"Cotton Club" de Coppola, entre jazz et pègre

Grand Format

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Introduction

Réalisé par Francis Ford Coppola et sorti en 1984, "Cotton Club" est un film à grand spectacle qui fait revivre les années folles new-yorkaises, l’essor du jazz, la prohibition, la ségrégation, les débuts du cinéma parlant et les guerres de gangs. Plongée dans une oeuvre d’action musicale musclée.

Chapitre 1
Une plongée dans l'histoire de New York

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Avec "Cotton Club", sorti en 1984, Coppola plonge dans l'histoire de New York et propose un film d'action musical musclé qui raconte le Cotton Club, un cabaret de jazz fondé par un gangster en 1923 où se mêlent la pègre, les politiciens et les vedettes du moment. Tout ce petit monde boit un alcool interdit et clandestin et s'encanaille avec des filles pas farouches. Mais le Cotton Club de New York a aussi permis au jazz né à Chicago et à New Orleans de se populariser.

Les personnages montrés à l'écran sont inspirés de ce microcosme multiculturel d'Harlem. Italiens, Juifs, Russes, Irlandais, Afro-Américains, ils sont bandits, acteurs, danseurs, chanteurs. On y retrouve des doubles étonnants de Duke Ellington et de Cab Calloway. On y croise Charlie Chaplin et des barons de la pègre. Mais Coppola y a aussi ajouté d'autres personnages de fiction afin de faire avancer l'histoire.

La bande originale du film qui remporte le Grammy Award for Best Large Jazz Ensemble Album en 1986 va chercher du côté des musiques qui ont fait la célébrité du club. On y trouve les compositions de Duke Ellington et de Cab Calloway. Pour les musiques additionnelles, celles qui soutiennent l'histoire, c'est à John Barry qu'on les doit. Un compositeur anglais connu pour la musique des films de James Bond, d'"Out of Africa" et de "Danse avec les loups".

Chapitre 2
Le Cotton Club, cabaret de jazz mythique

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A partir de 1920, les Etats-Unis entrent dans l'ère de la prohibition et Harlem se met à regorger de bars clandestins. L'alcool coule à flots. Les Blancs sont de plus en plus nombreux à fréquenter ces tripots. Harlem devient rapidement le dernier cri en matière de divertissement. Les intellectuels, les artistes et la jeunesse dorée de Manhattan s'y rendent après un spectacle à Broadway. On se saoule d'alcool de contrebande, on apprend la dernière danse à la mode.

Pour cette jet-set, des lieux se créent: clubs intimes et confortables pour Blancs riches et célèbres qui peuvent, tard dans le nuit, venir applaudir des artistes afro-américains dans une atmosphère luxueuse, sensuelle, raffinée, avec la délicieuse impression de s'encanailler au contact des gangsters. Les plus connus sont le Connie's Inn, le Plantation Club, l'Ed Small's Paradise et le Cotton Club.

En 1923 le gangster et contrebandier Owney Madden, qui vient de racheter le lieu, offre aux trafiquants une façade, un lieu de rencontre où s'échangent des tuyaux confidentiels et où se préparent des coups fumants.

Le Cotton Club, un lieu au nom ouvertement discriminatoire, est destiné à une clientèle blanche uniquement. Le lieu est entièrement décoré dans un style jungle avec des palmiers, des draperies, des lumières tamisées. La salle, construite sur deux niveaux autour d'une petite scène permet de recevoir 700 clients. On y sert une excellente cuisine. L'ambiance est chic, le service parfait. Les serveurs ne se croient pas obligés de danser le charleston pour amuser la clientèle.

Les Blancs viennent voir des Noirs se produire sur scène, pas pour se mêler à eux. Les artistes eux-mêmes doivent être aussi peu typés que possible. Ainsi, les Cotton Club Girls, les danseuses, les chanteuses, sont grandes, belles, pâles.

En 1927, la rumeur se répand qu'un orchestre fantastique vient d'être engagé au Cotton Club: Duke Ellington et ses Washingtonians. Tous les musiciens de New York s'y précipitent car tout le monde veut connaître le "son" Duke Ellington.

Les "Duke Ellington's Washingtonians" ici au Kentucky Club vers 1925. [Roger-Viollet via AFP]

Une radio locale vient même faire une captation d'un des concerts de Duke Ellington. Le succès est là. CBS fait la même chose mais sur le plan national. Les radios vont participer à faire connaître le Jungle Sound du Duke et valent une gloire immédiate au Cotton Club.

Trois ans plus tard, Ellington étant parti à Hollywood, Cab Calloway est appelé pour le remplacer. Cet homme est une attraction à lui tout seul, toujours en mouvement.

Son grand succès "Minnie the Moocher" et son célèbre refrain sont sur toutes les lèvres. Désormais un détour par le Cotton Club est un must pour tous ceux qui passent à New York.

Ils sont nombreux les artistes et musiciens qui se sont produits au Cotton Club: Adelaide Hall, Ethel Waters, Joséphine Baker, Coleman Hawkins, Louis Armstrong, Sidney Bechet, Dorothy Dandridge, Lena Horne, Cab Calloway, Duke Ellington.

Mais la guerre des gangs ne tarde pas à troubler la prospérité du club, surtout que la Grande Dépression de 1929 est passée par là. Son propriétaire Owney Madden juge sage de se mettre à l'abri en se faisant volontairement enfermer à Sing Sing. Lorsque la loi Volstead est abrogée en décembre 1933, c'est la fin de la prohibition. Harlem a changé. La pression policière et l'entrée en scène de la mafia portent à l'établissement un coup fatal. En 1936, le Cotton Club quitte Harlem pour entrer dans la légende. Et c'est cette légende que va raconter Francis Ford Coppola dans son film en 1984.

Chapitre 3
Un film qui mêle fiction et réalité

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New York, à la fin des années 1920, l'alcool et la bière de contrebande coulent à flots dans les speakeasies, les cabarets et les clandés, prohibition oblige. Harlem vit et vibre au rythme du jazz. Son cabaret le plus huppé, le Cotton Club attire une clientèle de gangsters, politiciens, vedettes de cinéma.

Ici, plus qu'ailleurs, les barrières du puritanisme semblent sur le point de s'effondrer offrant aux audacieux des chances inédites. Deux couples, l'un blanc, l'autre noir, dont l'existence gravite autour du Cotton Club, ballotés entre le monde de la pègre et celui du jazz, vont tenter de vivre ces promesses.

Par hasard, le trompettiste Dixie Dwyer, ayant sauvé la vie d'un gangster, jouit de la reconnaissance de celui-ci et se prend à rêver d'Hollywood. La jeune chanteuse Vera Cicero, devenue la maîtresse du même gangster, Dutch Schultz, monte, grâce à lui, son propre cabaret. Sandman Williams, danseur de claquettes, abandonne son frère et partenaire pour entrer au Cotton Club. Il y remporte son premier triomphe et trouve l'amour auprès d'une belle danseuse.

Autour de ces quatre personnages, la pègre tisse son réseau de violences. Après Chicago, New York voit s'affronter les gangs en une guerre sanglante.

Chapitre 4
Difficile de trouver un financement

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L'intrigue du film couvre une période de sept ans située à cheval entre les années folles et la Dépression. Conçue sur le mode d'une chronique, elle entrecroise les deux genres les plus populaires de cette période: le film de gangsters et le "musical".

Le scénario est partiellement basé sur un livre illustré de James Haskins publié en 1977, livre dont le producteur Robert Evans, self-made-man parachuté par un puissant financier à la tête des studios Paramount, achète les droits dans l'idée d'en faire un film.

Mais au début des années 1980, la perspective de financer un film essentiellement joué par des Afro-Américains n'enthousiasme par les financiers.

En mars 1981, Evans fait la connaissance, dans un avion, d'une certaine Melissa, ancienne Miss Californie. Coup de bol, elle est la maîtresse d'un marchand d'armes arabe qui lui a promis de lui payer un film pour Noël. Le projet l'excite. A l'issue de pourparlers fumeux, Evans décroche quelques millions de dollars qui lui permettent de passer commande du scénario à Mario Puzo, l'auteur du "Parrain".

L'histoire se centre sur deux hommes, dont l'un des deux est trompettiste, mêlés à diverses activités illégales et liés par une amitié orageuse selon la formule classique des films de Clark Gable et Spencer Tracy. Robert Evans est heureux. Il décide de réaliser le film lui-même, propose le rôle principal à Al Pacino qui refuse et à Sylvester Stallone qui accepte. Mais Stallone demande trop d'argent.

Il faut trouver un autre acteur pour le rôle du trompettiste blanc. Evans songe maintenant à Richard Gere qui est en train de devenir une grosse vedette.

L'acteur Richard Gere sur le film "Cotton Club". [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]

Commence alors une redoutable série noire: un magnat texan de 33 ans s'engage à fournir de l'argent puis succombe le lendemain d'une crise cardiaque.

Plusieurs rois du pétrole sont intéressés, mais abandonnent après l'effondrement de leurs actions. Evans, toujours grâce à Melissa, trouve d'autres financiers: les frères Doumani, fils d'un immigrant libanais, propriétaires d'un palace à Las Vegas. Rêvant de faire du cinéma, ils paient et Richard Gere, lui, finit par accepter le rôle. Mais le scénario ne lui plaît pas.

Chapitre 5
Francis Ford Coppola entre en scène

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C'est alors qu'intervient Francis Ford Coppola. Le producteur Robert Evans le supplie de le sortir de ce mauvais pas. Après l'échec de "Coup de Cœur", Coppola est couvert de dettes. Ses Studios Zoetrope sont vendus aux enchères et sa maison en Californie est hypothéquée. Il accepte donc et s'attaque au scénario.

Dans les notes de production du film, Coppola précise: "Evans avait découvert un livre de Jim Haskins consacré au Cotton Club. Il s'agissait d'une évocation illustrée informée, stimulante, mais émaillée d'erreurs historiques. Evans me lança un SOS me demandant innocemment si je connaissais un bon "script doctor". Je lui rétorquais que je ne connaissais pas de meilleur script doctor que moi-même et lui demandais de m'envoyer son texte".

Coppola n'y trouve rien de valable et s'engage à produire quelque chose en deux semaines à condition d'avoir toute la documentation nécessaire. Evans lui envoie une bonne soixantaine de livres de référence. Aidé de William Kennedy, un journaliste, romancier et historien, Coppola dramatise cette masse de données historiques et la traduit en fiction. Ils choisissent de changer le nom de certains personnages réels et d'en garder d'autres.

Quelques libertés historiques sont prises également. Par exemple, les formations de musiciens mixtes ayant été interdites jusqu'en 1938, on voit mal comment un trompettiste blanc aurait pu jouer un rôle de premier plan dans un club où les musiciens étaient noirs exclusivement. Mais cela fait avancer l'histoire.

Coppola soumet son premier scénario au producteur qui déteste. Coppola retravaille son scénario et accepte même de réaliser le film. En contrepartie, il exige désormais d'avoir les mains libres. Il impose ses techniciens, engage Diane Lane pour le principal rôle féminin, et Fred Gwynne pour jouer Frenchie, un des gangsters. Evans s'oppose. Coppola menace de partir. Il gagne.

On engage Richard Gere et un acteur fabuleux: Gregory Hines, un vrai danseur de claquettes qui a tenu la vedette dans "Sophisticated Ladies", un show de Broadway sur la musique de Duke Ellington.

Gregory Hines joue Delbert "Sandman" Williams dans "Cotton Club". [Photo12.com - Collection Cinema / Photo12 via AFP]

Au cours des répétitions, Coppola, fidèle à ses méthodes, encourage ses comédiens à improviser de nouvelles répliques qui sont progressivement intégrées au scénario en collaboration avec William Kennedy.

"Cette musique me passionne, dit Coppola: ce fut la première raison qui m'incita à réaliser ce film. La seconde est que l'action se situe entre la fin de la Première Guerre mondiale et la grande dépression économique des années trente dans un contexte social très particulier, où interfèrent des idéologies de servitude et de tolérance. La salle interdite aux Noirs, la scène interdite aux Blancs. Richard Gere, musicien blanc, a été pour moi la métaphore de la servitude. Cela dit, j'ai pris un plaisir grandissant à tourner cet ouvrage parce que j'ai de plus en plus aimé ses interprètes".

Richard Gere et Diane Lane dans le film "The Cotton Club". [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]

Chapitre 6
Un tournage chaotique

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Le tournage, qui doit s'étendre sur une vingtaine de semaines, commence à Brooklyn le 22 août 1983 et se termine le 23 décembre.

Lorsqu'arrive le premier jour du tournage, pas de Richard Gere. Il boude. Il ne comprend pas sa place, son rôle. Coppola improvise illico une scène de claquettes avec Gregory Hines et songe déjà à remplacer Richard Gere par Matt Dillon.

Les jours passent et l'atmosphère tourne à la confusion. Acteurs et techniciens ignorent ce qu'on va leur demander d'une minute à l'autre. Ça change tout le temps. Coppola improvise.

Richard Gere, Francis Ford Coppola et Nicolas Cage sur le tournage de "Cotton Club". [Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP]

Pendant ce temps, Robert Evans s'active. Il arrose Richard Gere d'avantages financiers pour le faire revenir et tente de calmer ses financiers qui n'aiment pas le travail de Coppola.

Le budget est déjà dépassé. L'un des frères Doumani vient s'asseoir sur le plateau aux côtés de Coppola et perd patience dès qu'on retourne une scène.

>> A écouter: l'émission "Travelling" consacrée au film "Cotton Club" :

COTTON CLUB de Francis Ford Coppola, 1984. [AFP - ZOETROPE STUDIOS / PRODUCERS SAL / COLLECTION CHRISTOPHEL]AFP - ZOETROPE STUDIOS / PRODUCERS SAL / COLLECTION CHRISTOPHEL
Travelling - Publié le 19 septembre 2021

Les mois passent. Coppola continue de jouer les apprentis sorciers. Le script change quasiment chaque jour. Francis Ford Coppola improvise beaucoup et ne tourne parfois aucun plan utilisable.

Richard Gere s'énerve à nouveau. Les Doumani courent les banques, Evans s'essouffle. Il y a beaucoup de crises de nerfs. Coppola lui-même perd son calme.

Et soudain le miracle a lieu. La paie arrive. Le tournage reprend avec 300 figurants par jour, mais avec des pannes de chauffage, et des ennuis musicaux. Les coûts de production sont colossaux, environ 250'000 dollars par jour. Le budget passe de 17 à 42 millions de dollars.

Les Doumani effrayés ont engagé quelqu'un pour apaiser les folies de Coppola, un proche du chef de la mafia de Las Vegas qui se met à apprécier Coppola et sa cuisine. La course à l'argent continue. Evans démarche encore un producteur tunisien, un milliardaire chinois, l'éditeur du journal "Amsterdam News".

Mais entre Robert Evans et Coppola, plus rien ne va. Robert Evans est banni du plateau par le réalisateur. "Cotton Club" échappe au producteur qui n'obtiendra que son nom au générique sous la forme "Robert Evans présente".

Chapitre 7
Microcosme d'une époque et d'un monde

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Francis Ford Coppola est assez content de son film. Mais la critique n'est pas tendre et le public ne suit pas. Ce qu'on met en avant, c'est la préparation interminable, les trous financiers, les scandales, les colères, les règlements de compte.

On reproche à Robert Evans le financement du film, notamment par une personnalité comme le vendeur d'armes Adnan Khashoggi ou un promoteur louche, retrouvé mort en juin 1983.

Le film reçoit quand même une récompense pour les meilleurs costumes et le Grammy Award 1986 pour le meilleur album de grand ensemble de jazz.

C'est tout. Et c'est dommage car Francis Ford Coppola, en créant un reportage fascinant par le mélange de vérité et de mythologie, a créé une saga magistrale hantée par nombre de ses obsessions: l'esprit de famille, l'éternelle opposition entre le pouvoir et le rebelle ou la dénonciation du colonialisme.

"Le Cotton Club est le microcosme d'une époque et d'un monde, écrit Jean-Luc Douain dans Télérama en janvier 1985. C'est une chronique où constamment la musique et l'exhibition, le show, viennent en contrepoint des scènes de violence. Le cinéma est âpre et émouvant, les personnages impitoyables, la reconstitution empreinte de grandeur et de sordide".

Affiche du film de Francis Coppola, "Cotton Club".

Avec "Cotton Club", c'est le regard sur les Afro-Américains dans le cinéma qui change. Dans Télérama en 1985, l'acteur Gregory Hines s'exprimait sur ce sujet: "Tous les acteurs noirs qui ont participé au film en sont conscients. Vous vous rendez compte: une production blanche où l'on voit des scènes romantiques entre Noirs, où les Noirs peuvent exprimer toute une gamme d'émotions et de sentiments. C'est un film complètement anti stéréotypes."