Les séries TV, un monde en pleine expansion

Grand Format

AFP - Laurent Perpigna Iban / Hans Lucas

Introduction

Les séries télévisées ne sont pas un phénomène récent. Mais depuis une quinzaine d'années et en particulier depuis l'arrivée en 2007 de la plateforme de streaming Netflix, elles ont beaucoup évolué dans leur conception, dans leur écriture et dans leur diffusion.

Chapitre 1
Des principes narratifs innovants

Depositphotos. - pashabo

Associées pendant longtemps à la culture populaire, les séries télévisées ont souvent été méprisées par la critique et par le monde du cinéma.

Mais depuis une quinzaine d'années, elles ont reçu leurs lettres de noblesse et sont désormais décryptées et critiquées dans les médias généralistes ou spécialisés au même titre que les films. Et couronnement ultime, les séries sont désormais étudiées dans les universités.

Parmi les aspects qui intéressent les chercheurs, il y a celui du récit. La manière d'écrire des séries a remis en question un certain nombre de principes qui définissaient jusque là ce qu'était un récit.

Invité dans l'émission "Médialogues" en novembre 2019, Raphaël Baroni, professeur associé à l'école de français langues étrangères de l'Université de Lausanne et spécialiste en narratologie - science qui étudie la manière dont les histoires sont racontées  - en donnait les principales spécificités.

Tout d'abord, il y a ce principe de travail collectif. Contrairement à une histoire de roman ou de film, la série télévisée est le plus souvent écrite par plusieurs scénaristes qui peuvent travailler ensemble ou se relayer sur plusieurs années de production.

>> A écouter: L'émission "Médialogues": Les séries TV, enjeu médiatique et sociétal :

Les séries TV, enjeu médiatique et sociétal. [Depositphotos - robuart]Depositphotos - robuart
Médialogues - Publié le 11 juillet 2020

Le développement du récit d'une série TV a également la particularité d'être ouvert. La fin n'est, la plupart du temps, pas décidée à l'avance. L'histoire peut ainsi évoluer dans des directions diverses en fonction des envies des scénaristes successifs, du succès ou non des premières saisons et des réactions du public.

Mais c'est la dernière saison qui est le plus difficile à négocier pour les scénaristes. Que ça soit "Lost" ou plus récemment "Game of Thrones", les séries ont souvent de la peine à se terminer de manière satisfaisante pour les fans.

La forte interaction avec le public au fil des saisons est une autre des caractéristiques des séries. On a vu des fans lever des fonds pour demander de refaire la dernière saison ou le dernier épisode de telle ou telle série et dans des cas extrêmes, des menaces de mort ont même été adressées à certains créateurs.

L'affiche de la série "Lost". [ABC Studios]

Que ça soit dans des soap operas comme "Dallas" ou plus récemment dans "Lost", "The Walking Dead", "Game of Thrones" et tant d'autres, le "cliffhanger" (littéralement: "accroché à la falaise"), même s'il n'est pas toujours très subtil, est un élément-clé de la narratologie des séries.

Cette technique qui remonte aux romans-feuilletons du 19e siècle consiste à créer des suspens insoutenables à des moments importants. Utilisé dans les romans, films et bds, c'est une arme plus que redoutable pour les séries télévisées. Terminer un épisode, en particulier le dernier d'une saison, avec un "cliffhanger" étant le meilleur moyen pour que les spectateurs se précipitent sur le prochain.

Chapitre 2
La clé de la réussite: créer des univers

Netflix

Mais quel est le mode d'emploi pour écrire une bonne série?

Pour Raphaël Baroni, la réponse n'est pas si facile, car celles et ceux qui savent très bien faire des séries ne donnent pas leurs secrets de fabrication. Pour ce spécialiste en narratologie, une chose est pourtant certaine: les créateurs des plus grandes séries actuelles élaborent un univers. Ensuite ils créent des personnages et des intrigues.

Avant, les scénaristes de séries arrivaient avec une histoire, puis ils sont venus avec des personnages qui permettaient de créer plusieurs histoires. Désormais, ils créent plutôt un univers.

Raphaël Baroni, spécialiste en narratologie

De cette manière, certains personnages peuvent être sacrifiés et d'autres développés. "Actuellement, on est dans des logiques narratives qui mettent de moins en moins en avant un personnage central", explique Raphaël Baroni.

Les productions, américaines surtout, ont rapidement vu comment exploiter au maximum les séries à succès et leur univers. On a vu apparaître les "remakes", "reboots", "prequels, "sequels" et "spin offs". Ce sont là des déclinaisons des récits originaux. Que ce soit en plaçant un ou des personnages dans un autre univers ou en restant dans le même univers, mais à une période temporelle qui peut se situer avant ou après celle du récit d'origine.

Mais le succès n'est pas toujours au rendez-vous et certains échecs sont cuisants comme pour "Joey", le spin-off raté de "Friends".

>> A écouter. Une épisode de "Têtes de séries" en 2015 qui évoquait les séries dérivées :

diaporma été [RTS]RTS
Têtes de séries - Publié le 15 août 2015

Chapitre 3
La bible, un secret bien gardé

Aujourd'hui, derrière chaque série TV ou presque, il existe un document gardé secrètement par les créateurs et scénaristes. Dans le milieu, on appelle ce document "la bible".

Raphaël Baroni explique: "Dans la logique actuelle de création des séries, on vient avec une amorce de personnage et on lui ajoute des épaisseurs. Et comme ce ne sont pas toujours les mêmes scénaristes qui ajoutent ces épaisseurs, il a fallu écrire une sorte de bible qui permette de savoir comment peuvent évoluer les personnages sans qu'il y ait de contradictions au fil des épisodes et des saisons".

Ainsi cette bible donne quantité de détails sur chaque personnage: leur passé, leurs qualités et défauts, leur manière d'interagir avec les autres ou leurs réactions face à certaines situations, leurs tenues vestimentaires, leurs secrets...

Tous ces aspects ne sont pas forcément développés dans la série, mais permettent d'envisager des développements, des intrigues ou des histoires parallèles au fil des saisons.

Une manière de faire qui permet de créer des personnages beaucoup plus intéressants que dans certains films ou séries plus anciennes ou moins abouties.

"On peut ainsi développer l'histoire d'un personnage qui était le méchant au début du récit et comprendre peut-être pourquoi il l'est devenu. On sort ainsi des stéréotypes. C'est un principe très intéressant du point de vue narratif" explique Raphaël Baroni.

Mais la bible ne décrit pas uniquement les personnages, elle va aussi préciser l'univers dans lequel ceux-ci interagissent et les arcs narratifs principaux de la série. On peut y trouver aussi des informations de toutes sortes sur les décors, la manière de filmer ou la place et le type de musique par exemple.

Chapitre 4
"Game of Thrones", un succès sans précédent

En 2011, à l'aube de la diffusion de la première saison de "Game of Thrones", l'enjeu pour la chaîne américaine HBO, producteur et diffuseur de la série était de promouvoir sur la plateforme d'abonnement "l'heroic fantasy", un genre encore nouveau pour HBO surtout connue pour "Les Sopranos" et "Six Feet Under".

Inspiré des romans de R. R. Martin, "Game of Thrones" suit les membres de plusieurs familles nobles dans une guerre civile pour le Trône de fer du Royaume des Sept Couronnes. Au-delà de la fiction, la saga développe des aspects liés au pouvoir politique, à la hiérarchie sociale, à la religion, à la guerre civile, à la sexualité et à la violence en général.

Et, chose rare jusque-là dans le monde des séries, tout au long des huit saisons, on voit mourir de nombreux personnages principaux. Jusqu'à la toute fin, impossible de prédire qui restera en vie.

En quelques années, les audiences de la saga médiévale-fantastique multi-récompensée explosent.

A partir de la saison 6, la série n'est plus une adaptation des romans de R.R. Martin. L'écrivain est alors en cours d'écriture des deux derniers romans de sa saga et la série TV ne peut pas attendre. Les créateurs s'appuient alors sur une ébauche narrative qu'il leur a fournie.

Au printemps 2019, la diffusion de la huitième et ultime saison, à raison d'un épisode par semaine, met en émoi des millions de fans de par le monde. Certains n'hésitant pas à se lever au milieu de la nuit pour suivre en direct les derniers épisodes diffusés simultanément sur un certain nombre de chaînes télévisées de par le monde.

Un phénomène médiatique sans précédent. Et comme le rappelait alors dans "Médialogues" Ava Cahen, rédactrice en chef de FrenchMania.fr et journaliste cinéma pour Canal+, qui venait de publier "Game of Thrones décodé" (éditions du Rocher): "Il ne se passe pas une semaine sans que l'on parle de "Game of Thrones" dans les médias.

Pour atteindre ce but, la chaîne HBO a beaucoup travaillé et elle a créé des extensions de l'univers de "Game of Thrones", en particulier grâce aux réseaux sociaux. Une stratégie transmedia qui a été un vrai succès.

"On parle souvent des leçons politiques qui peuvent être tirées de la série, mais il y a aussi des leçons de marketing à retenir" commentait Ava Cahen. HBO s'est d'ailleurs associée à des entreprises spécialisées pour mettre en place cette stratégie qui est allée très loin dans l'incarnation de cet univers fictionnel dans le monde réel.

>> A lire : Comment la chaîne HBO nous a rendus accros à "Game of Thrones"

Malgré ce parcours sans faute, la diffusion de l'ultime saison de "Game of Thrones", a déçu bien des fans. Des pétitions ont circulé pour refaire le dernier épisode, voir tout la dernière saison. R.R. Martin a d'ailleurs annoncé que la fin de sa saga serait différente dans ses romans que celle choisie pour la série TV.

>> A lire également : "Game of Thrones": l'étrange appropriation de la série par les fans

Chapitre 5
"Helvetica", une série "made in Switzerland"

La série "Helvetica" est diffusée pour la première fois en novembre 2019 sur la RTS. Composée de six épisodes, elle met en scène une conseillère fédérale sexy et machiavélique, un flic un peu bizarre, une mafia balkanique et une femme de ménage du Palais fédéral.

Au même titre que "Station Horizon", "Quartier des banques" ou "Double jeu" avant elle, "Helvetica" fait partie de cette nouvelle génération de séries "made in Switzerland" qui commencent à séduire à l'étranger.

>> A lire : Les séries TV made in Suisse romande séduisent le marché étranger

Dans une émission "Médialogues" de novembre 2019, Romain Graf, réalisateur de la série, expliquait le processus d'écriture: "C'est deux ans d'écriture. On fait des heures de bureau. On vient le matin, on écrit. On n'attend pas d'avoir l'inspiration qui nous tombe du ciel en se baladant. On discute et on fait des versions. On rediscute et on refait des versions."

On ne travaille jamais assez le scénario et on n'a jamais fini d'apprendre à écrire des histoires. C'est vraiment le plus exigeant.

Romain Graf, scénariste suisse de séries

Au moment de cet interview, Romain Graf était en train d'écrire les "arches" de la saison 2, c'est-à-dire les trajectoires principales de chaque personnage. A la question de savoir s'il espérait que Netflix prenne sa série, comme cela avait été le cas pour sa production précédente "Station Horizon", le réalisateur romand répondait:

"Il y a toujours une grosse attente de savoir si les séries sont "Netflix compatibles" ou pas. Mais dans notre cas, la RTS nous mandate pour écrire une série de service public, une série romande qui, si possible, soit appréciée par les Suisses alémaniques et les Suisses italiens. Et finalement, qui pourrait s'exporter. Notre première mission, c'est donc d'écrire une série pour les 9 à 99 ans en Suisse. Si on devait un jour travailler pour Netflix, je pense qu'on aurait d'autres publics cibles."

Concernant l'évolution générale des séries produites en Suisse romande, Romain Graf indiquait: "Cela fait 10 à 15 ans que la RTS veut et sponsorise des séries. Elle paie des auteurs et des équipes pour en faire. C'est donc sûr que l'on va monter en compétence et que l'on va devenir meilleur."

Chapitre 6
Netflix, l'entreprise qui a tout bouleversé

AFPg - Alexander Pohl / NurPhoto

En quelques années seulement, Netflix s'est imposé comme un géant de l'audiovisuel, prenant des parts de marché aussi bien aux salles de cinéma qu'aux chaînes de télévision traditionnelles.

Créée en 1997, cette entreprise était initialement un service d'abonnement de dvds. Mais Reed Hastings, son créateur, décide en 2007 de jouer un coup de poker en lançant un service d'abonnement streaming de vidéos sur internet. C'est-à-dire de miser sur la consommation en ligne et sans téléchargement de films et de séries. Une nouveauté et un risque énorme, mais qui s'avérera gagnant et qui va bouleverser aussi bien la diffusion que la création des séries.

>> A lire : Netflix, histoire d'une réussite en cinq actes

Avec l'arrivée de Netflix, les spectateurs changent leur manière de consommer. Fini le temps où l'on ne pouvait regarder qu'un épisode par jour ou par semaine à heure fixe sur sa télévision. Fini l'attente qui pouvait durer des mois, parfois des années, jusqu'à la mise sur le marché des dvds de saisons complètes.

Outre son catalogue, le grand atout de la firme est de permettre à ses abonnés de visionner les séries au rythme où ils le souhaitent et sans délai ou presque. On voit apparaître le terme de "binge watching", le fait de visionner en une seule fois l'ensemble d'une saison ou même d'une série complète.

Au vu du succès rencontré par Netflix, d'autres acteurs se sont installés sur le marché comme Amazon Prime ou plus récemment AppleTV+ et Disney+. La guerre du streaming ne fait certainement que commencer.

>> A lire: La guerre des plateformes de streaming fait rage jusqu'en Suisse

Image tirée de la bande-annonce de "Bandersnatch". [Netflix]

Mais Netflix reste pour l'instant le leader. En 2013, avec "House of Cards", la firme ajoute une corde à son arc et se met produire des séries originales, puis des films, bouleversant cette fois-ci le monde de la production.

Et en décembre 2018, elle va encore plus loin avec l'épisode "Bandersnatch" de sa série originale "Black Mirror". Durant le visionnage de l'épisode, le spectateur peut, à l'aide de sa télécommande, faire des choix qui modifient le cours de l'histoire. Résultat: l'épisode peut durer plusieurs heures, connaître différentes fins, rendant floue la frontière entre série et jeu.

[AFP - Jaap Arriens / NurPhoto]

Ces nouveaux types de consommation des séries proposés par les plateformes de streaming ont-t-ils changé la manière de concevoir les séries?

"Oui", répond sans hésiter Raphael Baroni. Certaines séries produites directement pour ces plateformes sont réfléchies non plus comme une suite d'épisodes avec un fil rouge, mais comme une oeuvre complète sur une saison ou sur l'entier d'une série. "En somme, ce ne sont plus des séries, mais des grands films chapitrés. La segmentation n'est plus une segmentation épisodique, mais une segmentation par chapitre. On est dans une logique romanesque, ce qui n'est pas possible avec un film qui dure environ 2h".

Un certain nombre de séries prévues sur les chaînes de télévision classiques ont suivi dans ce type de production d'oeuvre globale chapitrée.

La consommation classique avec un rendez-vous régulier de diffusion n'est d'ailleurs peut-être pas totalement morte, même pour ce nouveau genre de séries. En 2019, la dernière saison de "Game of Thrones" a été diffusée par HBO à raison d'un épisode par semaine. Créant entre chaque épisode une attente insoutenable pour les fans.

Et retour de manivelle, certaines nouvelles séries originales proposées actuellement sur Netflix le sont à coup d'un épisode par semaine. Le désir provoqué par l'attente a sans doute encore de quoi être exploité par les créateurs et distributeurs.

Et force de constater que dans ce monde des séries en pleine expansion, les nouvelles manières de concevoir, écrire et distribuer peuvent venir s'ajouter aux anciennes sans forcément les remplacer complètement. De quoi réjouir les fans de tous types de séries.