Ces scénaristes dans l'ombre des cinéastes

Grand Format Décryptage

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Introduction

Ni réalisateurs ni écrivains, ils sont essentiels et pourtant effacés. Gros plan sur les scénaristes, dont le métier parfois trop peu reconnu peine à acquérir ses lettres de noblesse en Suisse.

Chapitre 1
Dans l’ombre de la Nouvelle Vague

"Je demande souvent aux gens s’ils connaissent le scénariste du dernier film qu’ils ont vu et, en général, la réponse est non. Nous sommes des gens de l’ombre, au service d’une histoire. Nous sommes les personnes les plus importantes au moment de l’écriture et une fois que le film se fait, on n’est plus vraiment là."

Ces mots sont ceux de Jacqueline Surchat, à la tête du département scénario de la Fondation de formation continue pour le cinéma et d’audiovisuel (FOCAL). Ils décrivent un métier de l’ombre. A tel point que les scénaristes disparaissent souvent du matériel de promotion des films.

Antoine Jaccoud, scénariste suisse. [Keystone - Georgios Kefalas]

C’était le cas d’Antoine Jaccoud lors de la récente présentation du moyen-métrage d’Ursula Meier à la Berlinale 2018: "Le film a été classé par la presse hollywoodienne dans le classement des dix meilleurs films de Berlin. Et après, on voit que dans le matériel promotionnel distribué par l’agence du cinéma suisse, SwissFilms il n’y a aucune mention de qui a écrit. C’est un truc qui m’a énervé. Sur le plan de l’idée que ça donne du cinéma, je trouvais tout à fait obscène."

Le scénariste poste alors une photo du programme sur Facebook accompagnée du statut "Encore une fois, le scénariste n’existe pas pour SwissFilms. Que faire".

Commentée par diverses personnalités du cinéma suisse, la publication fait l’effet d’un pavé dans la mare. Antoine Jaccoud sourit: "J’étais un peu Spartacus, d’autres esclaves se sont révoltés, des lettres sont arrivées chez SwissFilms et j’ai l’impression que ça va changer."

>> A voir: La difficulté d'être scénariste en Suisse :

Scénariste: un métier peu valorisé
19h30 - Publié le 23 mars 2018

Pourquoi une telle dépréciation? Face à cette question, la réponse est unanime: l’influence de la Nouvelle Vague et sa notion d’auteur-réalisateur est encore fortement palpable de ce côté de la frontière.

"A partir de la Nouvelle Vague, notamment de François Truffaut qui s’est beaucoup attaqué à la qualité française et aux scénaristes classiques, le modèle c’est celui du cinéaste complet, qui fait tout. Donc les futurs réalisateurs se conçoivent aussi comme scénaristes. Il n’y a pas ce découpage du travail comme on l’aurait à Hollywood ou dans un cinéma plus populaire et en même temps plus industriel", analyse Alain Boillat, professeur ordinaire en Histoire et esthétique du cinéma à l’Université de Lausanne.

Discret mais indispensable

Sur la petite scène du cinéma romand, avec ses productions modestes et ses budgets plutôt éloignés du faste hollywoodien, le modèle reste relativement artisanal. Dans un tel contexte, pas de répartition des tâches. Un projet est souvent porté par une seule personne: le réalisateur.

Pourtant, nombre de cinéastes "complets" s’adjoignent l’aide d’un ou de plusieurs scénaristes. C’était, d’ailleurs, le cas de François Truffaut malgré la virulence de ses critiques, ou actuellement du réalisateur romand Lionel Baier.

Tous les films que j’ai réalisés, je les ai coécrits avec quelqu'un. Quand vous travaillez avec un scénariste, vous ouvrez le film sur le monde. Alors que si vous travaillez seul vous avez beaucoup plus le danger d’être bloqué dans des prérogatives ou des obsessions qui sont les vôtres.

Lionel Baier, réalisateur suisse

>> A voir: Portraits croisés de quatre scénaristes romands :

Portrait de quatre scénaristes suisses
RTSculture - Publié le 26 mars 2018

Pour Stéphane Mitchell, qui a notamment piloté l’équipe de scénariste de la série "Quartier des banques", le cinéma d’auteur "ne devrait pas avoir peur des scénaristes de télévision. Etre formaté ne rend pas informatable: ça veut dire que, justement, on arrive à rentrer dans des cases et faire tenir une histoire. Peut-être que ça fait défaut au cinéma d’auteur qui peut faire de très belles choses, mais parfois des objets un peu imprécis ou qui pourraient gagner en force."

Bons films et mauvais scénarios (ou l’inverse)

Sans compter que le scénario, en tant qu’unique support concret pour obtenir le financement d’un film, reste précieux: "Le seul objet qu’on a entre les mains pour juger si un projet vaut ou non la peine, c’est le scénario", rappelle Sylvie Lehmann, également scénariste romande. "S’il y a un producteur, des diffuseurs engagés sur un projet, il n’y a aucun hasard: c’est que le scénario est bon, qu’il a plu, puisque c’est la seule chose qu’ils ont entre les mains."

Sylvie Lehmann, scénariste romande. [RTS]

Des propos nuancés par Lionel Baier, pour qui il n’y a pas de mauvais scénarios, mais que des mauvais réalisateurs:"Si je vous donne l’exemple presque académique de la Dolce Vita de Federico Fellini, le scénario est tout pourri. Rien n’est articulé, les personnages disparaissent, réapparaissent, les scènes sont absurdes, il n’y a pas d’arc narratif, c’est trop long, il y a peu de dialogues, parfois c’est répétitif, etc. Le scénario sur le papier doit être extrêmement mauvais. Après, il se trouve qu’un génie a fait le film, du coup il est absolument génial. Par contre le nombre d’exemples de très bons scénarios et de mauvais films est infini: vous pouvez allumer la télé presque tous les soirs, vous allez tomber sur plein de très bons scénarios, objectivement, qui font des films inregardables."

Une seule chose est sûre: on ne devient pas scénariste pour la gloire. "On arrive à en rire, avoue Stéphane Mitchell avec philosophie, en se disant qu’on ne fait pas ce métier pour ça. Il faut trouver de la reconnaissance ailleurs, avoir un chien, un chat ou une famille…"

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Chapitre 2
La question du financement

Ni pour la gloire ni pour l’argent, d’ailleurs. Peut-on vraiment vivre de l’écriture de scénario en Suisse? La plupart des acteurs de la branche dénoncent un mode de financement dysfonctionnel et trop faible.

Si certains scénaristes professionnels parviennent à vivre de leur métier, c’est à condition de multiplier les projets: "Le budget pour un scénario peut aller de 20'000 à 100'000 francs, détaille Jacqueline Surchat. Mais ce n’est pas souvent le cas. Disons qu’on est plutôt autour de 50'000 en moyenne. Et souvent on est deux ou trois à se partager cette somme, sur une durée qui s’étale sur deux ans si vous avez de la chance, en général plutôt trois. Si vous entendez ce chiffre, vous savez qu’on ne peut pas vivre de ça avec un seul projet. Les scénaristes, ceux qui vivent vraiment de l’écriture, travaillent tous sur deux ou trois projets en même temps."

Jacqueline Surchat, du groupe SCENARIO. [RT]

Des aides minimalistes qui découragent la relève

Entre 2012 et 2015, les régimes d’encouragement de la culture de la Confédération comportaient un volet concernant l’aide au traitement, pour soutenir directement le travail des scénaristes. Le concept? "On présente trois pages, vous nous donnez 10'000 francs suisses pour développer le traitement sur six mois", explique Stéphane Mitchell, également membre du conseil d’administration de la Société suisse des auteurs (SSA).

C’est elle qui a coordonné une action contre la suppression de cette aide en 2015. Peine perdue. L’Office fédéral de la culture (OFC) met fin à l’expérience en argumentant que "les coûts administratifs étaient trop élevés par rapport aux petits montants versés et que le nombre de demandes était en augmentation", comme le relève l’Association suisse des scénaristes et réalisateurs de films (ARF/FDS) dans son rapport 2015.

Curieusement victime de son succès, l’aide n’existe plus. Et ce, malgré la mobilisation SCENARIO, groupe d’intérêt de l’ARF/FDS, qui adresse à l’OFC un manifeste contre cette suppression signé par 124 auteurs, doublé d’un courrier au conseiller fédéral Alain Berset.

Un retour en arrière que Stéphane Mitchell déplore: "C’est assez pénible. On a l’impression d’être toujours en train de dire "mais donnez de l’argent au scénario!". Plus il y a de scénarios qui seront écrits, mieux seront les films, parce que si on abandonne un scénario, on n’aura jamais dépensé autant d’argent que si on abandonne un film. C’est mieux de jeter un scénario qui a coûté 10 ou 60'000 francs que de jeter un film qui a coûté un million et demi…"

La scénariste Stephane Michell. [RTS]

Seuls subsistent donc les soutiens ponctuels émanant d’institutions telles que Migros Pourcent-culturel, Suissimage, de diverses fondations ainsi que des commissions d’encouragement cantonales.

Principale conséquence de ce manque de soutien financier, les scénaristes professionnels se comptent pratiquement sur les doigts de la main – en tout cas en Suisse romande. Au sein même du groupe SCENARIO, le constat est inquiétant.

Nous sommes une cinquantaine, dont une vingtaine a déjà abandonné le métier. Sur les trente autres, une dizaine est passée à la réalisation

Jacqueline Surchat qui pilote le groupe SCENARIO

Il en résulte une perte de diversité: "J’ai l’impression qu’il manque une relève dans l’écriture, parce que les gens viennent toujours chercher les mêmes. Que ce soit Stéphane, que ce soit moi, que ce soit Antoine…", témoigne Jacqueline Surchat. "Chez FOCAL, je suis madame scénario, c’est à moi que l’on demande quand on a besoin de quelqu’un. Alors je donne des noms et souvent j’obtiens des réponses comme quoi les gens sont occupés."

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Chapitre 3
Une formation discrète et peu sollicitée

Si la relève est faible, c’est aussi qu’elle peine à se former. A l’heure actuelle en Suisse romande, il n’existe guère que le master proposé conjointement par l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL) et la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD).

Un cursus riche qui existe depuis douze ans, mais qui peine à séduire. "Malheureusement, on n’a pas encore assez d’étudiants", déplore Anne Delseth, responsable du master pour l’ECAL. "Dans la dernière classe, il y avait cinq étudiants en scénario, dans celle d’avant, deux. On aimerait bien stabiliser cette formation et on encourage à la fois des personnes qui auraient déjà réalisé des films et des gens qui s’intéresseraient uniquement à l’écriture à la suivre." La prochaine volée devra manifester son intérêt avant la fin du mois d’avril 2018.

En-dehors de ce cursus, il existe aussi de nombreuses formations continues, très sollicitées, et bien sûr l’apprentissage "sur le tas". De nombreux futurs scénaristes optent en revanche pour des études à l’étranger: c’est le cas de Stéphane Mitchell, formée aux Etats-Unis, et de Sylvie Lehmann, qui a préféré la Belgique.

Antoine Jaccoud juge pour sa part l’offre trop faible et surtout trop liée aux écoles d’art: "On gagnerait à ce qu’il y ait une ou plusieurs filières qui forment des gens à l’écriture dramatique, en prenant en compte la direction d’acteurs, la réception des spectateurs… Plutôt que d’avoir des écoles de cinéma sous le contrôle général d’une école d’art, qui a mille autres choses à faire que de valoriser le film. Il faudrait peut-être autonomiser tout ça."

Ce d’autant plus que, selon le scénariste et écrivain romand, il y a "d’autres enjeux": "Former des dramaturges, c’est aussi une manière de former un regard sur ce pays, que je trouve absolument passionnant, ou désespérant, sous de nombreux aspects. Je reste convaincu que ce pays peut engendrer des histoires, toutes sortes d’histoires."

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Chapitre 4
L’ère des séries: un nouveau souffle

Raconter des histoires suisses, c’est justement ce qu’a voulu faire la série "Quartier des banques", dont le scénario est issu d’une fertile "writer’s room" dirigée par Stéphane Mitchell. Dans le cas précis de cette fiction, la "patte" du réalisateur, Fulvio Bernasconi, reste bien présente. Mais ce n’est pas lui l’auteur du gros de l’œuvre: "Le réalisateur était très important, il passait, il lisait, il donnait son point de vue mais il n’était pas là à la table à faire jouer l’histoire, à se demander comment la raconter de façon dramatique, comment créer le suspense, comment couper les six épisodes, etc.", raconte Stéphane Mitchell.

Avec l’avènement des séries américaines, qui cartonnent sur le territoire helvétique, la situation des scénaristes tend à s’améliorer. La télévision est désormais friande d’écrivains d’autant plus nombreux qu’ils doivent abattre une tâche monumentale en un temps très réduit.

>> A voir: Mode d’emploi d’une "writer’s room", avec Sylvie Lehmann :

Mode d'emploi d'une writer's room
RTSculture - Publié le 26 mars 2018

"Peut-être que l’écriture massive demandée par les séries télévisuelles implique une forme de revalorisation du scénariste", relève Alain Boillat. "Evidemment du côté des chaînes privées américaines, mais aussi à toutes les échelles. Je pense que le scénariste revient un peu sur le devant de la scène, parce que les réalisateurs changent souvent d’un épisode à l’autre. La régularité est donc assurée par les scénaristes."

Dans les séries, le "vrai patron" est du côté de la narration, pas de la réalisation. Il y a la nécessité d’avoir une permanence qui concerne l’histoire et les personnages, alors que le réalisateur devient interchangeable.

Antoine Jaccoud, scénariste
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Chapitre 5
Perspectives

Du pavé dans la mare d’Antoine Jaccoud à la mobilisation des auteurs contre No Billag, en passant par les nombreux débats récents autour du métier, notamment aux Journées de Soleure, la plupart des protagonistes rencontrés sentent le vent souffler en leur faveur.

Pourtant le sujet n’a rien de neuf: "Tous les dix ans il y a un numéro spécial scénario dans les Cahiers du Cinéma, où on se plaint du statut des scénaristes et du fait qu’on oublie la part scénaristique dans la construction d’un film", rappelle Alain Boillat. Le changement de paradigme apporté par les séries sera-t-il suffisant pour changer durablement les choses ?

Récemment, Jean-Luc Bideau dévoilait dans la presse un projet de grande école fédérale du cinéma, sorte d’école polytechnique calquée sur le modèle de la Fémis française et qui permettrait entre autres de développer le secteur de l’écriture indépendamment de la réalisation.

Antoine Jaccoud de son côté se prend à "rêver d’un institut": "Il existe en Suisse l’Institut littéraire, lié à l’Université de Berne, c’est la seule filière de creative writing en Suisse. Parfois il nous arrive de rêver qu’il y ait quelque chose de similaire pour ceux qui pourraient ensuite écrire pour le théâtre, pour le cinéma, pour la radio…" Projet également soutenu par Stéphane Mitchell lors des Journées de Soleure.

Une simple fiction?

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