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Kitano, icône japonaise au visage détruit et aux identités multiples

Citizen K. [RTS]
Citizen K. - [RTS]
En Europe, on connaît l'acteur et le cinéaste multirécompensé. Au Japon, il est une star de la télévision qui ose tout. Entre Kitano et son double burlesque Beat Takeshi, c'est parfois la guerre. Un documentaire à découvrir sur le Play RTS retrace le parcours de cet hyperactif.

En Occident, en Europe principalement, on admire le cinéaste Takeshi Kitano, l'homme à la vingtaine de films, la coqueluche dans les années 90 des festivals de Venise, Berlin ou Cannes, le metteur en scène d'une oeuvre majeure, à la fois burlesque, violente et mélancolique, qui a inspiré toute une génération de cinéastes, d'Albert Dupontel à Tarantino.

"L'été de Kikujiro", de et avec Kitano. [Copyright Senator Filmverleih]
"L'été de Kikujiro", de et avec Kitano. [Copyright Senator Filmverleih]

Au pays du soleil levant, point de cinéphilie. C'est sous le pseudonyme de Beat Takeshi que le même homme est vénéré depuis plusieurs décennies comme une star du petit écran, un maître de l'art du déguisement, un clown qui ose bousculer une société japonaise très conservatrice. Quinze millions de Japonais suivent ses shows télévisés déjantés.

"Je passe pour un comique, un gars pas sérieux, si bien que même si je dis des énormités, personne n'est choqué alors que si d'autres les disaient, cela ferait scandale", explique Kitano dans "Citizen K", l'excellent documentaire de Yves Montmayeur, à découvrir sur Play RTS. L'homme connaît son sujet puisque cela fait vingt ans qu'il filme et interroge Kitano.

C'est un des plus grands esprits libertaires du Japon contemporain. Le rire de Kitano est politique. Je le vois comme un philosophe qui s'amuse.

Michel Temman, auteur de "Kitano par Kitano"

Cinéaste inspiré ici, bouffon là-bas, Kitano est double, à cheval entre cinéma et télévision, mélancolie et bouffonnerie, Occident et Japon. Il a comme principe pour avancer de détruire ce qui'il a mis en place. En 74 ans, il aura presque tout fait, défait, refait. C'est pourquoi il reste inclassable, déroutant, provocant, et parfois décevant.

Il faut sabrer tout ce qui s'est construit dans le passé, l'important est ce qui naît de cette destruction.

Kitano, artiste hyperactif

Yves Montmayeur évoque en détail la double personnalité artistique du Japonais, né en 1947, dans le nord de Tokyo, un quartier très pauvre et anéanti par les bombardements américains. Il est le cadet de quatre enfants et connaît à la sortie de la guerre la faim et les privations. A cette époque déjà, animé par la colère et l'injustice, proche des fils de yakuzas qui habitent le quartier, il se rebelle contre toute forme d'autorité.

Dadaïste plutôt que révolutionnaire

Jeune adulte, il promet à sa mère de devenir ingénieur comme elle le souhaite. En 1966, en pleine croissance économique japonaise, il s'inscrit à la Fac de sciences, découvre les livres, la littérature japonaise et aussi française. Il lit Sartre et Debord. Fasciné par le Quartier latin alors en pleine ébullition, il résume ainsi sa période révolutionnaire:

On voulait chanter l'Internationale mais on ne connaissait pas les paroles, alors on chantait des chants militaires et on se faisait engueuler.

Kitano à propos de sa révolte estudiantine

A l'université, Kitano préfère la fréquentation des cabarets burlesques. Il commence sa carrière comme liftier dans l'un d'entre eux et remplace au pied levé l'un des comédiens un soir de spectacle. Avec son compère Beat Kiyoshi, il forme le duo Two Beats. Ensemble, ils créent des manzai, des sketches au débit ultra rapide, à base d'improvisation. Le personnage de Beat Takeshi est né. En 1976, le duo se produit à la télévision pour la première fois et obtient un succès immédiat.

Ses débuts comme acteur sérieux

Même si le tandem fait les belles heures de la télévision nippone, il se dissout dans les années 80 et Kitano continue seul, tout en se lançant un nouveau défi: faire l'acteur dans "Furyo", de Nagisa Oshima qui voit en lui un Macbeth derrière le clown. Il y incarne un sergent fruste mais sentimental face à David Bowie.

A sa sortie, Kitano va voir le film en catimini et s'aperçoit que dès qu'il apparaît à l'écran, le public se met à rire. Il n'est pas crédible pour ses pairs.

Je devais préparer le spectateur à cette autre facette de moi et j'ai décidé d'exploiter cette nouvelle image à la télévision, dans des téléfilms où je jouais les très méchants, des braqueurs de banques ou des serial killers. Ca m'a pris des années.

Kitano dans "Citizen K"

Avec le même aplomb et le même hasard bienheureux qui lui a valu sa première scène, il se lance dans la réalisation. Il n'a aucune formation et n'est même pas cinéphile. Ce sera "Violent Cop" qu'il dirige en remplacement du réalisateur tombé malade. Il modifie le scénario et surtout la nature du personnage qu'il interprète: de détective sociopathe qu'il était, il devient un anti-héros solitaire et marginal, préfiguration du héros kitanien, un yakuza désabusé dont le corps de marionnette emprunte la grâce du cinéma muet - jeune adolescent, il adorait Chaplin et Laurel et Hardy.

Complet noir, chemise clair, visage impassible, la silhouette kitanienne dans "Outrage". [PHOTO12 VIA AFP - ARCHIVES DU 7EME ART]
Complet noir, chemise clair, visage impassible, la silhouette kitanienne dans "Outrage". [PHOTO12 VIA AFP - ARCHIVES DU 7EME ART]

L'acmé des années 90

Dans les années 90, Kitano devient le cinéaste que tous les grands festivals s'arrachent. On aime sa poésie, ses longs plans-séquences, souvent au bord de la mer, sa conception du temps légèrement distordu comme dans un rêve, sa violence fulgurante, son ironie sur le monde et lui-même, son tragique souvent absurde.

"Sonatine" a le soutien inconditionnel du cinéaste Akira Kurosawa, "Hana-bi" reçoit le Lion d'or à Venise en 1997 et "Zatoichi" le Lion d'argent en 2003. Kitano y apparaît les cheveux teints en blond. En renouvelant l'image de ce personnage culte du Japon, il réalisait son plus gros succès commercial.

Son appétit pour le cinéma lui fait un peu oublier son double médiatique. Kitano est pris au piège. Beat Takeshi vampirise son temps et lui vole son inspiration mais il est aussi est le garant de ses projets financiers. La tension monte entre le créateur et son avatar. Kitano réglera le conflit à travers une trilogie autobiographique qui met en scène les deux personnages.

Son visage entièrement détruit

Victime en 1994 d'un accident de scooter qui l'a défiguré après l'avoir plongé dans le coma, d'où ce visage peu expressif qui convient tant à ses personnages taiseux - Kitano découvre la peinture.

Je suis autodidacte et j'essaie toujours de dessiner comme un enfant. Je ne veux pas imiter un dessin d'enfant mais faire en sorte que le résultat soit un dessin qu'un enfant aurait pu faire.

Kitano, cinéaste, acteur, peintre et écrivain

Certaines de ses oeuvres apparaissent dans "Hana-bi" et dans "Achille et la Tortue", dernier volet de sa trilogie autobiographique.

"Achille et la tortue", dernier volet de la trilogie autobiographique de Kitano. [COLLECTION CHRISTOPHEL - Bandai Visual Company / Office Kitano]
"Achille et la tortue", dernier volet de la trilogie autobiographique de Kitano. [COLLECTION CHRISTOPHEL - Bandai Visual Company / Office Kitano]

En 2010, la Fondation Cartier lui donne carte blanche pour une grande exposition qu'il conçoit comme un parc à thèmes, celui de sa vie. Il y mélange effigies burlesques, objets culte japonais détournés, petits objets enfantins, peinture au pistolet et installations scientifiques complexes -  Kitano s'est vu attribuer le titre de Licencié honoraire en Sciences de l'ingénierie par l'Université de Meiji le 7 septembre 2004, 34 ans après avoir arrêté ses études pour le spectacle.

Je veux enlever tout artifice, tout camouflage, tout snobisme et si on me dit que ce n'est pas de l'art, je m'en fiche.

Kitano, cinéaste et peintre

Débarrassé de ce qui lui faisait honte - "quand on a dépassé ce sentiment, on se sent libéré" -, Kitano dit ne plus s'imposer de limites depuis qu'il a frôlé la mort et encourage les jeunes étudiants à faire de même.

Soyez moins sérieux! Ne sacrifiez pas votre vie pour le cinéma! Tout le monde s'en fout!

Kitano lors de sa master class aux étudiants

Il est vrai que l'homme ne s'est jamais pris pour un artiste, ni même pour un cinéaste. Dans sa tête, il est resté le gamin fripouille de son enfance. "J'aimerais préserver indéfiniment ma sensibilité d'enfant. Aussi mature, aussi riche que je devienne, je veux rester intègre. Et fidèle à moi-même et à ma vérité".

Hyperactif, Kitano a aussi écrit plus de cinquante livres de poésie, des critiques de films et plusieurs romans, dont quelques-uns ont été adaptés au cinéma par d'autres réalisateurs.

Tous les documentaires de la série japonaise sont à découvrir ici

Marie-Claude Martin

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