Jack Nicholson et ses doubles

Grand Format Cinéma

AFP - HECTOR MATA

Introduction

Il porte des lunettes noires pour ne pas laisser voir son âme, dit de lui un de ses amis d'enfance. Si l'homme reste secret, sa filmographie parle pour lui. Chacun de ses personnages, dont plusieurs s'appellent Jack, révèle une de ses facettes, parfois jusqu'à la caricature. Un documentaire disponible jusqu'au 24 octobre sur la RTS dresse le portrait passionnant de ce montre sacré.

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Dr Jack, Mister Nicholson

PHOTO12 VIA AFP - COLLECTION CINEMA

Dans l'image ci-dessus, extraite de "Chinatown", Jack Nicholson tient son chapeau comme Hamlet son crâne. Dans ce tête-à-tête existentiel, l'acteur semble se demander: Etre ou ne pas être Jack Nicholson? Jouer pour être ou être pour jouer? Faire du cinéma pour se cacher ou pour se révéler?

Avec douze nominations et trois récompenses, Jack Nicholson fait partie des acteurs les plus nommés et récompensés aux Oscars du cinéma. En cinquante ans de carrière et soixante films, dont quelques chef-d'oeuvres, il aura été tour à tout aimable, séducteur, odieux, terrifiant, sardonique, en incarnant, dans des premiers ou seconds rôles, des personnages souvent sombres, des anti-héros rebelles ou vagabonds, des psychopathes baroques ou furieux, des figures du mal, comme le Diable ("Les Sorcières d'Eastwick") ou le loup-garou ("The Wolf").

Jack Nicholson révèle l'animal en lui dans "The Wolf". [Collection ChristopheL via AFP - Columbia Pictures Corporation]

Pour effrayer, il n'a pas besoin de grand chose: un sourire carnassier, des sourcils en circonflexe et un rire de gorge qui prend toute la place. A la longue, son expression de séducteur-prédateur est devenue une signature, un label, une marque distinctive.

Comme pour nul autre acteur, le cinéma lui aura permis d'explorer ses parts d'ombre, d'exorciser ses démons, de les tenir en joug, de s'en amuser et même parfois de les faire aimer du grand public.

Le cinéma est sa page blanche où s'écrit une grande partie de son autobiographie

Emmanuelle Nobécourt, réalisatrice du documentaire "Dr Jack Mister Nicholson".

Le Jack expansif aura ainsi protégé le Nicholson solitaire, le premier faisant office de garde du corps ou de garde-fou au second. "Mon pire cauchemar est de me retrouver bourré dans un caniveau, déshonoré pour une raison quelconque. C'est pourquoi, je préfère vivre seul, ça fait partie de moi", dit-il, non sans orgueil.

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L'apprentissage chez Roger Corman

Collection Christophel - Compagnia Cinematografica Champion / Les Films Concordia

Enfant, Jack Nicholson est un élève brillant, un garçon plutôt timide, qui va à l'église le dimanche et officie comme enfant de choeur à Spring Lake, une petite ville balnéaire du New Jersey. Il est choyé par sa mère, une coiffeuse qui l'élève seul et par ses deux soeurs qui le couvent - une harmonie qui cache un terrible secret mais il ne le sait pas encore.

Au lycée, il devient turbulent. Elu "clown de la classe" en 1954, il sent qu'il peut faire vibrer un public. Mais celui de l'école ne lui suffit pas. Il s'achète une voiture et met le cap sur Hollywood.

Jack Nicholson n'a rien du jeune premier: sa voix est nasillarde, son bassin trop épais, son crâne accuse un début de calvitie et sa démarche rappelle ses origines provinciales. Par peur du ridicule, il ne dit à personne son désir d'être acteur. Pour l'heure, son statut de garçon de courses à la MGM lui convient puisqu'il découvre toutes les ficelles du métier par les coulisses.

Roger Corman, réalisateur de séries B et producteur, remarque son intelligence, et le fait entrer dans le sérail. C'est ainsi qu'il apparaît pour la première fois à l'écran dans "The Cry Baby Killer" (1958), où il joue un délinquant juvénile qui panique après avoir tué deux adolescents, et dans "La petite boutique des horreurs" où il interprète le patient masochiste d'un dentiste (1960).

Mais surtout, c'est dans cette maison de production sans le sou et marginale que se prépare l'avenir du cinéma américain. Corman héberge tous les talents à venir, de Scorsese à Coppola, en passant par Dennis Hopper et Joe Dante. Il diffuse également le meilleur du cinéma d'auteur européen, de Godard à Olmi, de Truffaut à Bergman. Cinéphile et admirateur du cinéma européen, Nicholson se met à écrire des scénarios, plutôt très bons d'ailleurs.

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Icône du nouvel Hollywood

Photo12 via AFP - Archives du 7eme Art

Lui qui croyait sa carrière d'acteur définitivement enterrée accepte un second rôle dans "Easy Rider" (1969), le road movie hippie de Dennis Hopper. Il y joue un médecin alcoolique et son magnétisme explose à l'écran, au point d'éclipser ses deux partenaires. Sur le tournage, il abuse des joints:

Alors mon travail d'acteur s'inversait: au lieu d'être sobre et de devoir avoir l'air drogué, j'étais drogué et je devais faire comme si j'étais sobre.

Jack Nicholson, à propos du tournage de "Easy Rider".

Le film n'a coûté que quelques centaines de milliers de dollars, il en rapporte des millions. "Easy Rider" marque également un changement d'époque. Les grands studios, en perte de vitesse, laissent les clés à la nouvelle génération, celle qui veut refléter son époque, filmer à l'os et remettre toutes les valeurs en question.

>> A écouter, l'émission "Travelling" sur "Easy Rider" ou comment un film a fait basculer le cinéma américain :

Dennis Hopper, Jack Nicholson et Peter Fonda dans "Easy Rider", film de Dennis Hopper, 1969. [Wolf Tracer Archive / Photo12 / AFP]Wolf Tracer Archive / Photo12 / AFP
Travelling - Publié le 10 août 2016

Avec son cachet, Jack Nicholson achète une maison à Mulholland Drive, à côté de celle de Marlon Brando, son idole. Il devient une vedette et tourne avec les réalisateurs phare des années 1970, Al Ashby et Bob Rafelson. Il refuse "Le Parrain", estimant que le rôle devait revenir à un Italien, mais travaille sous la direction d'Antonioni pour "Profession reporter", peut-être son rôle le plus sobre.

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"Chinatown" et la révélation du secret

The Kobal Collection / AFP

Découvrir la vérité par la fiction, c'est ce qui est arrivé à Jack Nicholson. Après avoir tourné avec le nouveau Hollywood, il s'empare d'un film de genre, "Chinatown" (1974) de Roman Polanski, hommage au film de détective des années 1940. A priori, rien qui puisse faire écho à sa propre vie. Et pourtant! Dans cette sombre histoire de famille, le personnage de Faye Dunaway confesse qu'elle est la mère de sa soeur.

>> A écouter, l'émission "Travelling" sur "Chinatown" de Roman Polanski :

Jack Nicholson et Faye Dunaway dans "Chinatown" de Roman Polanski, 1974. [Screen Prod / Photononstop / AFP]Screen Prod / Photononstop / AFP
Travelling - Publié le 2 août 2017

Parallèlement à la sortie du film, Jack Nicholson, alors âgé de 37 ans, apprend par une enquête du Time Magazine que June, sa sœur, est en réalité sa mère et que celle qu’il appelle "maman" est en fait sa grand-mère. Les femmes de sa famille avaient maintenu le secret afin d'étouffer un scandale, une honte familiale, June étant tombée enceinte à 16 ans d'un homme marié.

Quand il découvre la vérité, sa mère et sa grand-mère sont déjà mortes. C'est sa tante, qu'il pensait être sa soeur, qui lui confirme l'information. Quant à son père, qu'il pensait être un alcoolique l'ayant abandonné à la naissance, il ne saura jamais qui il était.

De là à comprendre rétrospectivement l'attitude de Jack Nicholson à l'égard des femmes, il n'y a qu'un pas que certains ont franchi un peu allégrement. Dom Juan sarcastique, collectionneur de femmes, noceur patenté, Jack Nicholson n'a jamais pu entretenir de relation stable, sinon avec Anjelica Huston avec qui il est resté dix-sept ans, infidélités comprises. C'est elle qui mettra un terme à leur relation quand une des jeunes conquêtes de Jack, enceinte de lui, viendra se vanter dans le magazine Playboy des prouesses sexuelles de son célèbre amant.

"Chinatown" de Roman Polanski avec Jack Nicholson et John Huston, alors son presque beau-père. [COLLECTION CHRISTOPHEL VIA AFP - PARAMOUNT PICTURES / PENTHOUSE]

Roman Polanski, sans connaître l'histoire, mêle encore un peu plus vie réelle et fiction quand il choisit John Huston, père d'Anjelica, pour lui donner la réplique dans "Chinatown". Le vieux cinéaste a pendant des années fait office de père de substitution. En tout cas, les deux partagent la même détestation de la monogamie et la même passion des cigares.

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L'âge d'or de Nicholson

© DR

Dans les années qui suivent, Jack Nicholson aligne trois chefs-d'oeuvre, dont deux où son personnage se prénomme Jack - c'était aussi le cas dans "Chinatown" et de sa suite réalisée par Nicholson lui-même en 1990, "The Two Jackes".

Dans "Vol au dessus d'un nid de coucou" (1975) de Milos Forman, il est Randall P. McMurphy, un homme qui développe un comportement ambigu pour se faire interner afin d'échapper à la prison après avoir été accusé de viol sur mineure - accusation portée dans la vraie vie contre son ami de soirée Roman Polanski. En attendant qu'on évalue sa santé mentale, Randall assiste aux "thérapies" de l'infirmière en chef, l'autoritaire Miss Ratched. Milos Forman laisse l'acteur improviser. Sa prestation de clown acrobate lui vaudra un deuxième Oscar.

Jack Nicholson, la tête coincée dans la porte et le sourire féroce dans "Shining", a marqué l'imaginaire collectif. [AFP - JOHN MACDOUGALL]

Avec "Shining" (1980) de Stanley Kubrick, il creuse un peu plus son personnage d'impulsif dangereux. Nicholson incarne Jack Torrance, un écrivain qui bascule peu à peu dans la folie meurtrière au point de vouloir massacrer sa famille. L'antihéros préféré des Américains devient son pire cauchemar. Une scène en particulier deviendra culte, celle où il a la tête coincée dans la porte. L'image sera reprise en BD, en jeux vidéo et en tag, notamment dans les rues de Berlin.

Il devient le super-héros de lui-même. Il parachève sa caricature, impose une image figée de lui-même. Désormais, on va voir un film de Nicholson.

Jean-Baptiste Thoret, critique de cinéma.

Sa composition suprême l'attend: il suffit d'accentuer par le maquillage son sourire de loup et le circonflexe de ses sourcils pour obtenir le personnage de Jack Napier, alias Joker, dans "Batman" de Tim Burton (1989).

>> A écouter, la genèse du film "Batman" :

Michael Keaton dans rôle de Batman ("Batman", Tim Burton, 1989). [AFP - Collection Christophel / RnB © Warner Bros Pictures]AFP - Collection Christophel / RnB © Warner Bros Pictures
Travelling - Publié le 1 mars 2020

Pour ce rôle de psychopathe baroque et bateleur, l'acteur demande un cachet très élevé, une partie des recettes du box office et des produits dérivés ainsi qu'une programmation à l'avance de son temps de travail pour qu'il puisse assister à certains matches de baseball, sport dont il est un grand fan. Mais avec "Batman" qui connaît un succès international, son double maléfique est épuisé.

Jack Nicholson dans "Batman" de Tim Burton en 1989. [Warner Bros / The Guber Peters C / Collection ChristopheL/AFP - The Guber Peters C.]

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Regrets et retrait

AFP - MYCHELE DANIAU

Couvert de récompenses, reconnu comme le plus grand acteur de sa génération, Jack Nicholson n'en reste pas moins insatisfait. Comme scénariste, il a été estimé, mais comme cinéaste, il n'a connu que l'échec.

Je me sens talentueux comme réalisateur mais pas désiré.

Jack Nicholson.

Aucun de ses trois films ne connaîtra de succès. Alors quand apparaît Sean Penn, comme lui rebelle et mauvais garçon, son cadet et son double, il lui confie des bribes de sa vie, se raconte et laisse au jeune homme prometteur le soin de raconter un autre Nicholson. Ce sera "The Crossing Guard" (1995), où il retrouve Anjelica Huston, peut-être l'amour de sa vie, pour quelques très belles scènes mélancoliques.

Jack Nicholson et Anjelica Huston se retrouvent dans "The crossing guard" de Sean Penn. [Collection ChristopheL via AFP - Crossing guard]

Après son aventure avec Sean Penn, Jack Nicholson rafle encore un Oscar, son troisième, pour la comédie sentimentale "Pour le meilleur et pour le pire" en 1998, avant de récolter deux nominations aux Razzie Awards, cérémonie qui prime les plus mauvais acteurs de l'année.

Il se retire en 2010. Sa filmographie a tout dit de lui. Rien à ajouter. Désormais, il s'adonne aux joies du golf, à ses paternités chaotiques, à ses matches de baseball en chemise hawaïenne ou assiste en smoking et cigare aux différents hommages qui lui sont consacrés dans le monde.

L'homme qui a construit son image est lucide. Quand il apparaît en public, c'est toujours en lunettes de soleil.

Sans mes lunettes de soleil, je suis vieux, gros et chauve; avec elles, je suis Jack Nicholson.

Jack Nicholson à propos de son image