Jean-Luc Godard, au contraire

Grand Format

Christian Hartmann / Reuters

Introduction

Le dernier film du cinéaste de Rolle, "Le Livre d'image", a été projeté à Cannes en 2018. Il s'agit d'une réflexion sur le monde arabe en 2017 à travers un montage d'extraits de films, les siens ou ceux des autres. Allait-il venir sur la Croisette? Rien n'était moins sûr. A 87 ans alors, le cinéaste était las des honneurs et le faisait savoir de manière originale.

Chapitre 1
L'horreur des honneurs

Festival de Cannes/Filifox / AFP - Philippe Savoir, Georges Pierre, Flore Maquin

Jean-Luc Godard aimait la dispute. "C'est amusant" disait-il au micro de la RTS en 2014, rappelant, non sans ironie, que chez les scouts il avait pour totem "le moineau chamailleur".

Sa virulence, parfois son intransigeance, lui ont valu des inimitiés durables et une rupture définitive avec Truffaut, en 1973.

J'ai pris beaucoup de temps à perdre cette violence de l'accrochage

Jean-Luc Godard en 2014

Godard aimait penser contre. Il avait d'ailleurs déjà choisi son épitaphe, sur la recommandation de sa femme Anne-Marie Miéville: "Jean-Luc Godard, au contraire."

Son désir d'en découdre s'est souvent manifesté face aux honneurs et autres distinctions. Posture de grand bourgeois qui peut mépriser ce que les autres convoitent? Ou méfiance légitime d'un artiste face "aux professionnels de la profession"? Conscience aiguë de la vanité du monde? Ou orgueil suprême? Désir profond de solitude ou coquetterie de diva?

Sa relation avec le vedettariat a toujours été complexe, ambivalente. Ses liens avec le festival de Cannes en témoignent.

Même si l'affiche de la 71e édition lui rendait hommage via "Pierrot le Fou" et que son nom a été cité moult fois lors de la Cérémonie d'ouverture, l'histoire d'amour a été houleuse, et pas forcément réciproque, entre le Rollois et la Croisette.

Premières frictions, en mai 1968. Le cinéaste, qui a déjà été primé à Berlin et Venise mais boudé par Cannes, prend la tête de la contestation avec François Truffaut et exige l'arrêt de la compétition alors que la France entière est en grève.

Je vous parle de solidarité avec les ouvriers et les étudiants, et vous me parlez gros plans et travellings. Vous êtes des cons.

Jean-Luc Godard, mai 68

Godard s'énerve, grimpe au rideau du Palais, histoire de rappeler ses aptitudes d'athlète, et obtient l'annulation du Festival.

A la suite de ces événements, il rompt avec le système, remet en cause la notion d'auteur et revient à l'anonymat sous le pseudonyme collectif Dziga Vertov. Ensuite, ce sera, avec Anne-Marie Miéville, la période grenobloise consacrée à la vidéo.

Chapitre 2
Je t'aime, moi non plus

STF / AFP

Après dix ans de militance, Godard revient à un cinéma plus traditionnel. "Sauve qui peut la vie" (1980) est sélectionné en compétition cannoise, tout comme "Passion" deux ans plus tard, avec Isabelle Huppert, Hanna Schygulla et Michel Piccoli.

Ses films divisent la Croisette. Comme toujours, on parle de génie ou d'imposture, de beauté sidérante ou d'ennui colossal. Godard a la passion du montage et de sa dialectique: dans ses films, mais aussi dans son discours. Ses conférences de presses deviennent des événements médiatico-artistiques, des happenings qu'aucun journaliste ne voudrait manquer.

Godard, prévenant avec Nathalie Baye en 1980, lors de la présentation cannoise de "Sauve qui peut la vie" [AFP - RALPH GATTI]

En 1985, rebelote. Non seulement "Détective" n'a aucun prix mais le film se fait huer en dépit de sa brochette de stars, dont Johnny Halliday et Nathalie Baye. Et Godard, insulté.

Mais c'est pour "Je vous salue Marie", tourné la même année, que JLG se fait entarter à Cannes. L'auteur de cet attentat pâtissier, Noël Godin, n'a pas supporté que Godard "le grand mécréant" accepte de retirer son film des salles avoisinant le Vatican.

Amusé par ce geste burlesque qui lui rappelle le cinéma muet, le Rollois fera lever la sanction contre le trublion, qui avait été interdit de festival à vie.

Chapitre 3
Coup de bluff

AFP - PATRICK KOVARIK

En 1990, Godard, devenu une véritable marque culturelle, frappe un grand coup. Il va tourner avec Alain Delon!

Tout a très bien commencé entre eux. On peut même parler de lune de miel. L'acteur fétiche de Visconti et Melville parle de Godard comme d'un grand auteur et directeur d'acteurs, d'un cinéaste-écrivain inspiré.

"Soyez Karajan et je serai votre instrument!"

Alain Delon à Jean-Luc Godard

Le film est sélectionné en compétition et fait le buzz avant même que le mot existe. Delon arrive par la mer, fend la foule et jubile de défiler aux côtés d'un des derniers maîtres du cinéma. L'attelage est saisissant mais le film laisse indifférent, le jury comme le public.

Par la suite, Godard dira qu'il aime bien prendre les stars quand elles sont aux creux de la vague. A-t-il vexé Delon? Quoiqu'il en soit, l'acteur a biffé "Nouvelle Vague" de sa filmographie.

Un autre acteur garde un mauvais souvenir de Godard: Gérard Depardieu, l'interprète de "Hélas pour moi". Il lui reproche son sadisme, son obsession de l'argent et son mépris de classe.

Ce n'est pas un cinéaste, mais un professeur.

Depardieu parlant de Godard

Chapitre 4
Prénom Arlésienne

WILD BUNCH / CANAL PLUS / COLLECTION CHRISTOPHEL

Il faut attendre 2014 pour que Godard soit enfin récompensé à Cannes. C'était pour "Adieu au Langage", son 47e long-métrage, le premier tourné en 3D, et dont son chien Roxy est la vedette. Il reçoit le prix du Jury, ex-aequo avec Xavier Dolan. Consécration ou camouflet?

>> A écouter, un épisode de la série "Godard, de la fuite dans les idées" :

Le réalisateur suisse Jean-Luc Godard rejoint son hôtel sur la Croisette à Cannes, le 18 mai 1995, après la conférence de presse qu'il a donnée pour son film "Nouvelle vague" en compétition officielle. [AFP - Patrick Kovarik]AFP - Patrick Kovarik
Helvetica - Publié le 2 mars 2017

De toute manière Godard n'est pas allé chercher son prix, pas plus qu'il n'était descendu à Cannes pour accompagner son film, après avoir tenu en haleine les organisateurs sur sa venue pendant plusieurs semaines.

Il explique sa décision d'une voix d'outre-tombe dans une lettre filmée adressée à ses "chers vieux camarades" Thierry Fremaux et Gilles Jacob:

Je ne fais plus, et depuis longtemps, partie de la distribution. Et donc, je ne suis pas non plus, là où vous croyez encore que je suis encore.

Godard à Thierry Fremaux et Gilles Jacob

En 2010, quand était projeté son "Film Socialisme", il avait justifié son absence, en invoquant un "problème de type grec". Les médias ne savent pas si Godard se moque du monde ou s'il en souffre.

>> A lire aussi : Godard présente "Film socialisme" à Paris

Alors même si Anna Karina, l'interprète de "Pierrot le Fou" et ex-épouse de Godard, a laissé entendre mardi soir que le Rollois pourrait faire le trajet pour présenter "Le Livre d'image" - dont on dit que la bande-son est splendide - les organisateurs ne se font pas trop d'illusions.

Chapitre 5
L'Absence comme réponse

AFP - Fabrice COFFRINI

Il y a un paradoxe Godard. L'homme qui dit son indifférence des paillettes et des honneurs est probablement le cinéaste qui a reçu le plus de distinctions de son vivant. On ne parle pas de ses sélections en festivals, notamment Venise et Berlin, qui furent les premiers à reconnaître l'inventeur d'un nouveau langage.

Godard a reçu plusieurs Césars, dont deux d'honneur, en 1987 et 1998. Lors de la première cérémonie, il remercie "la standardiste de la Gaumont et les employés de banque OBC" alors qu'il réserve son ironie "aux professionnels de la profession".

Godard embrasse Johnny Hallyday qui lui remet un César d'honneur en 1998 [AFP - JACK GUEZ]

Pour sa deuxième consécration, il reçoit la statuette des mains de Johnny Hallyday. Godard l'embrasse avec une chaleur qu'on ne lui connaît pas souvent. Il a pour son interprète de "Détective" de l'estime et de l'affection. 

C'est une sorte de gentleman

Jean-Luc Godard à propos de Johnny Hallyday

Viendra, viendra pas? Depuis 2010, et sa défection à Los Angeles pour recevoir un Oscar pour l'ensemble de son oeuvre, Godard entretient le suspense. Il invoque la fatigue, la neige, son âge, le prix du billet d'avion trop cher, l'Ecclésiaste, l'impossibilité de fumer le cigare dans les avions et une répétition des honneurs qui manquent d'imagination.

J'ai même eu un Oscar. Mon fiscaliste m'a demandé s'il pouvait l'avoir. Je le lui ai donné.

Jean-Luc Godard dans "Pardonnez-moi"

Certains dénoncent son dandysme élitaire; d'autres pensent que JLG est en phase avec ce qu'il a toujours dit: le film est plus important que son auteur. Sans oublier que les hommages sont souvent le privilège des vieux, et qu'il y a toujours un peu de tristesse, de ridicule ou de nostalgie à y céder. "J'ai beaucoup vieilli, dit Godard à la RTS, mais j'ai aussi beaucoup rajeuni."

A regarder le message filmé de Godard:

Même si c'est à trente kilomètres de chez lui, Godard décline également l'invitation, à Genève, de la remise du Prix d'honneur du cinéma suisse en 2015. En lieu et place, il envoie un petit film de quatre minutes, mi-burlesque, mi-crépusculaire, où il se demande, après avoir mimé une sorte de crise cardiaque, comment il pourrait recevoir un Prix du cinéma suisse alors que le cinéma suisse n'existe pas.

Godard a encore trouvé la parade: faire des films pour dire pourquoi il ne se déplace plus pour les accompagner. C'est sa manière de ne jamais arrêter de faire du cinéma.

Désormais Jean-Luc Godard reste à Rolle où il réside depuis 1977, près de ce lac qu'il a tant filmé et d'Anne-Marie Miéville avec qui il espère "continuer d'avoir de bons rapports affectifs. C'est important la vie personnelle".

Evidemment, il a aussi refusé de participer à la Cérémonie organisée par sa commune afin de lui décerner le Mérite d'honneur de la ville. Godard a remercié mais n'a donné aucune explication, pas plus qu'il n'a envoyé de film.

[AFP - Fabrice COFFRINI]