"Dancer in the Dark", le mélodrame musical de Lars von Trier

Grand Format

Zentropa Entertainments / Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP - David Koskas.

Introduction

Sorti en 2000, "Dancer in the Dark" est un film aux multiples récompenses, dont la Palme d’or à Cannes et le prix d’interprétation féminine pour Björk. Un film reconnu pour son esthétique hors normes, pour sa puissance émotionnelle, pour la musique de Björk et aussi pour les démêlés homériques entre le réalisateur et son actrice.

Chapitre 1
Une mélodie du malheur

Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP

Sorti en 2000, "Dancer in the Dark" est un mélodrame, chanté et dansé. Un film aux antipodes des comédies musicales hollywoodiennes, où le bizarre côtoie l’excellence. Ici tout évolue vers un échec mat et brutal.

Le 6e film du réalisateur danois commence dans l’obscurité tandis que se fait entendre une musique envoûtante à travers la voix et l’univers de la chanteuse islandaise Björk. C’est un tout. C’est une tragédie. L’histoire de Selma qui perd la vue et s’évade dans l’univers des comédies musicales.

Bouclant sa trilogie sur la bonté, appelée trilogie cœur d’or, après "Breaking the Waves" et "Les Idiots", Lars von Trier évoque ici le sacrifice d’une mère pour son enfant dans un lyrisme peu commun.

A l’écran, on trouve Catherine Deneuve, Jean-Marc Barr, David Morse, Peter Stormare, Joel Gey et Björk. Ayant littéralement tout donné pour ce rôle, la chanteuse islandaise s’incarne complètement dans le personnage de Selma. Ce qui explique aussi, en partie, les prises de bec tonitruantes qu'elle aura avec le réalisateur.

Chapitre 2
Une BO signée Björk

AFP - Anoek de Groot

"Dancer in the Dark", c’est picturalement l’univers de Lars von Trier. Mais musicalement, c’est Björk.

La chanteuse et compositrice islandaise donne l’entier d’elle-même dans tout ce qu’elle fait, dans tout ce qu’elle produit. Une voix venue du froid, touche-à-tout exceptionnelle. Une petite fille élevée dans une communauté hippie, qui chante avant de parler, qui explore toutes les sonorités, les rythmes. Tout est musique. Tout est création.

Les années 90 sont celles de sa consécration. Trip hop, pop expérimentale, musique électronique, folk, jazz, rock alternatif. Des débuts en fanfare à 12 ans, puis les Sugarcubes, suivi d’une carrière solo. Tant d’univers, tant d’explorations.

Contactée par Lars von Trier, c’est à New York que Björk passe trois ans à composer la BO de "Dancer in the Dark". La star islandaise enregistrera à Copenhague, pendant le tournage, toutes les musiques du film, dans une maison qu’elle loue, et dans laquelle elle reproduit, presque à l’identique, sa maison et son studio islandais. Son ingénieur du son sera également présent sur place.

Je suis quelqu'un de très curieux, je suis attirée par les extrêmes, les choses impossibles

Björk

Des 11 chansons qui composent la bande originale de "Dancer in the Dark", "I’ve Seen it All" est la plus emblématique. Björk y chante avec l’acteur Peter Stormare dans le film. Sur la version qui sortira dans les bacs et sur le disque final "Selmasongs", c’est Thom Yorke de Radiohead qui l'accompagne.

Chapitre 3
Un drame inspiré d'un conte de fées

Koskas / Collection ChristopheL via AFP

Selma, célibataire, émigrée tchèque aux Etats-Unis dans les années 60, travaille à l’usine. Elle habite une caravane installée dans le jardin de Bill, un flic véreux, pas méchant mais sans scrupules.

Un soir par semaine, Selma répète un spectacle de patronage avec sa meilleure amie Kathy, ouvrière expatriée comme elle. Fanatique des comédies musicales hollywoodiennes, elle se projette sans cesse dans cet univers qu’elle adore. Un monde refuge qui sert de rempart au drame de son existence. Car Selma devient aveugle. Elle sera licenciée et ne pourra plus participer au spectacle.

Mais surtout, elle sait que son fils, Gene, 10 ans, est aussi atteint de cette maladie héréditaire. Seule une opération pourra lui éviter la cécité. Petit à petit, elle réussit à mettre suffisamment d’argent de côté pour payer l’opération, 2056 dollars et 10 cents qu’elle dissimule dans une boîte. Mais Bill le découvre et la vole. La suite est absolument dramatique, et va jusqu’au sacrifice ultime de Selma.

"Dancer in the Dark" est un drame en partie inspiré d’un conte de fées intitulé "Golden Heart" qui raconte l’histoire d’une petite fille qui se fait dérober tous ses effets personnels en se promenant en forêt. Alors qu’elle se fait dépouiller, elle répète comme un mantra: "Ne vous en faites pas pour moi, je m’en sortirai".

Au sortir de "Breaking the Waves" et de "Les Idiots", Lars von Trier fait sien ce conte. Il le transforme en histoire moderne et travaille à dépouiller, jusqu’à plus rien, le personnage d’une mère courage.

Abordant ici le thème du sacrifice de la mère, le cinéaste termine sa trilogie de la bonté qui mettait en scène des personnages purs et simples qui parviennent à le rester malgré les aléas de la vie et les circonstances tragiques auxquels ils sont confrontés.

Chapitre 4
Lars von Trier, un cinéaste visionnaire

Koskas / Collection ChristopheL via AFP

Dans "Dancer in the Dark", le réalisateur danois, visionnaire infatigable, créatif, dynamique et brouilleur de pistes, s’attaque, comme à son habitude, à un genre particulier pour mieux le manipuler.

Ici, c’est la comédie musicale et le mélodrame qu’il transforme. Depuis son enfance, Lars von Trier n’est soumis à aucune règle. Sa mère, une militante socialiste engagée, a l’habitude de lui dire qu’il peut faire ce qu’il veut, être qui il veut. Sans règles, l’enfant invente des histoires, des jeux. Il devient cinéaste.

Le "von" de von Trier est une invention aussi, à la Stroheim ou à la Sternberg. Les règles, c’est lui qui finit par les imposer en créant le manifeste "Dogme 95" ou "Dogma". Avec les principes du Dogme, les réalisateurs se soumettent à une série de règles, 10 en tout, principalement élaboré avec Thomas Vinterberg, dont l’interdiction d’utiliser des effets sonores ou des sources de lumière artificielle et l’obligation de tourner toutes les scènes en couleurs naturelles, caméra à l’épaule. L’objectif est le retour à une forme de cinéma plus spontanée, plus populaire.

Lars von Trier suit ces principes dans "Les Idiots". Puis change complètement de voie avec "Dancer in the Dark". Il veut que l’on chante et que l’on danse dans son film. Il rêve d’une comédie musicale dans laquelle il se passerait quelque chose d’épouvantable. Comme dans "La Mélodie du bonheur", mais sans happy end. Une histoire où l’existence est mise à l’épreuve chaque jour qui passe.

Au moment où Lars von Trier se lance dans l’écriture du scénario, il ne sait pas encore qui pourrait jouer le rôle. Il ne connaît pas Björk, son univers musical se limite à Roxette. Son problème est surtout de déterminer à quoi doit ressembler une comédie musicale et que signifie en faire une en 2000.

C’est alors qu’il voit Björk dans le clip de sa chanson "It’s oh so quiet". C’est jazzy, c’est enlevé. Il trouve ce qu’il cherche, à savoir le choc entre une musique un peu rétro et une esthétique incroyablement contemporaine. Il lui trouve un visage merveilleux. Elle est un lutin, elle sautille comme un cabri. Il la veut. Pour ce visage et ce qu’elle exprime.

Il veut en faire en actrice. Il la contacte dans la foulée et lui envoie son script. Björk y trouve des points d’ancrage avec sa propre vie, mais ne veut pas être actrice.

Alors Lars von Trier insiste. Encore et encore. Et comme il n’image pas Björk chanter autre chose que ses propres compositions, il lui propose de créer la musique du film. Ainsi, le personnage de Selma et la chanteuse-compositrice-interprète ne pourraient faire qu’un.

Björk accepte de faire la bande originale du film, mais pas d’y jouer. Lars von Trier joue le tout pour le tout. Il fait pression sur elle, il la menace de ne pas tourner "Dancer in the Dark" si elle ne devient pas le personnage. Elle finit par céder. Le premier jalon d’un relation entre ces deux êtres qui est déjà sur le fil avant même le début du tournage.

Dans un film qui rompt avec le Dogme qu’il avait lui-même mis en place avec trois autres cinéastes danois dans l’intention d’épurer le cinéma, Lars von Trier jongle superbement entre histoire et musique. Le cinéaste s’y perd peut-être, mais y gagne ses galons de réalisateur qui compte.

>> A écouter: l'émission "Travelling" consacrée à ce film :

La chanteuse et actrice islandaise Björk dans "Dancer in the Dark" de Lars von Trier (2000). [AFP - ©Collection ChristopheL / Zentropa Entertainments / David Koskas]AFP - ©Collection ChristopheL / Zentropa Entertainments / David Koskas
Travelling - Publié le 14 juin 2020

Chapitre 5
Lars von Trier et Björk, un duo explosif

Keystone - Laurent Rebours

Björk, c’est Selma et Selma, c’est Björk. Actrice et personnage s’entremêlent. Elle ne joue pas, mais ressent. Elle est cette douleur incarnée. Cette immersion absolue dans le personnage la rend époustouflante et émouvante. Mais aussi terriblement à fleur de peau.

Björk est prête à s’investir. Mais jusqu’où ira-t-elle? Après avoir composé les chansons, elle débarque avec armes et bagages, son fils sous le bras, ses ingénieurs du son. Et puis, elle rencontre Lars von Trier et tandis qu’il peaufine les détails du tournage avec les autres acteurs, elle en profite pour investir son personnage de Selma. Le tournage va être long et très douloureux. Lars von Trier vénère le chaos et l’improvisation.

"Tout était très instinctif, explique Björk dans le film documentaire "Pour une palme d’or: le feu et la glace" de Jean-Michel Vecchiet. "On ne faisait pas de répétition. C'est la première prise qui comptait. Et on improvisait. Ce qui fait que j'ai pu utiliser mes propres mots et me déplacer comme je voulais."

Mais le choc des deux génies provoque des étincelles, des éclats, des larmes, des crises. Björk pète les plombs, elle fugue, plus d’une fois.

Lars me démolissait pour que je pleure huit fois par jour.

Björk à propos du tournage du film "Dancer in the Dark"

Lui, il démolit de rage deux monitors, tourne avec 100 caméras vidéo pour garantir la fluidité des chorégraphies. Mais ce n’est pas assez, il en aurait fallu mille. Il pousse les comédiens, exige le meilleur, toujours. C’est trop pour cette artiste indépendante: "Je ne peux pas jouer, je ne peux que sentir" explique Björk.

Son identification au personnage de Selma est si intense et sa rage envers les méthodes de tournage de von Trier si violente qu’ils n’arrêtent pas de se prendre violemment de bec.

Quand j’ai dit oui, je savais que ce serait non seulement mon premier rôle mais aussi mon dernier

Björk à propos du tournage du film "Dancer in the Dark"
Catherine Deneuve dans le film "Dancer in the Dark" de Lars von Trier. [Koskas / Collection ChristopheL via AFP]
Catherine Deneuve dans le film "Dancer in the Dark" de Lars von Trier. [Koskas / Collection ChristopheL via AFP]

Elle le traite de pornographe émotif. Lui la considère comme une gamine insolente, incapable de tenir sa place, incapable d’être professionnelle.

Trop instinctive, elle s’y perd. C’est malsain. Selon sa partenaire à l’écran, Catherine Deneuve, Björk ne sait pas jouer. Elle peut juste être. Il faudra neuf mois à la chanteuse pour redevenir elle-même après le tournage.

Quant à Catherine Deneuve, elle joue un rôle secondaire, mais important. Elle est l’ange gardien de Selma. Sur le tournage, elle sera l’ange gardien de Björk, mais aussi de Lars von Trier.

Hors du tournage, au moment où les meutes de journalistes commencent à relayer les histoires délétères de ce tournage, elle monte au créneau et défend les deux artistes.

Incongru de voir Catherine Deneuve dans un Lars von Trier?

Pas vraiment. C’est elle, qui après avoir vu "Breaking the Waves", l’a contacté en lui disant qu’elle aimerait beaucoup travailler avec lui. Elle sera Kathy.

Chapitre 6
Un tournage très compliqué

Koskas / Collection ChristopheL via AFP

"Non, non, non je ne me prends pas pour Dieu", explique le réalisateur. "J’aime être gentil avec les gens. Toutefois un comédien ne doit pas se contenter de se tenir dans un coin et de sentir ses émotions. Il doit les communiquer. Je suis le réalisateur, ce qui signifie que vous devez jouer selon mes règles, à ma façon. Nous en avons parlé longuement, mais elle ne pouvait s’empêcher de protester. Aussitôt qu’on commençait à tourner, elle était fantastique, mais quand les caméras s’arrêtaient, elle devenait impossible."

Un souvenir de tournage de Lars von Trier, confirmé par ses comédiens Jean-Marc Barr et Catherine Deneuve.

"Elle est extrêmement intelligente", se souvient Lars von Trier. "Mais avec elle, c’était comme la Guerre froide. Nous avions tous les deux des espions partout qui nous rapportaient les insultes que l’autre avait proférées. Ce qui m’inquiétait c’est de savoir que Björk serait plus prompte à appuyer sur le bouton de la bombe atomique que moi".

"Lars était face à quelqu'un qui n'était pas une actrice professionnelle et qui avait un ego qui était au moins aussi grand que le sien et qui n'était pas du tout intimidée par sa présence. Et ça, c'était quelque chose qui était dur pour Lars" raconte Jean-Marc Barr dans le documentaire "Pour une palme d’or: le feu et la glace" de Jean-Michel Vecchiet.

Dans ce climat particulier, les autres comédiens, les techniciens, tout le monde peu ou prou s’entend avec le réalisateur et fait la part des choses.

On tourne entièrement en numérique. Pour les séquences dansées, 100 caméras seront utilisées. Certaines sont cachées dans le décor, d’autres seront effacées numériquement.

Une fois le tournage terminé, les disputes ne s’arrêtent pas entre le réalisateur et son actrice. Cette fois, c’est à propos de la façon dont la musique de Björk sera éditée qui met le feu aux poudres.

Et en 2017, alors que de nombreuses actrices dénoncent le comportement du producteur Harvey Weinstein, Björk publie sur son compte Facebook un texte où elle explique avoir été victime de harcèlement sexuel et de pressions de la part d'un  "réalisateur danois". Même sans être nommé, Lars von Trier récusera ces accusations.

Chapitre 7
Un triomphe au Festival de Cannes

koskas/Collection Christophel via AFP

Quand le film arrive sur la Croisette en mai 2000, c’est le choc. Les séquences sont terribles. La danse et les chants investissent le film et lui donnent tout à coup des couleurs. Mais cet appel d’air et de bonheur cinématographique fait de moins en moins illusion tandis que le retour à la réalité est chaque fois plus rude.

Le film est salué par de longs applaudissements, mais il y a aussi son compte de sifflets. Il a sans conteste créé une vraie émotion. Visages bouleversés pour les uns, irritation manifeste pour d’autres.

Björk avec sa fameuse robe rose, Catherine Deneuve et Lars Von Trier à leur arrivée au Palais des Festivals de Cannes en 2000.
Björk avec sa fameuse robe rose, Catherine Deneuve et Lars Von Trier à leur arrivée au Palais des Festivals de Cannes en 2000.
La chanteuse Björk avec sa robe cygne. [Reuters - JP/RCS]
La chanteuse Björk avec sa robe cygne. [Reuters - JP/RCS]

Au moment de la remise du prix, tout le jury de Luc Besson est unanime. "Dancer in the Dark" reçoit la Palme d'or et Björk le prix de la meilleure actrice.

Les deux protagonistes de "Dancer in the Dark" sont réunis enfin après la guerre qu’ils se sont menée. Ils sont heureux de se voir.

Echaudés par l’expérience du film, ils sont tout de même un peu empruntés lors des interviews qui se déroulent juste après la remise des prix.

"Dancer in the Dark" sort dans les cinémas à partir d’octobre 2000. Partout, la même réaction: on adore ou on déteste. La critique est enthousiaste. La musique de Björk résonne sur tous les postes de radio.

En 2001, Björk est nommée aux Oscars et Golden Globe pour la chanson "I’ve Seen it All".  Chanson qu’elle interprète sur scène vêtue d’une robe cygne qui fera date dans l’histoire de la mode.

Et après? Lars von Trier poursuit ses explorations cinématographiques avec "Dogville". Quant à Björk, elle sort son 5e album studio, "Vespertine".