Publié

Roman Polanski contre-attaque dans "J’accuse"

Jean Dujardin dans le rôle du colonel Georges Picquart dans le film "J'accuse". [R.P. Produtions / Gaumont - Guy Ferrandis]
Sortie du film "J'accuse" de Roman Polanski sur fond de polémique / Le Journal horaire / 2 min. / le 13 novembre 2019
Reparti du Festival de Venise avec un Prix du jury, "J’accuse" arrive sur fond de polémique visant le passé judiciaire de Roman Polanski. Le regard que porte le cinéaste sur l’affaire Dreyfus ne manque pas de soulever quelques interrogations.

Pour qui attendrait de cette critique qu’elle juge non pas un film, mais un homme, on renverra aux nombreuses tribunes des réseaux sociaux ou au documentaire éclairant de Marina Zenovich, "Wanted and Desired", sorti en 2009. Il nous sera dès lors permis de mesurer le 22e long-métrage de Roman Polanski à l’aune de ce qu’il est et, surtout, de ce qu’il dit au sujet de son auteur.

Générique symbolique

5 janvier 1895. Dans la Cour Morlan de l’Ecole militaire à Paris, 4'000 soldats et plusieurs milliers de civils assistent avec délectation à la dégradation du capitaine Alfred Dreyfus (Louis Garrel). Accusé d’avoir livré des documents secrets à l’Allemagne, le militaire juif, qui n’a cessé de clamer son innocence, est condamné à la prison à perpétuité et exilé en Guyane. Le générique de "J’accuse" débute sur un plan des habits et de l’épée brisée de Dreyfus qui gisent à terre. Tout un symbole.

La suite prend le parti, hautement original, de délaisser Dreyfus, hormis quelques séquences dans son bagne, pour s’intéresser à celui qui finira par l’innocenter: le colonel Georges Picquart (Jean Dujardin). Nommé à la tête des renseignements militaires, il découvre des éléments troublants qui le persuadent de l’innocence du condamné. Son enquête fastidieuse l’amène à constituer les preuves d’un vaste mensonge et à se heurter aux autorités judiciaires, politiques et militaires qui refusent de reconnaître leur erreur.

>> A écouter: l'interview de Jean Dujardin à propos de ce film :

Jean Dujardin dans le film "J'accuse" de Roman Polanski. [Frenetic Films]Frenetic Films
L'invité: Jean Dujardin, "Jʹaccuse" / Vertigo / 33 min. / le 15 novembre 2019

Un film d’espionnage

Adapté du roman de Robert Harris, "D.", auteur déjà porté à l’écran par Polanski dans son sublime "Ghost Writer", "J’accuse" s’apparente moins à une reconstitution d’époque poussiéreuse qu’à un film d’espionnage d’une précision et d’une efficacité prodigieuses. Largement filmé en intérieur, dans des tons ternes et une lumière contrastée, le récit suit l’investigation méticuleuse de Picquart dont les conclusions, ignorées par les tribunaux, seront amplifiées par l’article à charge d’Emile Zola qui prête son titre au métrage de Polanski.

Une image du film "J'accuse" de Roman Polanski. [R.P. Productions/Gaumont - Guy Ferrandis]

Deux éléments principaux intéressent le cinéaste. Le premier concerne les méthodes de falsifications de l’époque, où Dreyfus est condamné sur la base d’un bout de papier manuscrit qu’il aurait rédigé. Les dédales administratifs, dominés par la paperasserie, les études graphologiques et les suppositions, flirtent, sous la caméra de Polanski, avec le cauchemar kafkaïen. C’est sans doute la partie la plus captivante de "J’accuse", dont la perfection formelle, tout en classicisme, souligne à quel point un leurre grossier peut être confondu avec une preuve irréfutable. Autre temps, autres outils, même objectif.

Le mystère d'un personnage paradoxal

L’autre élément qui ne manque pas de passionner le cinéaste concerne son héros. Incarné avec une absence de panache et une rigidité idéales par Jean Dujardin, Picquart est un catholique qui n’aime pas les Juifs, mais finira par en innocenter un, un homme en quête de vérité, mais qui cache ses sentiments authentiques à sa maîtresse, Pauline Monnier (Emmanuelle Seigner), un militaire prêt à provoquer un scandale national pour éviter que l’institution qu’il vénère, l’armée, ne soit éclaboussée par l’affaire Dreyfus. Un personnage paradoxal, dont les motivations profondes resteront, jusqu’au bout de l’histoire, difficiles, sinon impossibles à percer. C’est le mystère le plus passionnant d’un film qui n’en cultive toutefois pas beaucoup d’autres.

Polanski se projette en Dreyfus

Affiche du film "J'Accuse" de Roman Polanski. [DR]

En dépit de l’admiration que l’on peut éprouver à l’égard de la facture brillante de "J’accuse", on ne peut s’empêcher d’interroger sa signification comme sa résonance avec notre époque contemporaine. En éclairant tout particulièrement la montée de l’antisémitisme, l’affaire Dreyfus comme un ancêtre des "fake news" et l’acharnement populaire et politique contre un seul homme, l’effet miroir avec l’actualité apparaît évident. Trop, sans doute, pour un film plutôt démonstratif, "à thèse", qui étonne, pour ne pas dire déçoit, de la part d’un cinéaste dont le génie ne s’est jamais mieux exprimé que dans l’ambiguïté, le subjectif et les faux-semblants.

Plus gênant, Roman Polanski impose des rimes entre l’affaire Dreyfus et sa propre vie qui soulèvent quelques résistances morales. Certes, le cinéaste a maintes fois commenté, plus ou moins en sous-texte, son existence dans son oeuvre, que ce soit à travers l’ancien Premier ministre britannique reclus de "Ghost Writer", ou le héros du "Pianiste". Mais que Polanski se pose ici en victime innocente d’une vindicte scandaleuse paraît pour le moins incongru, quelle que soit l’opinion qu’on peut avoir sur les polémiques récurrentes dont il fait l’objet à chaque nouveau film. Qu’il nous soit autorisé de séparer l’homme de son œuvre, mais quand l’artiste lui-même prend sa défense par l’intermédiaire de son travail, on récuse.

Rafael Wolf/aq

Publié