"La vie est belle", une fable burlesque sur la Shoah

Grand Format

Melampo Cinematografica / Cecchi / Collection ChristopheL/AFP

Introduction

Sorti en 1997, "La vie est belle" de Roberto Benigni dépeint l’horreur des camps de concentration par l'humour et la poésie. Une vraie prise de risque artistique.

Chapitre 1
Une dénonciation poétique de l'Holocauste

AFP - MELAMPO CINEMATOGRAFICA / CECCHI / COLLECTION CHRISTOPHEL

"La vie est belle", "La Vita è Bella", comédie dramatique italienne signée Roberto Benigni est sortie en décembre 1997. Un film en forme de dénonciation poétique de l’Holocauste. Ici, la gravité est contrebalancée par le rire, l’horreur par l’absurde et la barbarie par le détour comique.

Adulé par le public, le film de Roberto Benigni met pourtant le feu aux poudres. Les critiques s’emballent, le traitent de révisionniste, de mafieux, de menteur. Benigni réplique qu’il ne nie pas l’Holocauste et que son film est une fable mettant en avant l’amour, la famille, tout en dénonçant des faits historiques qui n’auraient jamais dû avoir lieu.

Et malgré ses détracteurs, "La vie est belle" gagne le Grand Prix à Cannes et l’Oscar du Meilleur film étranger et du Meilleur acteur en 1998.

Chapitre 2
Roberto Benigni, un clown mais pas que

Archives du 7eme Art / Photo12/AFP

Comédien, réalisateur, scénariste, musicien, acteur, Roberto Benigni a beau être l’héritier de Groucho Marx, de Buster Keaton, et de Charlie Chaplin, c’est surtout un homme d’une grande culture. Il n’est pas qu’un pitre, ce qu’on lui reproche régulièrement. Insomniaque, il passe ses nuits à lire. Ses goûts sont variés, de la littérature à la poésie. Ce qu'il cherche? La beauté du monde. En plus de sa vivacité culturelle, l'Italien est doté d'une mémoire d’éléphant et d'une gaieté contagieuse.

Né le 27 octobre 1952 dans le patelin de Misericordia, près d’Arezzo, en Toscane dans une famille de paysans pauvres, mais dignes, le réalisateur se souvient:

"C’étaient des paysans, mais ils avaient une culture aristocratique. Mon grand-père citait Dante, mon père était fou de Pétrarque qui disait: la vie fuit et ne s’arrête pas une heure, et ma mère était une "nobildonna", une femme noble même si elle ne savait pas lire. Elle citait Dante aussi et je ne l’ai compris que plus tard quand je me suis lancé dans la Divine comédie et que j’y ai retrouvé des expressions qu’elle utilisait".

En 1966, le jeune Roberto étudie dans une école florentine pour devenir prêtre. Des inondations terribles ravagent le cœur de la Toscane, et le sortent du séminaire. "L’inondation m’a sauvé des eaux", dira-t-il plus tard.

Et comme on est au milieu de l’année et que toutes les inscriptions dans les écoles sont closes, il se fait engager dans un cirque comme assistant magicien. Une révélation. Il y est à sa place. La scène, c’est pour lui! Il monte sur les planches pour la première fois en 1972 et interprète une chanson paillarde avec verve, "L’Inno Del Corpo sciolto".

Acteur, chanteur, compositeur, musicien, voilà Roberto Benigni lancé. Le théâtre est sa maison, son havre, son lieu de création. Le cinéma arrive. Il rencontre Giuseppe Bertolucci avec qui il tourne un premier film en 1977. Suivront d’autres réalisateurs: Costa Gavras, Marco Ferreri, Jim Jarmusch, Federico Fellini, et même Claude Zidi.

Il se lance dans la réalisation dès 1983. Il y aborde un registre comique. Et la tragi-comédie en 1997 dans ce qui sera son plus grand succès, "La Vita è Bella". Il y parle de l’Holocauste en mode burlesque. Il frise le sacrilège, mais témoigne d’une grande humanité.

"Je respecte les silences sur l’Holocauste, explique le cinéaste. Je comprends très bien que je puisse choquer les survivants. Mon père a été dans les camps de travail pendant la Seconde Guerre mondiale. Il ne pouvait pas m’en raconter les détails sans pleurer. Le jour où il a su en rire, il n’a plus fait de cauchemars. Lorsqu’on l’interrogeait sur la mort, il en parlait toujours de façon comique."

C’est donc son père qui lui a enseigné la jubilation totale d’être en vie. Quand il racontait la détention, les brimades, le manque de nourriture et d’hygiène, il déformait la réalité. Il imitait ses tortionnaires en riant et en faisant rire ses enfants.

J’ai beaucoup pensé à mon père pour "La vie est belle". C'est ma contribution à la Shoah. Elle est basée sur le rire, parce que je suis un clown. Un clown qui a entendu la tragédie. Et pour moi, ce serait du racisme artistique que d’estimer qu'un clown ne peut pas faire un film sur l’Holocauste.

Roberto Benigni, à propos de son film "La vie est belle"

Chapitre 3
Rire pour ne pas mourir

Melampo Cinematografica / Cecchi / Collection ChristopheL/AFP

"La vie est belle" s’organise en deux parties distinctes. La première commence en 1938. Guido, un doux dingue, débarque à Arezzo en Toscane. Il rêve d’ouvrir une librairie. Les tracasseries de l’administration fasciste retardent un peu son rêve. En attendant, il est serveur dans un restaurant et rêve de Dora, la belle institutrice, dont il tombe follement amoureux. Mais celle-ci doit épouser un bureaucrate fasciste. Guido parvient à la séduire par son romantisme, sa fantaisie, sa joie de vivre et il l’enlève le soir de ses fiançailles.

La seconde partie nous pousse en 1943. L’horreur est là. L’insoutenable est là. Guido, marié depuis à Dora, a un petit garçon, Giosuè. Les lois raciales sont entrées en vigueur. Guido est juif et la fable bascule. Père et fils sont déportés. Dora, ne voulant pas les perdre, monte, elle aussi, dans le train. A leur arrivée dans un camp, Guido et Dora sont séparés, et Guido reste avec Giosuè.

Pour le protéger, il invente une histoire pour que le petit ne se rende pas compte de la situation. Dans l’esprit de Guido, ils participent à un grand jeu de groupe. Celui qui, au terme des épreuves, aura gagné 1000 points remportera un tank. L’enfer du camp devient ainsi une sorte de compétition sportive.

Roberto Benigni et Giorgio Cantarini dans "La Vie est belle" [Archives du 7eme Art / Photo12/AFP]
[Melampo Cinematografica / Cecchi / Collection ChristopheL/AFP]
L'affiche du film "La vie est belle" de Roberto Benigni. [Melampo Cinematografica / Cecchi / Collection ChristopheL/AFP]

Quand on demande à Roberto Benigni pourquoi il s’est intéressé à ce sujet aussi différent de celui de ses films précédents, il répond qu’il a seulement senti que l’idée lui plaisait énormément et qu’elle le bouleversait. "Un jour, je l’ai trouvée en moi et depuis ce moment-là elle ne m’a plus quitté".

Une idée qui lui vient d’une phrase de Trotski. Quelques heures avant que son assassin, envoyé par Staline, ne parvienne à Mexico où il s’était réfugié, Trotski attendait avec résignation la mort, tout en regardant sa femme dans le jardin. C’est là qu’il couche dans ses mémoires que, malgré tout, la vie est belle et digne d’être vécue. Roberto Benigni tient son titre et la philosophie du film.

Quand il parle de son inspiration, le réalisateur cite aussi Maus, la bande dessinée d’art Spiegelman, Prix Pulitzer, devenue un classique de la littérature. Il évoque également Balzac, Conrad. Car pour Benigni, le cœur de "La vie est belle" est de saluer la force sacrée des hommes capables d’y rester pour sauver l’âme de leurs fils.

Il pense à Keats et fait sienne cette phrase: "Ce n’est pas ce qui est vrai qui est beau, c’est ce qui est beau qui est vrai".

Chapitre 4
Tout sauf un film historique

Melampo Cinematografica / Cecchi / Collection ChristopheL/AFP

Pour Roberto Benigni, tout est très clair. Son film ne sera pas un film historique. C’est une histoire qui prend place dans un contexte particulier, à une époque tendue, particulière de notre histoire. Un moment dans notre éternité qui permet d’inventer un conte pour dénoncer l’horreur.

Du coup, le réalisateur prend le parti de ne pas reconstituer minutieusement l’Italie de 1938. Car un historien pourrait crier au scandale. Même chose pour le camp. Certes, la communauté juive de Milan lui donne des conseils techniques et vient sur le tournage. Mais Benigni ne va pas se balader dans un camp. Il ne veut pas être influencé. Il veut rester libre d’imaginer un camp qui ne ressemble en rien aux vrais camps.

"C’est une idée – au sens quasi platonicien – de camp, l’idée d’un antre du Mal, d’un antre du monstre, comme dans un conte pour enfants. Il ne faut rien chercher de réaliste, avoue le réalisateur dans le livret d’accompagnement du film. Il n’y a rien de plus puissant et de plus terrible que d’évoquer la terreur. Comme dit Edgar Allan Poe, si, parvenu au bord du précipice, on ne regarde pas, l’horreur est incommensurable. Si on la montre, elle devient telle qu’on la montre. D’après ce que j’ai lu, vu et ressenti dans les témoignages des déportés, je me suis rendu compte que rien ne pouvait approcher la réalité de ce qui s’est passé. Comment montrer de façon réaliste ce que je n’ai même pas le courage de dire? C’est si inconcevable qu’il est presque facile d’inventer, comme si cela n’était qu’un jeu".

Roberto Benigni, pour s’éloigner de l’horreur des camps polonais, tourne en Italie, sous le soleil toscan, avec son épouse Nicoletta Braschi. On imagine le camp dans une ancienne usine, et on engage un petit garçon de 5 ans dont c’est le premier rôle au cinéma.

Chapitre 5
Un film qui ne laisse personne indifférent

Archives du 7eme Art / Photo12/AFP

Le tournage se passe bien et le film sort le 31 décembre 1997 en Italie et durant toute l’année 1998 dans le monde. Partout, les réactions sont les mêmes. Personne n’en sort indifférent. De la grogne aux larmes. La majorité des spectateurs sortent bouleversés. Des torrents de larmes sont versés. 13 millions d’entrées aux Etats-Unis, 10 millions d’entrées en Italie, 4 millions d’entrées en France, 4 millions en Espagne, 2 millions en Allemagne.

Le film est aussitôt lancé dans la course aux récompenses. Mais un succès pareil et le sujet de la Shoah ne peuvent qu’attirer les foudres. A ses détracteurs, Roberto Benigni réplique: "Tu peux être très laid et très vulgaire en parlant d’un papillon. Et tu peux être formidable si tu parles d’Hiroshima avec humour".

Craignant que son film ne soit pas compris, Roberto Benigni le présente en avant-première à la communauté juive de Milan. Le silence est total à la fin de la projection. Le réalisateur s’inquiète. A tort. Son public est tout simplement trop ému. Ils pleurent tous. Pour le comédien cinéaste, c’est étrange et très fort. Et il se met à pleurer aussi.

Après la première vague d’enthousiasme qui accueille la sortie de "La vie est belle", les critiques se mettent à pleuvoir. On traite Benigni de superficiel, et le film de mafieux, dans le sens qu'il prend en otage le spectateur qui n'ose pas en dire du mal, au vu du sujet. On reproche au réalisateur des invraisemblances, notamment le fait que les enfants étaient séparés des parents dans les camps d’extermination.

>> A écouter: L'émission "Travelling" consacrée à ce film :

Une scène de "La vie est belle" de Roberto Benigni (1997). [AFP - Melampo Cinematografica / Cecchi / Collection ChristopheL]AFP - Melampo Cinematografica / Cecchi / Collection ChristopheL
Travelling - Publié le 26 janvier 2020

Claude Lanzmann, l’auteur de "Shoah", ce documentaire fleuve de 10 heures sorti en 1985, estime que Roberto Benigni ne sait pas ce qu’il fait. Pour lui, il est impossible de faire une fiction sur la Shoah au risque de s’exposer à une banalisation dangereuse. Dans le journal Le Monde, on se demande si Benigni n’a pas signé, avec les meilleures intentions, la première comédie négationniste de l’histoire du cinéma.

La polémique n’empêche pas le film de récolter un nombre impressionnant de récompenses. 3 Oscars, 1 César, 62 prix, 39 nominations, et à Cannes, le Grand Prix du Jury où l’Italien, expansif, ne manque pas de faire le show.

Roberto Benigni triomphant, n’oublie pas les critiques et se justifie: "Je suis un acteur, pas un Spielberg. "La liste de Schindler" est sortie en 1993. Moi je ne fais pas le même film. Je ne peux pas exposer directement la violence. Je préfère suggérer l’obscénité comme dans le théâtre grec. On peut user de la majesté de la vérité afin d’expliquer ces horreurs, mais ce n’est pas mon style. La seule scène édifiante, c’est quand je montre une montagne de cadavres. Mais là encore, le gamin réagit avec incrédulité: pourquoi faire du savon avec des gens? C’est impossible. J’ai beaucoup travaillé sur cette ambiance surréaliste pour que cela ressemble à un cauchemar de dessin animé" confie le réalisateur à la Tribune de Genève en octobre 1998.

"Je ne conteste à aucun moment l’existence des camps de concentration, bien au contraire. On m’a reproché de montrer un gamin sauvé de la chambre à gaz, ce qui était quasi impossible. Est-ce parce que je choisis d’en sauver un que je nie l’épouvante de l’Holocauste? Y a-t-il une échelle dans l’horreur? Je ne sais pas, mais avec "La vie est belle", j’étais à mon niveau maximal de tragique".