La légende de l'Ouest mise à mal dans "L'homme qui tua Liberty Valance"

Grand Format Cinéma

Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP

Introduction

"L'homme qui tua Liberty Valance" sorti en 1962 est un des derniers westerns de John Ford, réalisateur le plus oscarisé de l'histoire du cinéma, qui a façonné la légende de l'Ouest américain. Mais ici, on est face à une antithèse des westerns auxquels il nous avait habitués.

Chapitre 1
La nostalgie d'un vieil homme

Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP

Le réalisateur John Ford a façonné la légende de lʹOuest américain. En donnant un visage aux déshérités de lʹAmérique, des cowboys justiciers aux minorités persécutées, il a su révéler comme personne les grands clivages qui structurent la société américaine.

Sorti en 1962, "L'homme qui tua Liberty Valance", ("The Man Who Shot Liberty Valance") est tourné en noir et blanc et en studio. Ford suit le récit de son intrigue, tranquillement, opposant le bien et le mal. Un homme a tué Liberty Valance. Mais qui est cet homme? Quelle est la vérité et quelle est la légende?

On est dans l'Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende

Un journaliste dans le film "L'homme qui tua Liberty Valance"

Du grand art, maîtrisé de bout en bout par un réalisateur qui, même en buvant trop, parvient à prouver qu’il existe encore et qu’il peut offrir au monde du cinéma une nostalgie de vieil homme. Avec ce film,  disparaît toute une époque, celle du mythe de l’Ouest en tant qu’idéal du cinéma américain. Disparaît également aussi un peu John Ford, dont c’est l’avant-dernier western.

Le film est très mal accueilli à sa sortie. La critique le traite de désuet, avant que l’histoire du cinéma ne s’en empare et qu’il devienne un classique à voir au moins une fois dans sa vie.

L'homme qui tua Liberty Valance, 1962. [AFP - PARAMOUNT PICTURES / JOHN FORD P / COLLECTION CHRISTOPHEL]
L'homme qui tua Liberty Valance, 1962. [AFP - PARAMOUNT PICTURES / JOHN FORD P / COLLECTION CHRISTOPHEL]

>> A écouter, l'émission "Travelling" consacrée au film "L'homme qui tua Liberty Valance", de John Ford :

James Stewart et Vera Miles dans "L'homme qui tua Liberty Valance". [Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP]Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP
Travelling - Publié le 14 novembre 2021

Chapitre 2
La justice de l'Ouest

Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP

"L'homme qui tua Liberty Valance" prend place à Shinbone, une petite ville de l’Ouest. Venu assister à l'enterrement d’un ami, le vieux sénateur Ransom Stoddard  (James Stewart) raconte à un journaliste l’histoire de cette amitié.

Il y a très longtemps, Stoddard arrivait dans cette même petite ville pour s’y installer comme avocat. Il était jeune et idéaliste. Son idée: apporter la légalité dans l'Ouest.

Un bel objectif mis à mal dès son arrivée dans cette contrée. Sur le chemin, sa diligence est attaquée par Liberty Valance (Lee Marvin), tueur impitoyable, qui le laisse pour mort sur le bord de la route. Il est sauvé par Tom Doniphon (John Wayne), un fermier du voisinage qui devient son ami et prend la tête de la résistance des fermiers contre les grands éleveurs, dont Liberty Valance est l’homme de main.

Un jour, Valance provoque Stoddard en duel. Au cours du combat qui suit, contre toute attente, Stoddard tue Valance. Le voilà célèbre sous le nom de "L’homme qui tua Liberty Valance". Par la suite, il devient le premier sénateur du nouvel Etat du Colorado, malgré ses scrupules de fonder une carrière politique sur le meurtre d’un homme.

Mais Doniphon lui révèle la vérité: ce n’est pas lui, Stoddard, qui a tué Valance, mais c’est Doniphon qui a tiré au moment où le bandit allait abattre l’avocat. La carrière de Stoddard, homme épris de justice, est ainsi fondée sur une imposture.

Peu importe. La légende est plus belle que la vérité. C’est celle-ci que l’histoire retiendra tandis qu’un vieux suit le cercueil de l’homme qui lui a sauvé la vie.

Chapitre 3
John Ford, l'homme aux 100 films

Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP

John Ford est arrivé à Hollywood en train en 1917. Il y vivra cinquante ans et y réalise plus de cent films. Quand il débarque, il s’appelle encore John Martin Feeney. Il est le dernier né d’une famille irlandaise de 13 enfants, et rêve de devenir marin. Une mauvaise vue lui ferme les portes de l’école navale.

Il part alors rejoindre son frère aîné à Hollywood, qui a débuté comme acteur puis est devenu réalisateur sous le nom de Frank Ford. John prend le nom de scène de son frère aîné, Ford. Il l’aide sur les tournages, se fait la main. Réalise ses premiers films muets.

En 1924, il passe d’Universal à la Ford. Les choses sérieuses commencent. Il a des envies, des idées, et un sens certain de l’esthétique. Il place sa caméra là où personne n’avait pensé à la mettre. Il réalise des prises de vues avec des angles absolument uniques.

En 1935, "Le mouchard" est le premier jalon irlandais de sa carrière. Il est tourné pour la RKO. C’est un succès sans précédent. John Ford devient l’homme le plus célèbre d’Hollywood. Il est courtisé par tout le monde. Y compris par Darryl F. Zanuck, producteur influent, qui comprend et admire Ford et lui met à sa disposition tout ce qu’il faut. Il en profite et réalise, en 1939, un de ses grands classiques: "Stagecoach" ("La chevauchée fantastique").

>> A écouter, l'émission "Travelling" consacrée au film "La chevauchée fantastique" :

John Wayne, Claire Trevor et George Bancroft dans "La chevauchée fantastique" de John Ford. [Photo12]Photo12
Travelling - Publié le 19 mai 2013

Il engage un vieux copain avec qui il adore jouer aux cartes. Il se nomme John Wayne. "La chevauchée fantastique" est son premier grand rôle. En 1940, autre grand succès, "Les raisins de la colère", puis en 1941 "Qu’elle était verte ma vallée".

Mais la guerre fait rage en Europe. John Ford s’engage. Il réalise des films de propagande, participe à des actions militaires, est blessé à Midway, voyage partout pour effectuer des missions de reconnaissance photographique: Afrique du Nord, Inde, Chine, Normandie.

>> A écouter, l'émission "Travelling" consacrée au film "Les raisins de la colère" :

Dorris Bowdon et Henry Fonda dans le film "Les raisins de la colère" de John Ford. [Kobal / The Picture Desk]Kobal / The Picture Desk
Travelling - Publié le 22 août 2017

C’est un homme changé qui revient à Hollywood. De 1946 à 1966, il réalise encore 33 films, dont treize westerns. Mais le genre vacille et Ford participe à cet ébranlement avec "La prisonnière du désert", "Le sergent noir" et "L’homme qui tua Liberty Valance".

Le crépuscule s’annonce. Ford manque de perdre la vue lors d’une opération de la cataracte. Il se retrouve avec un bandeau sur l’œil, tel un vieux pirate.

Hollywood valdingue sous la rage anticommuniste et subit le joug du maccarthysme. Ford ne hurle pas avec les loups, défend Joseph L. Mankiewicz. Beaucoup d’amis ou de proches s’éloignent, son frère meurt. Il rompt avec Merian C. Cooper et avec Henry Fonda.

Il trouve refuge dans l’alcool, part parfois de longs mois sur son yacht accompagné de proches. Quand il tourne, il sacrifie tout au cinéma. Lors des tournages, il joue le rôle d’un patriarche irascible et tyrannique qui veut être le patron absolu sur le plateau, se montre sarcastique, cruel, mais aussi généreux.

En 1968, fatigué, John Ford vend son bateau et à partir de 1971 se retire, malade, à Palm Desert. Le 31 mars 1973, l’American Film Institute lui accorde son premier Life Achievement Award. A cette occasion, le président Nixon lui donne la médaille de la Liberté.

Il meurt à 79 ans d’un cancer, le 31 août 1973.

>> A lire également : John Ford, le fils d'émigrés irlandais qui inventa l'Amérique

Chapitre 4
Rien n'est impossible

Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP

En 1961, quand il se lance le projet de "L'homme qui tua Liberty Valance", John Ford a 67 ans. Il boit pas mal. Parfois, il lui manque ce regain d’intérêt, cette force créatrice qui l’anime. On le juge démodé. Et lui a de plus en plus de peine à monter des projets. Mais quand le réalisateur américain tombe sur la nouvelle  "L’homme qui tua Liberty Valance", il est conquis. Le revoilà jeune homme, combatif, volontaire.

Cette nouvelle de 16 pages est signée Dorothy Marie Johnson. Une femme. C’est peut-être pour ça que ce film de Ford n’est pas tout à fait comme les précédents, qu’il raconte une autre Amérique, celle où il n’y a plus que la légende qui compte, le reste s’oubliant dans les limbes.

Et c’est peut-être parce qu’il veut rester une légende que John Ford bataille pendant cinq mois avec la Paramount qui hésite à produire le film. John Ford s’engage personnellement pour la moitié du budget. Ça aide à convaincre les producteurs qui finissent par céder devant le casting alléchant. Trois acteurs célèbres: John Wayne, James Stewart, Lee Marvin, une actrice qui sait s’imposer, Vera Miles, et d’excellents acteurs secondaires appartenant à la bande à Ford, Woody Strode, Andy Devine.

Ford n’en fait qu’à sa tête, considérant que les studios doivent fournir l’argent et le matériel, mais pas les idées. Et puis, le western, c’est un peu lui qui lui a donné ses lettres de noblesse, non?

Il a fait toutes sortes de films, mais surtout, le premier, il a donné au western sa forme classique. Il a compris l’esprit des pionniers et a su l’exprimer grâce à la caméra. Pour lui, rien n’est impossible.

L'acteur John Wayne à propos de John Ford, son comparse et ami. [documentaire "John Ford, l'aventurier du Western"]

Effectivement, rien n’est jamais impossible pour John Ford. D’abord, parce que c’est une tête de lard. Ensuite et surtout parce qu’il a réalisé tellement de films qu’il sait ce qu’il veut. Et à ce moment-là, dans sa vie, il veut un western.

François Truffaut disait de lui qu’il avait "inventé le western, et peut-être engendré le cinéma lui-même".

L'acteur Lee Marvin campe le rôle de Liberty Valance dans le film de John Ford sorti en 1962. [Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP]
L'acteur Lee Marvin campe le rôle de Liberty Valance dans le film de John Ford sorti en 1962. [Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP]

"L'homme qui tua Liberty Valance"  se tourne en quelques semaines en 1961 à Hollywood. Lee Marvin est choisi pour interpréter le personnage de Liberty Valance. Il remplace Ward Bond, un proche de Ford décédé juste avant le tournage. Il sera un des méchants les plus emblématiques du cinéma.

Face à lui, il y a deux stars vieillissantes: James Stewart, 53 ans, et John Wayne, 54 ans. Si pour Marvin c’est la première fois, pour les deux autres, comme pour Vera Miles, tourner avec Ford est presque une habitude.

James Stewart et John Wayne dans "L'homme qui tua Liberty Valance". [Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP]
James Stewart et John Wayne dans "L'homme qui tua Liberty Valance". [Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP]

Chapitre 5
En noir et blanc et en studio

Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP

Avec ce film, John Ford veut revenir aux origines du cinéma, aux origines du western. Pour mettre toutes les chances de son côté, la Paramount lui propose tout ce qu’il veut, de la couleur et des grands espaces.

Mais John Ford refuse tout. Il veut faire un film en noir et blanc. Un choix qu'il justifie par la grande scène du duel entre James Stewart et Lee Marvin, en extérieur, la nuit. Il rêve d’une gravure de Rembrandt. Et puis, le noir et blanc s’accorde au caractère du film qui exprime pour l’essentiel un rapport mélancolique à l’histoire des Etats-Unis et à l’histoire du cinéma.

Le film est donc tourné en noir et blanc à un moment où ça ne se fait plus. La Paramount qui produit le film est extrêmement réticente. Pour elle, le film n’a aucun potentiel comme ça. Les studios adorent Ford quand il montre Monument Valley, les déserts, le soleil, cette vitalité des paysages, des extérieurs. Les couleurs sont flamboyantes. Les paysages à portée de mythe. Ici, le cinéaste fait absolument le contraire. Un western en chambre. Sans Monument Valley. On ne sort quasiment pas de la cuisine et du restaurant. Le décor est utilisé de manière théâtrale et ne fait pas corps avec les personnages.

Cette toile de fond éclate brusquement dans les brèves et peu nombreuses scènes d’extérieur. L’image s'épure en quelques lignes horizontales simples longeant un horizon montagneux. Les accessoires sont utilisés de manière analogue. Le journal et les lampes, les lettrages sur les verres, tout revêt une importance symbolique.

Lee Marvin Et Lee Van Cleef dans "L'homme qui tua Liberty Valance". [Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP]
Lee Marvin Et Lee Van Cleef dans "L'homme qui tua Liberty Valance". [Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP]

John Ford cisèle son image au burin. La sécheresse du trait est constante. Son chef opérateur, William H. Clothier, s’étonne dans un premier temps de cette lubie du réalisateur. Mais à la lecture du scénario, il se rend compte qu’il a raison.

Une grande partie du film se déroule de nuit dans une petite ruelle. Tout ne peut que beaucoup mieux donner en noir et blanc qu’en couleur. Le film est principalement constitué de scènes d’intérieur, de nuit, voire de petits matins, et d’éclairages, sinon à la bougie, du moins à la lampe à pétrole. On travaille sur les ombres. Il y a beaucoup de gros plans et de figures secondaires amusantes. L’humour et l’action se mélangent.

Les jeunes réalisateurs sont obsédés par la caméra. Au lieu de s’occuper des gens, ils s’occupent de la caméra. Le secret, ce sont les visages, les regards, les gestes.

John Ford dans le documentaire "John Ford, l'aventurier du Western", diffusé en 1994 par la TSR.

La réalisation est irréprochable. Pourtant, pour les studios, tous les signaux du succès sont au rouge. Il n'y a pas beaucoup d'action. C’est un film mélancolique et conceptuel. Un film d’un homme qui règle ses comptes avec le genre western.

Cette œuvre de septuagénaire, qui commence par un enterrement, développe des méditations sur la vie et la mort. John Ford dévoile la lutte que l’homme mène pour la justice contre le mal incarné par Liberty Valance. Les deux personnages principaux défendent tous deux ce bien fondamental, mais l’un utilise la force physique, l’autre la persuasion des bons sentiments et du Code civil.

Le western n’est pour Ford qu’un moyen d’exprimer sa vision du monde, sa médiation sur la vie. La méditation sur le temps qui passe reflète la mélancolie des vieillards qui regardent le passé en présence de la mort. L’évocation prend le ton et la lenteur d’une liturgie.

Les producteurs ont peur du résultat en salle. Ils ont raison. L’accueil sera catastrophique.

Chapitre 6
La fin du mythe

Paramount Pictures / John Ford P / Collection ChristopheL via AFP

Dire que son succès critique est très mitigé est un euphémisme. Evidemment, on est à l’heure du technicolor, des péplums, de la télévision qui s’impose. John Ford choisit de faire un western en studio, en noir et blanc, signant la fin du Far West et la mort des légendes.

En 1962, on a envie de voir "James Bond contre Dr No", "Lawrence d’Arabie", des films avec Elvis en vedette. Pas un duel de croulants. Même si Robert Aldrich cartonne avec "Qu’est-il arrivé à Baby Jane". The New York Times va jusqu’à comparer le film à une parodie intentionnelle "des meilleures œuvres de M. Ford".

La critique française est plus positive. On parle de fable morale, de tragédie à l’antique. C’est un film du crépuscule. La majorité de l’action s’y passe de nuit. Les flingues sont remplacés par des livres de droit, les diligences par le chemin de fer, les shérifs par des avocats.

John Wayne dans "L'homme qui tua Liberty Valance" de John Ford. [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]
John Wayne dans "L'homme qui tua Liberty Valance" de John Ford. [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]

Ford, dans son avant-dernier western, se permet le regard d’un vieil homme sur le genre qu’il a contribué à créer. Dans ce film, il instille ses doutes sur la nation américaine. Cette nation à la fois idyllique et gangrénée par son passé de violence. La société doit progresser, passer de la loi du talion à la justice des cols blancs.

Ford avait déjà fait un chemin parallèle dans "La prisonnière du désert "en réhabilitant les Indiens. Dans "L'homme qui tua Liberty Valance", c’est la victoire du juriste sur le cow-boy. La fin d’un mythe, en quelque sorte.