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Dans "Memoria", Tilda Swinton revient aux origines de l'humanité

Une image du film "Memoria" d'Apichatpong Weerasethakul. [EF NEON]
Une image du film "Memoria" d'Apichatpong Weerasethakul - [EF NEON]
Palme d’or en 2010 pour son définitif "Oncle Boonmee", le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul part en Colombie pour un périple métaphysique où un son mystérieux réveille une mémoire ancestrale. "Memoria" est une œuvre minimaliste et envoûtante qui ramène à un temps antérieur.

Un plan fixe dans une chambre. Un rideau blanc fermé, semblable à un écran de cinéma. Quelques secondes passent, sans rien, sinon notre attente comblée par un son qui retentit soudain, lourd, sourd, comme un bloc de pierre heurtant le métal. Dans le cadre, une silhouette se redresse, réveillée par ce bruit inattendu qui va déterminer tout l’enjeu de "Memoria", le nouveau film d’Apichatpong Weerasethakul ("Oncle Boonmee", "Cemetery of Splendour", "Tropical Malady"), prix du jury au dernier festival de Cannes.

Ce son indéfini obsède la protagoniste principale, Jessica Holland (Tilda Swinton, également coproductrice), qui va passer le temps du film à interroger son origine et se laisser, comme le spectateur, aspirer par son mystère. De cette Ecossaise de passage à Bogota, on ne saura que le strict minimum. Elle est veuve. Elle cultive des orchidées et semble fascinée par les virus, les champignons, les bactéries. Elle est venue pour rendre visite à sa sœur hospitalisée. Mais ce qui intéresse le cinéaste est moins ce que l’on sait de Jessica que ce que l’on va découvrir, ce que l’on va éprouver, avec elle.

Du son et des ossements

Une double rencontre va déterminer les deux motifs centraux de "Memoria". D’abord, Jessica entre en contact avec Hernan, un musicien, ingénieur du son, qui va reproduire sur ordinateur, lors d’une scène magnifique, le bruit que celle-ci tente de lui décrire dans toute sa matérialité ("un son de cinéma", "un murmure qui provient du centre de la Terre"). Plus tard, Jessica se lie d’amitié avec Agnès (Jeanne Balibar), une archéologue française occupée à analyser les ossements retrouvés dans un tunnel sous la cordillère des Andes.

De ces squelettes, remontant à plus de 6'000 ans, ressurgit une mémoire collective alors que le son, que Jessica est la seule à percevoir, ressuscite une mémoire plus intime, ramenant l’héroïne à un temps originel, primordial, antérieur. C’est en quittant Bogota pour une nature isolée, à la rencontre d’un autochtone qui lui révèle que ce son qu’elle entend date d’avant "notre temps", lorsque l’on était "dans l’espace, avec les autres", que Jessica se reconnecte à ce temps oublié où l’apparition d’une navette spatiale touche moins à la science-fiction qu’à l’histoire passée de l’humanité.

Entre le songe et l’éveil

Affiche du film "Memoria" d'Apichatpong Weerasethakul. [EF NEON]
Affiche du film "Memoria" d'Apichatpong Weerasethakul. [EF NEON]

Conjuguant le temps (le son) et l’espace (l’image) avec une simplicité et un sens de l’épure inouïes, Apichatpong Weerasethakul construit (ou déconstruit) la réalité de son film en même temps que son récit se déroule. Jessica agit moins qu’elle n’observe et le monde qui s’ouvre à elle, à son regard, à son esprit, confond ce qui d’habitude est opposé: le réel et le mental, le songe et l’éveil, la vie et la mort, le visible et l’invisible.

Et lorsque les anomalies perturbent la réalité - des lumières déréglées, des alarmes de voitures déclenchées sans raison apparente - elles ne sont là que pour souligner la porosité de cette réalité qui, sous la caméra de Weerasethakul, devient aussi souple, aussi molle que les montres de la toile de Dali, "La persistance de la mémoire".

Bien plus qu’une œuvre onirique ou fantastique, "Memoria" adopte la forme d’un film de passage, traversé par les trous, les ouvertures, les excavations, où les frontières hermétiques tombent les unes après les autres. Un moment entre Jessica et Hernan, passé sous une statue de Copernic, rappelle que la Terre tourne bien autour du soleil et qu’elle n’est pas le centre de l’univers.

Et si certains pourront trouver soporifique le style contemplatif du cinéaste, qui, en moins d’une centaine de plans souvent fixes, fait surgir le mouvement à l’intérieur de son cadre, et fait advenir le suspense de son sens de la suspension, il nous est permis de nous abandonner, avec un plaisir vertigineux, au flux limpide de ses images et de ses sons en perpétuelle vibration.

Rafael Wolf/ads

"Memoria" d’Apichatpong Weerasethakul, avec Tilda Swinton, Jeanne Balibar.

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