Mais il faudra au réalisateur français dix ans de réflexion depuis la première lecture du roman dont tout le monde dit qu’il est inadaptable au cinéma, puis dix mois de négociation avec la veuve du romancier pour porter l’histoire à l’écran.

Car l’histoire de Tavernier n’est pas entièrement comme Jim Thompson l’avait écrite. L’histoire de l’écrivain américain se passe dans le sud des Etats-Unis. Le racisme y côtoie la misère humaine. Tavernier a l’idée de transposer l’intrigue en Afrique à la suite de la lecture du "Voyage au bout de la nuit" de Céline et du "Voyage au Congo" d'André Gide.

C’est ainsi que le héros, le shérif Nick Corey, vivant dans la petite bourgade de Pottsville au sud des Etats-Unis, devient le flic Lucien Cordier, exerçant à Bourkassa-Oubangui, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Le choix de l’Afrique pour ancrer cette histoire est déterminant. Car il permet au cinéaste de trouver sur place une équivalence de rapports entre les coloniaux français et les Blancs du Sud des Etats-Unis de Thompson. Mais il ne fait pas, pour autant, un procès du colonialisme. Loin des clichés, loin des touristes, loin de l’Afrique de carte postale, on plonge dans le cœur du problème, au moment où on apprend encore à des enfants africains que leurs ancêtres sont des Gaulois.

La couverture du livre "1275 âmes" de Jim Thompson. [La République des Lettres]
La couverture du livre "1275 âmes" de Jim Thompson. [La République des Lettres]

Tavernier croit en son projet même si on lui dit que le livre est inadaptable. Pour écrire le scénario, il pense à Jean Aurenche, qui est un voyageur qui a bien connu les ambiances de l’Afrique coloniale.

Et Aurenche est carrément une légende du cinéma français, un des scénaristes les plus appréciés entre les années 40 et 80. On lui doit "L’Auberge Rouge" de Claude Autant-Lara, "Jeux Interdits" de René Clément et en 1973, il fait "L’horloger de Saint-Paul", premier film de Bertrand Tavernier.

C’est donc avec lui que Bertrand Tavernier réussit l’adaptation de Jim Thomson au cinéma.

Chapitre 3
Bertrand Tavernier

Getty Images North America/AFP - Mark Mainz

Bertrand Tavernier naît le 25 avril 1941 à Lyon. Il monte à Paris à la fin des années 50 et il fréquente la cinémathèque de la rue d’Ulm. Fils de poète, il deviendra journaliste de cinéma. Il collabore à diverses revues. Puis, emporté par sa passion pour le 7e art, ira même jusqu’à fonder son propre ciné-club.

C’est avec Jean-Pierre Melville sur "Léon Morin, prêtre" qu’il débute réellement en 1961 dans le milieu, puisqu’il assiste Melville sur le tournage. Il se forme ensuite en écrivant des scénarios, puis en devenant l’attaché de presse de George de Beauregard, un des piliers financiers de la Nouvelle Vague. Ce même producteur lui permettra de s’essayer à la mise en scène.

En 1973, premier film pour Bertrand Tavernier qui s’est formé tout seul et n’a pas fait d’école de cinéma. "L’horloger de Saint-Paul", d’après le roman de George Simenon. Il est toujours reconnu aujourd’hui comme l'un des grands films du cinéma français, pas tellement à cause du style Tavernier encore hésitant, mais par la qualité du scénario et les prestations des acteurs. C’est sur ce film qu’il rencontre Philippe Noiret, Jean-Pierre Marielle et Jean Aurenche qui sera son scénariste sur plusieurs films, dont "Coup de torchon".

Dans son cinéma, Bertrand Tavernier privilégie l’émotion et ses films sonnent juste. C’est un homme lucide, critique sur la société française et sur son temps. Il est à l’aise dans tous les styles, les films de guerre, la fresque médiévale, ou l’adaptation du roman noir.

Il a aussi de l’humour, l’œil malicieux, le rire aigu et communicatif. Si ses films sont capables de dispenser de l’angoisse, ils invitent aussi au plaisir de la vie. En fait, Bertrand Tavernier se revendique du cinéma populaire.

Après "Coup de torchon", il fera, entre autres, "La Passion Béatrice" (1987), "La Vie et rien d’autre" (1989), "L’Appât" (1995), "Holy Lola" (2004) et "Dans la brume électrique" (2009).

Chapitre 4
Les comédiens

Collection ChristopheL/AFP - Etienne George

Au générique de "Coup de torchon" se succèdent les noms de Philippe Noiret, Jean-Pierre Marielle, Isabelle Huppert, Stéphane Audran, Guy Marchand ou encore Eddy Mitchell.

A la première lecture du scénario, les acteurs sont d’abord choqués: "Nos personnages étaient des espèces d’animaux qui se sautaient les uns sur les autres, qui faisaient l’amour, qui mangeaient, se dissimulaient et mentaient", se souvient Philippe Noiret, qui joue le rôle de Lucien Cordier, le flic qui va dégommer tous les emmerdeurs. Un flic lâche et violent, lutinant une jeune écervelée jouée par Isabelle Huppert pendant que sa femme Huguette jouée par Stéphane Audran, bête et autoritaire se réfugie dans les bras de son soi-disant frère Nono, incarné par Eddy Mitchell, passablement idiot.

Philippe Noiret est l’ami de Bertrand Tavernier. Ils sont comme des frères depuis qu’ils se sont rencontrés au cinéclub.

Il y a eu une véritable rencontre entre nous. J’ai l’impression de parler d’un frère et un père en même temps. C’est un frère, un frère cadet parce qu’il plus jeune que moi: c’est un père parce que le metteur en scène a toujours un peu d’autorité, même si elle bienveillante sur le plateau, c’est un peu l’aîné sur le plateau. Le fait que je pèse quatre-vingt-quinze kilos a peut-être joué dans cette affection et cette attirance qu’il a eue pour moi

Philippe Noiret, acteur, à propos de sa rencontre avec le réalisateur Bertrand Tavernier

Sur le plateau de "Coup de torchon", il y a aussi Eddy Mitchell, chanteur et présentateur télé, qui fait, dans ce film, ses premiers pas de comédien. Il est étonnant de réalisme même s’il a l’angoisse chevillée au corps.

"Il avait une trouille bleue, un trac terrifiant qu’il noyait à coups de Jeannot le marcheur, traduisez par du Johnny Walker" se souvient Philippe Noiret.

Eddy Mitchell dans le film "Coup de torchon" de Bertrand Tavernier. [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]
Eddy Mitchell dans le film "Coup de torchon" de Bertrand Tavernier. [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]
Jean-Pierre Marielle (à gauche) et Philippe Noiret dans "Coup de torchon" de Bertrand Tavernier. [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]
Jean-Pierre Marielle (à gauche) et Philippe Noiret dans "Coup de torchon" de Bertrand Tavernier. [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]

"Quant à Marielle, il avait tellement peur de tourner en Afrique qu’il a demandé à recevoir tous les vaccins possibles avant de partir", rigole encore Philippe Noiret.

Et puis, il y a sur "Coup de torchon" Isabelle Huppert dont Tavernier dit qu’elle est la plus grande actrice de sa génération. "Elle débutait presque. Sa beauté était éblouissante. C’est une actrice d’une grande finesse, d’une belle intelligence. J’ai adoré la faire parler très vite, utiliser des termes très grossiers et aussi rire. Quel rire! Pendant un long moment, elle n’a pas fait assez de comédie".

Il y a également Stéphane Audran. L’actrice leur fait peur. Pendant les répétitions, elle ne dit jamais son texte, mais fait des commentaires sur les textes des autres. Et sur le jeu des autres. Au lieu de dire sa réplique.

"On n’a pas entendu une répétition correcte. Elle a créé une ambiance d’inquiétude où elle était parfaitement à l’aise. C’était la seule à être à l’aise… et puis on dit moteur et le texte qu’elle récitait est au rasoir", se souvient Bertrand Tavernier.

Philippe Noiret et Isabelle Huppert dans "Coup de torchon". [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]
Philippe Noiret et Isabelle Huppert dans "Coup de torchon". [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]

>> A écouter: L'émission "Travelling" consacrée au film :

Une scène de "Coup de torchon" de Bertrand Tavernier. [Kobal / The Picture Desk]Kobal / The Picture Desk
Travelling - Publié le 2 septembre 2018

Chapitre 5
Tournage et sortie du film

Collection ChristopheL/AFP - Etienne George

"Coup de torchon" c’est du plaisir. Plaisir pour toute l’équipe à tourner. Plaisir des mots et des idées. La noirceur du sujet n’empêche pas l’amusement. Et ça se sent.

Sur le plateau, Bertrand Tavernier jubile. Le cinéma est pour lui une aventure physique. Avec "Coup de torchon", il est comblé. Il fait chaud. Le tournage a lieu au printemps 1981 dans le nord-ouest du Sénégal à 200 kilomètres de Dakar, notamment à Saint-Louis et aux environs de Louga.

Une scène du film "Coup de torchon" de Bertrand Tavernier. [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]
Une scène du film "Coup de torchon" de Bertrand Tavernier. [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]

Pour les décors, Bertrand Tavernier a fait appel à Alexandre Trauner, un vieux roublard du cinéma.

Quand il parle de Trauner, voici ce que dit Bertrand Tavernier: "J’ai travaillé avec cet homme génial et pétri d’une intelligence narquoise. Il a fait le film avec deux techniciens français et des gens trouvés sur place au Sénégal.

Des vieilles femmes qui cousaient des rideaux et des tentures. Il avait des idées formidables. Ce n’était pas la saison des bambous et il en voulait pour les rideaux chez Isabelle Huppert. A la place, il a utilisé des nouilles en prévenant l’éclairagiste d’éviter des projecteurs trop chauds afin que les pâtes qui pendaient ne ramollissent pas".

"Il impose un rapport aux couleurs qui contredit les clichés sur l’Afrique. Les Européens ne sortaient pas de chez eux pendant les heures torrides, préférant attendre que la lumière tombe. On a travaillé sur des couleurs pastel à l’opposé des images contrastées qu’on voyait dans beaucoup de films.

Trauner a renchéri dans ce sens avec ces papiers peints bleu ciel, ces couleurs douces de bonbonnière qui servent d’écrins lumineux aux personnages", rapporte encore le cinéaste.

L'affiche du film film "Coup de Torchon" sorti en 1981. [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]
L'affiche du film film "Coup de Torchon" sorti en 1981. [Collection ChristopheL/AFP - Etienne George]

Le film sort au cinéma en octobre 1981. Le public s’enthousiasme, la critique aussi. En 1982, aux Césars, le film est nominé 10 fois mais n'obtiendra aucune récompense. Au final, c’est le public qui offrira la postérité à "Coup de Torchon".