"A bout de souffle", le film qui a révolutionné le cinéma

Grand Format Cinéma

Roger-Viollet/AFP - Alain Adler

Introduction

Sorti en 1960, "A bout de souffle" est un long métrage à l'intrigue minimaliste, mais d’une audace esthétique encore jamais vue. Véritable manifeste de la Nouvelle Vague, le film révèle aussi un réalisateur hors-normes: Jean-Luc Godard, qui vient de disparaître à l'âge de 91 ans.

Chapitre 1
Les origines du film

AFP - Productions Georges de Beaureg

Rares sont les grands cinéastes à débuter leur carrière par leur film le plus célèbre et le plus commercial. C'est le cas de Jean-Luc Godard. En 1960, "À bout de souffle" marque l'histoire du cinéma par son incroyable audace esthétique. Basé sur le schéma classique d'un film policier, il constitue le manifeste de toute une génération.

Bien que réalisé avec peu de moyens, le chef d'oeuvre propulse le réalisateur franco-suisse Jean-Luc Godard, décédé le 13 septembre, sur le devant de la scène de la Nouvelle Vague. Il avait alors 29 ans.

>> A lire, notre dossier : Godard, icône intimidante du cinéma

Tournage à la sauvette en prise directe avec les événements, caméra dissimulée aux regards, ton syncopé voire électrisant, montage inédit et acteurs méconnus. Jean-Luc Godard bouleverse l'art de la fiction. Sur le moment, ni Godard ni Jean-Paul Belmondo ni Jean Seberg ni les autres artisans de cette révolution artistique n'en sont pleinement conscients. Aucun d'entre eux ne soupçonne l'étendue que va prendre leur révolution.

On a tout dit, tout lu, tout vu, sur "A bout de souffle". Mais on n’a peut-être pas tout entendu, pas écouté les anecdotes de ce tournage pas comme les autres.

Affiche du film "À bout de souffle" de Jean-Luc Godard. [AFP - Productions Georges de Beauregar]

Je suis venu au cinéma un peu par hasard. Ce n'était pas une passion d'enfance. J'aimais mieux lire. Trois bouquins par jour. Je ne faisais rien d'autre. [...] Maintenant je ne lis plus.

Jean-Luc Godard, réalisateur

Chapitre 2
Le synopsis

AFP - Productions Georges de Beaureg

Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo) est un jeune voyou plus insolent que méchant. Sous ses manières de truand et malgré sa propension à s'approprier le bien du prochain, c'est un type sympathique. Sauf qu'il vole une voiture à Marseille pour se rendre à Paris et qu'en route, il tue un gendarme.

Arrivé à Paris, il fait le tour de ses copains et copines. Quelqu'un lui doit de l'argent. Avec ce fric, il ira à Rome. Il retrouve également l'étudiante américaine Patricia (Jean Seberg), avec laquelle il a eu récemment une liaison et qu'il veut emmener avec lui. Pour gagner de l'argent, Patricia vend le "New York Herald Tribune" sur les Champs Elysées. En attendant, Michel se cache chez elle alors que son portrait est déjà dans tous les journaux.

Jean Seberg dans le film "À bout de souffle" de Jean-Luc Godard. [AFP - Productions Georges de Beaureg]

Le film montre les différentes démarches de Michel pour réussir à récupérer son argent et ses amours contrariées. L'essentiel du film est bâti sur l'étrange histoire d'amour involontaire qui unit Michel et Patricia. Mais la police resserre son étreinte et la fille par lassitude, lâcheté ou courage livre son amant aux policiers. C'est une histoire banale, un simple polar, qui touche au tragique.

En propédeutique, j'ai commencé à aller au cinéma, mais un jour j'ai fichu le camp. J'avais vingt ans. Je me suis engagé comme manœuvre dans un grand barrage en Suisse. J'y suis resté deux ans. Avec ma paie, j'ai loué une caméra. Cela a été mon premier film: "Opération béton".

Jean-Luc Godard, réalisateur

Chapitre 3
Le scénario

AFP

En 1959, Jean-Luc Godard réalise son premier long métrage après quelques courts métrages et documentaires. Il écrit également des critiques pour "Les Cahiers du cinéma".

Alors que "Les Quatre cents coups" de Truffaut font fureur et lancent l'écume de la Nouvelle Vague à Cannes, son réalisateur recommande Godard à Georges de Beauregard, tout en lui faisant don d'un scénario vieux de deux ans.

Ce scénario de quelques pages est né d'une idée qu'il a eue en lisant dans "France soir": l'histoire d'un jeune homme sans attache qui vole une voiture diplomatique et tue un policier en roulant vers le Havre. Un fait divers qui deviendra l'intrigue du film "À bout de souffle".

Je n'ai rien improvisé. J'ai pris une multitude de notes. Avant de commencer le film, cette armature m'a permis de rédiger chaque matin les huit pages correspondant à la séquence que je devais tourner dans la journée.

Jean-Luc Godart, réalisateur
Jean-Paul Belmondo dans "À bout de souffle" de Jean-Luc Godard. [AFP - Productions Georges de Beaureg / Collection ChristopheL]

Le film s'inscrit dans la forme du film noir. Le destin y joue un rôle capital. Godard affirme d'ailleurs avoir voulu refaire "Fallen Angel" d'Otto Preminger. Son personnage de Michel Poiccard, truand à la petite semaine, c'est un peu lui.

Le scénario écrit par Truffaut est revu de bout en bout par Godard. Selon le réalisateur, il aurait accumulé une infinité de notes en six mois puis tout jeté à la veille du tournage. Sur le tournage, chaque matin, il rédigera le scénario des scènes tournées dans la journée. Cette méthode de travail rend Georges de Beauregard, le producteur, complètement fou. Il ne dispose d'aucune vision globale sur le film et n'a aucune idée de là où part son argent.

Jean-Pierre Melville dans le film "À bout de souffle" de Jean-Luc Godard. [AFP - Productions Georges de Beaureg]

Godard prend son temps. Il tourne quand il en a l'envie ou l'inspiration. Les autres jours, il renvoie tout le monde à la maison. Plusieurs fois, alors que le producteur se rend sur le tournage, il ne trouve personne. Un jour, Beauregard croise Godard devant la Belle Ferronnière et ils en viennent aux mains.

Une autre fois, le producteur se fait arrêter par la police au volant de la superbe Thunderbird blanche de la fin du film, alors que c'est Godard qui a les papiers. Beauregard est conduit au poste et lorsque Jean-Luc appelé pour le sortir de là, il l'examine à travers les barreaux puis dit au commissaire: "Ce type n'a rien d'un producteur, c'est un mythomane, gardez-le". Il peut ainsi finir son film tranquillement.

Et peu importe l'histoire, au fond, ça m'est bien égal. Ce que j'aime ce sont les gens. Et je fais des films avec les gens.

Jean-Luc Godard, réalisateur, dans la Revue Arts en 1960

Chapitre 4
Les acteurs

AFP - Productions Georges de Beaureg

"A bout de souffle" met en scène Jean Seberg, une jeune actrice révélée par Otto Preminger dans "Sainte Jeanne" et "Bonjour Tristesse". Une actrice américaine, formée aux techniques américaines, qui sera très déstabilisée par le tournage particulier d'"A bout de souffle". Elle se plaint notamment, non pas des méthodes de Godard, mais de son hygiène et de ses chaussettes, qu'il ne change pas assez souvent.

Jean Seberg fera une carrière en dents de scie au cinéma et s'engagera pour diverses causes et mouvements activistes des années 60 et 70, comme les Black Panthers. Elle sera retrouvée morte le 30 août 1979, à l'arrière d'une voiture, nue sous une couverture. Elle aurait succombé à une dose massive de barbituriques. La police conclut alors au suicide, mais la thèse de l'assassinat est toujours d'actualité.

L'actrice Jean Seberg et le réalisateur Jean-Luc Godard en mars 1960. [AFP]

Jean-Paul Belmondo est un comédien atypique. Fils d'un sculpteur célèbre, il s'est donné beaucoup de mal pour devenir comédien. Acteur inclassable, terriblement animal et énergique, il symbolise la génération d'après-guerre qui veut vivre un printemps fabuleux. C'est un homme ordinaire que l'on peut croiser dans la rue. C'est d'ailleurs par hasard à Saint Germain des Prés que Jean-Luc Godard l'a abordé pour lui proposer de tourner.

Ce choix correspond à l'esthétique de la Nouvelle Vague qui cherchait de nouveaux corps, de nouveaux gestes. Belmondo ne correspond à rien de connu.

>> A lire aussi : Belmondo en sept rôles variés

Quand j'ai tourné "À bout de souffle", je pensais que je faisais quelque chose de très précis. Je réalisais un thriller, un film de gangsters. Quand je l'ai vu pour la première fois, j'ai compris que j'avais fait tout autre chose.

Jean-Luc Godard, réalisateur

Chapitre 5
Le tournage

Roger-Viollet/AFP - Alain Adler

Le tournage commence le 17 août 1959. Jean-Luc Godard écrit à son producteur: "C'est lundi, cher Georges de Beauregard, il fait presque jour, la partie de poker va commencer. J'espère qu'elle vous rapportera pas mal d'oseille. J'espère que votre film sera d'une belle simplicité ou d'une simple beauté. J'ai très peur. Je suis très ému. Tout va bien. Je vous écris presque comme à mes parents et vous lègue comme première mise pour la partie qui commence cette devise de Guillaume Apollinaire. "Tout terriblement"."

>> A voir: un extrait devenu célèbre du film "A bout de souffle" :

Extrait du film "A bout de souffle" réalisé par Jean-Luc Godard
19h30 - Publié le 13 septembre 2022

Ce jour-là, Godard a donné rendez-vous à sa petite équipe à six heures du matin, à la terrasse du café Notre-Dame, sur les Quais. Lorsque l'équipe est au complet, elle filme l'arrivée de Belmondo en auto-stop à l'arrière d'une 2CV. Il tente de passer un coup de fil. S'ensuit son entrée dans l'hôtel de Patricia, qui est absente, et l'œuf au plat jambon qu'il commande au café tandis qu'il jette un œil sur le journal. Douze plans, une minute et demie utile, le tout en boîte dans la matinée, enregistrés avec une extrême rapidité.

En fin de matinée, Godard referme son cahier et lâche: "c'est fini pour aujourd'hui, je n'ai plus d'idée". Belmondo témoigne. "J'ai dit à ma femme en rentrant: 'j'ai trouvé la planque, ce n'est pas tuant, on boit des verres, ça va!'"

Jean-Paul Belmondo dans le film "A bout de souffle" de Jean-Luc Godard. [Roger-Viollet/AFP - Alain Adler]

"A bout de souffle", c'est le Paris de l'été 1959. Les Champs-Elysées, le huitième arrondissement, le Boulevard Raspail. Des décors naturels, des lumières naturelles. Soit les décors du quotidien des Parisiens de l'époque.

Le réalisateur a déniché l'homme de la situation. Raoul Coutard, directeur de la photographie, capable de filmer en direct et à la main les situations les plus imprévisibles, dans les conditions les plus inconfortables, grâce à son passé de reporter de guerre.

Il tourne vite avec une cameflex. Il utilise l'éclairage public, joue avec des travellings sur chaise roulante ou dans un tricycle de la poste. C'est ainsi que, presque par hasard, parce que les conditions l'exigent, commence une révolution esthétique.

On tourne en ce moment vraiment au jour le jour. J'écris les scènes en petit-déjeunant au Dupont Montparnasse.

Jean-Luc Godard, réalisateur

Raoul Coutard s'informe pour savoir à quelle minute exactement s'allument les Champs-Elysées. Il fait alors installer sa caméra aux fenêtres des Cahiers du cinéma et filme Belmondo s'avançant au milieu des passants à l'instant précis de l'illumination.

Le tournage d'"A bout de souffle" se termine le 15 septembre 1959, sans un jour de dépassement. Tourné en noir et blanc et sans son, il faut rejouer tous les dialogues, prendre des sons de rue et constituer un tissu sonore qui donnera son style au film.

Jean Seberg et Jean-Paul Belmondo dans "A bout de souffle" de Jean-Luc Godard (1960). [AFP - Collection ChristopheL]

Aux rushes, toute l'équipe, y compris l'opérateur trouve la photo dégueulasse. Moi je l'aime. L'important ce n'est pas que les choses soient filmées de telle ou telle façon, mais simplement qu'elles soient filmées et que ce ne soit pas flou.

Jean-Luc Godart, réalisateur

À la fin du tournage, on accuse un excès de rushs. "A bout de souffle" est trop long de presque une heure. Jean-Luc Godard reprend tous les plans avec sa monteuse Cécile Decugis. On élimine, on élague. Cela donne un côté haché complètement nouveau. Godard invente alors ce qu'il décrit comme étant le "jump cut". Ce montage innovant, improvisé pour pallier la longueur du film, deviendra de l'improvisation géniale.

Le film, emblème d'une génération, doit beaucoup aux hasards et à l'esprit inventif d'un homme qui va s'inventer un personnage, en même temps qu'il tourne son premier long métrage.

>> A écouter: Jean-Luc Godard qui évoque en 1971 les débuts de sa carrière et sa conception du cinéma :

Jean-Luc Godard, cinéaste en liberté
Cinéma en liberté - Publié le 8 novembre 1971

J'ai peur du bruit que l'on fait autour de mon film. Je ne voudrais pas décourager mes admirateurs qui le trouvent sublime et crient au génie, mais vraiment ils exagèrent. Je crois que tout cinéaste véritable doit admirer les films des autres et mépriser les siens parce qu'ils ne lui apportent rien de neuf.

Jean-Luc Godard, réalisateur

Chapitre 6
La sortie du film

AFP - Productions Georges de Beaureg

Le film sort à Paris en 1960. Il est alors interdit aux moins de 18 ans. Une coupure est demandée: celle qui montre le président Eisenhower et le président De Gaulle remontant en voiture les Champs-Elysées.

La commission a toujours jugé inopportune la représentation dans les films de chefs d'état ou de chefs de gouvernement en fonction. Godard coupe et le film sort. Les réactions sont houleuses: excès d'amour ou torrents de haine, on n'avait pas vu cela depuis des années.

Jean-Luc Godard bouleverse les conventions. Les personnages ne débitent plus des mots d'auteurs, mais parlent comme dans la vie réelle, font des plaisanteries, des réflexions, des commentaires. La fusion entre bande-son et image est brisée et Belmondo et Seberg regardent la caméra de face.

Alors que la vieille garde crie au scandale, "À bout de souffle" conquiert un public jeune, malgré l'interdiction aux moins de 18 ans. Présenté à Cannes, le film ne décrochera aucune distinction. Il recevra cependant le prix Jean Vigo l'année de sa sortie.

>> À écouter, l'émission "Travelling" de Catherine Fattebert :

Jean-Paul Belmondo dans "À bout de souffle" de Jean-Luc Godard. [AFP - Productions Georges de Beaureg / Collection ChristopheL]AFP - Productions Georges de Beaureg / Collection ChristopheL
Travelling - Publié le 15 octobre 2017

Mercredi, on a tourné une scène en plein soleil avec de la Geva 36. Tous trouvent ça infect. Moi, je trouve ça assez extraordinaire. C'est la première fois qu'on oblige la pellicule à donner le maximum d'elle-même en lui faisant faire ce pour quoi elle n'est pas faite. [...] Même la pellicule vous le voyez sera à bout de souffle.

Jean-Luc Godart, réalisateur