La poésie buissonnière de "La Salamandre"

Grand Format

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Introduction

Le cinéaste genevois Alain Tanner est décédé le 11 septembre 2022 à l'âge de 93 ans. En 1971, il réalisait "La Salamandre", film libertaire et fauché devenu culte, avec Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau et Jacques Denis, témoignage de première main sur la Suisse du début des années 1970. Ce film phare de la nouvelle vague helvétique a également connu un succès cinématographique majeur à l’étranger.

Chapitre 1
Petit film grand impact

PHOTO12 VIA AFP - FILMOGRAPH/FORUM FILMS/SVOCINE

Tourné deux ans après "Charles mort ou vif", première fiction d'Alain Tanner et Léopard d’or à Locarno, "La Salamandre" est un chef-d’œuvre qui appartient au mouvement du Nouveau Cinéma Suisse, celui du Groupe 5 qui incarne un renouveau d’écriture cinématographique à l’aube des années 1970.

Bulle Ogier, Jean-Luc Bideau et Jacques Denis y composent un trio étonnant, surfant sur les promesses de mai 68, sur la liberté, touchant du doigt le désenchantement post-révolutionnaire de la décennie suivante.

>> A écouter, le "Travelling" consacré à "La Salamandre" :

Jean-Luc Bideau et Bulle Ogier, dans La Salamandre, d'Alain Tanner, sorti en 1971.
Archives du 7eme Art/Photo12
AFP [AFP - Archives du 7eme Art/Photo12]AFP - Archives du 7eme Art/Photo12
Travelling - Publié le 30 juillet 2021

Film en noir et blanc, tourné en 16 mm gonflé en 35 mm, "La Salamandre" compose avec ses tout petits moyens de production pour offrir un regard sur la Suisse de 1971. Un regard presque documentaire, drôle, tendre, acéré aussi, nostalgique.

Le film rencontre un succès considérable en Suisse et à l’étranger, en France comme aux Etats-Unis.

Chapitre 2
C'est l'histoire de Rosemonde

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Pierre, journaliste, doit écrire un scénario pour la télévision suisse à partir d'un fait divers qui s'est déroulé deux ans auparavant: une jeune fille, Rosemonde, accusée d'avoir tiré à la carabine sur son oncle qui l'hébergeait. Faute de preuves, le procès se terminera par un non-lieu.

Pierre appelle à la rescousse Paul, un ami écrivain. Ils vont aborder le sujet de deux façons différentes. Le premier privilégie une approche de terrain à base d'interviews, le second imagine les personnages à partir des quelques éléments connus.

Bulle Ogier dans "La Salamandre" (1971) [PHOTO12 VIA AFP - FILMOGRAPH/FORUM FILMS/SVOCINE]
Bulle Ogier dans "La Salamandre" (1971) [PHOTO12 VIA AFP - FILMOGRAPH/FORUM FILMS/SVOCINE]

En enquêtant sur Rosemonde, ils découvrent une fille toute simple, indépendante, sauvage, qui voudrait vivre en liberté, faire ce qui lui plaît, mais qui doit se contenter de petits boulots ingrats comme mettre en boyaux de la chair à saucisse dans une usine ou ranger des "godasses" sur un rayon.

Les deux hommes, surnommés par elle Laurel et Hardy, tombent un petit peu amoureux de cette fille insaisissable comme le "Rosebud" de "Citizen Kane", cette nonchalante inadaptée qui se sent si mal dans une société qu’elle refuse instinctivement. A son contact, les deux hommes vont perdre un peu de leur assurance et découvrir un autre monde.

Le scénario est signé Alain Tanner et John Berger, son ami et fameux critique d'art britannique.

Mon film est un témoignage anarchiste, pré-politique, un documentaire très réel pour mieux dénoncer l’absurde du quotidien. Je n'écris pas une histoire, 'La Salamandre' est une chronique de ce temps. C’est le cri d’une génération qui étouffe sans bien savoir pourquoi.

Alain Tanner, cinéaste

Un pamphlet en demi-teinte comme si mai 68 était arrivé avec trois ans de retard en Suisse. La société y est grise, suintant d’un ennui mortel et d’un profond conservatisme.

Seul le personnage de Rosemonde est en marge. Elle est comme un soleil, une touche de lumière, de couleur dans la grisaille helvète. Elle est l'opposition. Celle qui vient en contrepoint total des deux intellectuels que sont Pierre et Paul. Alain Tanner dit avoir croisé beaucoup de Rosemonde au cours de sa carrière de documentariste.

Chapitre 3
Alain Tanner, chroniqueur de son temps

AFP

Cinéaste locavore, observateur nonchalant et amusé des petits travers de ses compatriotes, homme de renouveau culturel à l’écriture personnelle, Alain Tanner a consacré sa vie au cinéma.

Il naît à Genève en 1929. Rien de spécial à signaler. Puis viennent l’Université, sciences économiques, et la fondation avec Claude Goretta du Ciné-Club de Genève en 1951.

Mais Alain Tanner a des fourmis dans les jambes, la Suisse est alors un pays fermé et conservateur. Il part découvrir le monde en s’engageant comme marin pendant deux ans et vit à Londres jusqu’en 1958. Il se passionne de plus en plus pour le cinéma, trouve un emploi au British Film Institute, tourne un documentaire avec Claude Goretta: "Nice Time".

Et puis, il rentre en Suisse, ayant fait la paix avec son pays ou voulant y apporter son grain de sel.

>> A regarder, Alain Tanner parlant de la Suisse, de la mer et de ses premiers films :

Cinéma Suisse - 2012
Sur les Docs - Publié le 3 décembre 2019

Il travaille à la Télévision suisse romande et réalise plusieurs documentaires avant de fonder l’Association suisse des réalisateurs.

A la fin des années 1960 et jusqu’à la fin des années 1970, on assiste à un âge d’or du cinéma suisse. Il y aura Jacqueline Veuve et Patricia Moraz, Claude Goretta, Michel Soutter, Daniel Schmid ou Fredi Murer, Jean-Jacques Lagrange et Yves Yersin. Ces jeunes femmes et ces jeunes gens pensent cinéma, discutent cinéma, refont leur monde et s’inscrivent durablement dans l’histoire. Leur souci? Raconter des histoires au plus près d’une réalité sociale suisse, au plus près des convictions de liberté qui agitent les esprits à ce moment-là.

>> A regarder, Alain Tanner en 1964, évoquant un cinéma suisse condamné à la qualité et à la politique des auteurs :

Auteurs de films
Le cinéma et ses hommes - Publié le 17 octobre 1964

Une partie d'entre eux, en 1968, travaillent pour la Télévision Suisse et fondent leur propre société de production, le Groupe 5, pour promouvoir avec succès leurs œuvres à l’étranger. Parmi elles, "Les Petites fugues", "Les Arpenteurs" et "La Salamandre".

Alain Tanner va ainsi être sollicité pour défendre le cinéma suisse. Car personne n’y croit vraiment.

Le cinéma suisse, c’est un peu comme la marine suisse: on n’y croit pas. Or les deux existent.

Alain Tanner

Après "La Salamandre", le cinéaste fera "Retour d’Afrique", "Le milieu du monde", "Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000", "Dans la ville blanche", "Les Années Lumières" et "L’homme qui a perdu son ombre", entre autres.

Ce qui compte ce n’est pas de faire des films, mais du cinéma.

Alain Tanner

Chapitre 4
Tout part des personnages

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Alain Tanner avoue n’être jamais parti d’une histoire pour réaliser un film, mais toujours de personnages. Car le personnage est porteur d’histoire. "Il faut qu’il vous habite, que vous le ressentiez très fort car vous vivrez avec lui une année en tous cas. Ensuite, il croise la route de deux ou trois autres, et vous avez votre film", dit Alain Tanner.

"La Salamandre" par exemple raconte l’après-68. Un après au goût de cendres. On y assiste à la révolte d’une jeune femme. Les thèmes sont là: un peu de schizophrénie, l’amour, la solitude, la quête du bonheur, l’errance.

Mais comment incarner la révolte à l’écran, comment se rapprocher du cinéma-vérité, comment être juste? C’est là tout le travail d’Alain Tanner. Mais pour commencer, il faut des comédiens.

Voilà ce que dit le cinéaste dans "Ciné-mélanges", son livre de souvenirs, à propos des comédiens: "Un acteur est d’abord une présence physique, un corps et une façon de le porter. Et également un regard, une forme de visage, une forme de bouche, des épaules larges ou étroites, etc. et vous allez d’instinct vers l’un, plutôt que vers l’autre. Et puis il y a le charisme qui ne s’apprend pas. Et le brin de folie ou de désespoir dans le regard, propre le plus souvent aux grands comédiens. J’aime les acteurs qui jouent un peu faux ou qui sont légèrement décalés par rapport au jeu naturaliste. On doit voir qu’il joue. Il n’y a rien de pire que de lire dans les critiques à propos de tel ou tel acteur: il ne joue pas, il est le personnage".

Alain Tanner choisit donc des acteurs de théâtre, Jacques Denis et Jean-Luc Bideau, même si ce dernier a déjà tourné avec Michel Soutter et Claude Goretta.

>> A écouter, le "Travelling" spécial consacré à Jean-Luc Bideau :

Jean-Luc Bideau. [RTS]RTS
Travelling - Publié le 27 juin 2021

Pour "La Salamandre", Tanner engage également une jeune femme, une Parisienne, Bulle Ogier. Elle a débuté au théâtre dans des pièces d’avant-garde et puis dans "L’amour fou" de Jacques Rivette. On la verra plus tard chez Luis Buñuel et chez Barbet Schroeder.

Bulle Ogier n’a pas le côté fille du peuple que souhaite le réalisateur. Mais la grâce de l’actrice finit par emporter les réticences d’Alain Tanner. Elle est tout simplement magistrale dans le rôle de Rosemonde.

Bulle Ogier, on l’a compris, est la Salamandre du film, animal mythique qui ne craint pas le feu. Un animal à prendre avec des pincettes et un peu de pince-sans-rire.

Chapitre 5
Tournage local

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"Je ne peux filmer que l’aujourd’hui, le maintenant. Je ne peux filmer que ce que je peux voir et qui appartient au réel, au quotidien, au contemporain, au moment. Je ne peux trouver l’inspiration, l’idée d’un personnage ou d’un récit que dans ce qui m’entoure, dans ce qui participe de l’histoire que je vis", écrit le réalisateur dans ses mémoires.

"La Salamandre" sera donc tournée dans un lieu qu’il connaît par cœur: Genève en 1971.

>> A regarder, le documentaire de Jacob Berger sur et avec Alain Tanner :

Cinéma Suisse: Alain Tanner
Le doc ch - Publié le 21 juin 2012

En 1970, "La Salamandre" est le premier film à bénéficier d’une avance du gouvernement suisse après la loi concertant la modification du cinéma. La loi est passée de justesse. Les cinéastes suisses à la fin des années 60 ont fait bouger les choses. Mais tout le monde s’autocensure.

"La Salamandre" a un budget et des choses à dire, mais reste néanmoins une production fauchée.

Il existe une esthétique de la pauvreté qui renvoie aussitôt à une éthique de la pauvreté. Il faut être inventif. La liberté rend léger. Mais le petit budget ne doit pas être un budget moyen raboté par manque de financement.

Alain Tanner

Tanner simplifie au maximum: tournage en 16 mm en noir et blanc, sans travelling et en petits décors réels. La parole a plus d’importance que l’action. Car pour filmer des mouvements, il faut beaucoup d’argent.

Ici, tout doit passer par le dialogue que Tanner écrit en fonction des comédiens.

Pour "La Salamandre", il ajoutera une voix off.

Le cinéma est l’art du réel puisqu’il photographie le mouvement. Je fais donc un semblant de réalité et puis, par l’humour, le commentaire off, je décolle. Le commentaire en voix off correspond à une volonté de distanciation dans un film qui traite aussi des rapports entre réalité et imaginaire.

Alain Tanner à propos de "La Salamandre"

Chapitre 6
Sortie internationale

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"Au milieu de la misère morale la plus totale, ça va quand même, moi je trouve ça fantastique", clame un des personnages du film. Et il a raison, ça va plutôt bien pour "La Salamandre" dans le désert intellectuel qui suit l’après-68.

La première du film a lieu en mai 1971 au Festival de Cannes, où il est sélectionné pour la quinzaine des réalisateurs. En Suisse, il sort en salle le même jour qu'à Paris, en novembre 1971. Le film est ensuite exporté. Canada, Belgique, New York, Londres.

La distribution en Suisse est relativement difficile. Tanner est contraint de traiter lui-même avec les salles. Mais tout le monde est unanime. Partout, le film rencontre le succès.

>> Alain Tanner en 1971, au festival de Cannes pour "La Salamandre", où il doit tout faire tout seul :

Alain Tanner à Cannes en 1971. [RTS]
Cinéma en liberté - Publié le 7 juin 1971

Si on en croit la presse de l’époque, sa grande majorité loue l’esprit du film, les dialogues percutants, la spontanéité, la belle photographie noir et blanc. On admire les personnages comme pris sur le vif, l'humour du film et la causticité des dialogues, à l'image de celui-ci:

Je vais aller me faire une tartine de beurre et d'aspirines écrasées.

Un des dialogues de "La Salamandre"

Trente ans après sa sortie, sa restauration est nécessaire. Un nouveau négatif est produit à partir de l’original, la bande-son retravaillée. La version restaurée de "La Salamandre" a les honneurs du festival de Locarno en 1999.

>> A regarder, Alain Tanner parlant du cinéma suisse en 1975 :

Alain Tanner sur le métier de réalisateur
En direct avec… - Publié le 27 août 1975

Dans ses mémoires, Alain Tanner dit que le cinéma est l'enfance de l'art et qu'il lui a permis de préserver sa jeunesse d'esprit:

"L’homme adulte est un être formé et fini et je sens que je n’ai jamais voulu accéder à ce statut. Un jour, j’avais environ 60 ans, j’ai croisé un monsieur dans la rue qui avait exactement mon âge puisque nous étions dans la même classe au lycée. Il était devenu procureur de la République de Genève et j’ai eu le sentiment de croiser mon grand-père. Il avait dû quitter l’enfance depuis longtemps pour être investi de tant d’autorité, de pouvoir et de responsabilité. J’étais à la fois choqué et touché. Et je me retournai pour le suivre du regard. Sans porter de jugement dans un sens ou dans l’autre, je me sentis tout à coup heureux d’avoir pu garder en moi cette part d’enfance au fil des années."

Dans le documentaire que lui a consacré Jacob Berger, il dit aussi:

Il n'y a qu'une chose qui résiste toujours, et toujours, c'est la beauté.

Alain Tanner

Décès d'Alain Tanner

Alain Tanner est mort dimanche 11 septembre 2022 dans sa 93e année. Pour le cinéaste suisse Jacob Berger, interrogé dans Forum, Alain Tanner était un "réalisateur tendre et modeste mais extrêmement décidé".  Il est parvenu trois fois à faire des films qui parlent à des générations. "Le monde entier a connu la Suisse et Alain Tanner grâce à "La Salamandre", un film qui avait l'esprit de 68 mais qui contrastait complètement avec les films faits en France".

>> A écouter, l'interview de Jacob Berger :

Le cinéaste suisse Jacob berger. [Keystone - Martial Trezzini]Keystone - Martial Trezzini
Forum - Publié le 11 septembre 2022

Soirée spéciale mardi sur RTS 2

Une soirée spéciale est prévue ce mardi sur RTS 2 avec la diffusion de deux films, "La Salamandre"  (21h15) et "Dans la ville blanche" (23h50). Deux documentaires compléteront cet hommage, "Alain Tanner" de Jacob Berger (23h20) et "Alain Tanner, pas comme ci, comme ça" de Pierre Maillard à 01h10.