Le rêve virtuel, un mirage?

Grand Format

Science Photo Library/AFP - Igor Stevanovic

Introduction

Voilà des années que l’on nous vend la réalité virtuelle comme l’avènement d’une nouvelle ère. On l’attend toujours, pourtant. Comment est-ce possible? Éclairage.

Chapitre 1
"Ready Player One", le film

2045: la monde est sinistre, dévasté, laid. Il n’y a plus de pétrole. Plus de nature, non plus. L’adolescent Wade Watts vit au milieu d'un dépotoir.

En vérité, Wade Watts vit dans une autre réalité: tous les jours, il se retire dans sa cachette, un vieil autobus. Il met son visiocasque et enfile une paire de gants haptiques, le tout relié à un ordinateur. Et pénètre ainsi dans le monde virtuel "Oasis".

Tye Sheridan dans une scène du dernier film de Spielberg, "Ready Player One". [Amblin Entertainment/AFP - Warner Bros / Village Roadshow]

Il ne tarde pas à participer avec ses amis à des courses automobiles déchaînées dans le New York du futur, quand il ne plane pas en état d’apesanteur au-dessus d’une piste de danse. Wade Watts va même à l’école dans l’"Oasis".

Et il n’est pas le seul, la plupart des êtres humains vivent eux aussi dans l’"Oasis". Ainsi commence le roman "Ready Player One" d’Ernest Cline, qui a récemment été adapté au cinéma par Steven Spielberg.

>> Lire notre grand format : "Ready Player One": la pop culture de retour dans le dernier Spielberg

Warner Bros / Village Roadshow F / Collection ChristopheL/ AFP

Chapitre 2
La réalité virtuelle signe-t-elle l’avènement d’une nouvelle ère?

Warner Bros / Village Roadshow F / Collection ChristopheL/ AFP

L’"Oasis" est un monde virtuel où il fait bon vivre, à l'écart du monde réel. On dirait le dernier slogan d’une grande entreprise de technologie. YOLO, "You Only Live Online". Mais en 2018, nous n'en sommes pas encore là; loin de là, même. Même si Facebook, Samsung, HTC et beaucoup d’autres investisseurs voudraient qu’il en soit autrement.

Si cela ne tenait qu'à eux, la réalité virtuelle se taillerait la part du lion dans notre quotidien. "L’avènement d’une nouvelle ère", dont on prédit un développement fulgurant. On disait déjà ça en 2015, en 2016 et aussi en 2017.

Pourtant, les ventes de visiocasques ont été largement inférieures aux attentes. Elles se chiffrent entre trois et cinq millions par année, à l’échelle mondiale.

Chapitre 3
Une technologie pas encore au point

On a attendu beaucoup de la technologie de réalité virtuelle dès les années 1990. À l’époque, ce sont les fabricants de jeux vidéo Sega et Nintendo qui ont lancé les premiers appareils destinés au grand public, "VR-1" et "Virtual Boy", sur le marché.

La console "Virtual Boy" de Nintendo exposée lors de l'exposition du Museum für Kunst und Gewerbe "Game Masters" à Hambourg en 2016. [AFP - Axel Heimken]

Mais la technologie en était à ses balbutiements dans les années 1990, et l’on a vite eu fait de revenir au marché plus lucratif des jeux conventionnels. Et la technique de réalité virtuelle s’est faite discrète pendant les 15 années suivantes.

C’est à l’entreprise Oculus VR que l’on doit le retour sous le feu des projecteurs de la réalité virtuelle. Le casque Rift conçu par l’entreprise californienne est le premier produit de réalité virtuelle ayant eu un succès commercial.

[Getty Images/AFP - Kevork Djansezian]

Chapitre 4
L’espoir d’un boom

Oculus Rift s’est rapidement placé en tête des ventes après son lancement en 2016. [Reuters - Jonathan Alcorn]

Rift a été lancé sur le marché en 2016 et s’est rapidement placé en tête des ventes. Car ce casque de réalité virtuelle était abordable, il était doté d’un écran plus grand et de capteurs nettement meilleurs que sur les anciens appareils. Puis, des entreprises comme Sony, Samsung, HTC et Microsoft ont suivi.

Mais on attend encore le grand boom, qui n’a toujours pas eu lieu à ce jour. Selon certaines estimations, plus de 20 millions de casques de réalité virtuelle ont été vendus de par le monde. Si ce chiffre peut impressionner, il est dérisoire par rapport à celui des ventes sur le marché des smartphones. En effet, Apple enregistre des ventes d’iPhones à hauteur de 50 à 70 millions par trimestre.

Chapitre 5
Sans avantage concret, pas d’utilisateurs

Le faible nombre de ventes s’explique principalement par le manque d’applications compatibles. Si l’on ne pouvait rien faire d’autre que téléphoner avec un smartphone, celui-ci n’intéresserait personne. Tout appareil doit présenter un avantage concret si l’on veut intéresser les utilisateurs, qu’il s’agisse de l’application CFF, Youtube, WhatsApp ou la fonction appareil photo de son portable.

Et quelles sont les applications qui inciteront les gens à acheter un casque de réalité virtuelle? La réponse est, de toute évidence, les jeux vidéo. Car lorsqu’on met un casque de réalité virtuelle sur la tête, on s’immerge tout entier dans le monde du jeu. On part alors à la recherche de trésors enfouis à 20'000 lieues sous les mers ou à la conquête de mondes fantastiques dans la peau d’un chevalier, tout en étant complètement coupé du monde extérieur.

La réalité augmentée est une superposition d’éléments virtuels et de notre réalité. Ainsi, on peut voir des informations supplémentaires dans notre réalité, qui s’en trouve ainsi augmentée, à travers le téléphone portable ou un casque spécial. [Science Photo Library/AFP - Igor Stevanovic]

Cette technique exauce les souhaits de nombreux amateurs de jeux vidéo. Et il y a suffisamment de gens prêts à payer. En effet, le marché global des jeux vidéo génère un bénéfice annuel de plus de 100 milliards de dollars américains.

Chapitre 6
"Le rapport qualité-prix des jeux de réalité virtuelle n’est pas encore suffisant"

Cependant, ce sont précisément les joueurs qui hésitent à acheter un casque de réalité virtuelle, estimant que le rapport qualité-prix n’est pas encore suffisant, explique Martina Gassner, experte en réalité virtuelle et jeux vidéo sur SRF.

"Il existe bien quelques exceptions, comme "Resident Evil 7 Biohazard", qui est presque un film d’horreur dans lequel on joue le rôle principal. Ou certaines courses automobiles bien conçues".

"Mais les meilleurs jeux de réalité virtuelle sont tout aussi bien en 2D, sur un téléviseur normal."

Par ailleurs, on se retrouve souvent avec une multitude de câbles qui s’emmêlent sur le corps, un logiciel compliqué à installer et un salon trop petit pour expérimenter pleinement la réalité virtuelle.

Les meilleurs jeux de réalité virtuelle sont tout aussi bien sur un téléviseur normal, estime Martina Gassner, experte en réalité virtuelle et jeux vidéo. [Fotolia - Stéphane Masclaux]

Autre problème principal, celui qu’on appelle le "mal de la réalité virtuelle". Il peut nous prendre alors que l’on joue avec un casque de réalité virtuelle et que la perception de notre système vestibulaire diffère de celle de nos yeux. Cela arrive par exemple si l’on tourne la tête et que l’écran de notre casque de réalité virtuel ne réagit pas assez vite.

Peuvent alors survenir des nausées, des maux de tête, voire des vomissements. Mêmes les plus enthousiastes et les plus endurcis n’utilisent presque jamais un casque de réalité virtuelle pendant plus d'une heure.

Chapitre 7
Tous ne jurent que par la réalité virtuelle sociale

Mais qui d’autre que les utilisateurs de jeux vidéo pourrait s’intéresser aux casques de réalité virtuelle? La réponse des grands groupes de technologie a le mérite d’être simple: tous les autres.

Une rumeur a circulé sur Internet en 2014, à savoir que Facebook, le plus grand réseau social du monde, avait racheté la société Oculus VR, le fabricant numéro un de casques de réalité virtuelle, pour la somme de 2,3 milliards de dollars américains.

Comment marier réseaux sociaux et réalité virtuelle? Rien de plus simple, à en croire le roman "Ready Player One". En effet, le personnage principal Wade Watts fréquente l’école du monde virtuel, il y rencontre des amis et se rend à des fêtes. L’expression est aujourd’hui dans toutes les bouches: la réalité virtuelle sociale ou "Social VR".

Chapitre 8
"Second Life", pionnier de la réalité virtuelle sociale

Ce serait une mine d’or pour l’industrie publicitaire si ne serait-ce qu’une partie des deux milliards d’utilisateurs de Facebook participaient à un réseau social virtuel. Mais aussi pour les participants, qui pourraient négocier des objets virtuels, acheter et vendre des terrains. Les exploitants de ce type de mondes pourraient quant à eux gagner de l’argent en prenant des commissions.

Ce modèle fonctionne; c’est ce qu’a déjà prouvé le monde virtuel "Second Life", mis en ligne en 2003. Et le succès a été rapide: tout le monde voulait y avoir une place, les entreprises, les universités, les stars...

En 2007, le couturier Jean-Paul Gaultier a loué une île virtuelle sur Second Life pour promouvoir son parfum "Fleur du Male". [Reuters - Suzanne Miller]

Dans le monde "Second Life", on mène une vie virtuelle sous la forme d’un avatar. On peut se rendre à des concerts ou visiter des expositions. Il existe même une monnaie virtuelle, le "Linden Dollar", qui permet aux utilisatrices et aux utilisateurs d’acheter et de vendre des choses ou des services.

>> A voir: Bienvenue dans Second Life, un reportage de Mise au Point (2007) :

Bienvenue dans « Second Life ».
Mise au point - Publié le 4 février 2007

Chapitre 9
Le monde virtuel continue de tourner

L’arrivée du smartphone a sonné le glas du "cycle du hype" 2007. "Second Life" n’était pas programmé pour fonctionner sur le tout petit écran. Il n’est pas non plus compatible avec les casques de réalité virtuelle d'aujourd’hui. Mais cela n’empêche pas près de un million de personnes de se rendre encore tous les mois dans ce monde virtuel. C’est ainsi qu’en 2015, on a gagné environ 60 millions de dollars américains dans "Second Life".

"Second Life" a montré que les mondes virtuels pouvaient générer de l’argent réel. [Keystone - 2007, Linden Research]

Mais la société Linden Lab, qui a créé "Second Life", a déjà pris une longueur d’avance en lançant "Sansar" sur le marché en 2017, digne successeur de "Second Life" dans le monde de la réalité virtuelle. Le fondateur de Linden Lab, Philip Rosedale, a quitté l’entreprise depuis et créé son propre monde virtuel sous le nom de "High Fidelity".

Reuters - Mike Blake

Chapitre 10
Prendre un verre au bar virtuel

Reuters - Mike Blake

"Sansar" et "High Fidelity" ne sont pas les seuls héritiers de "Second Life". Il y a aussi "RecRoom", "VR Chat", "AltspaceVR", "Spaces" (l’application de réalité virtuelle de Facebook) et bien d’autres encore. On met son casque de réalité virtuelle, on lance le logiciel et on fait ce qui nous plaît virtuellement.

Un designer de chez Microsoft teste un casque de réalité virtuelle à New York le 26 octobre 2016. [Reuters - Lucas Jackson]

On peut aussi faire ce qu'on fait tous les jours dans le monde réel, comme boire un verre au bar, aller à un concert, jouer au tennis ou au poker ou découvrir la nature. Tout ça avec des gens que l’on vient peut-être tout juste de rencontrer et dans la peau d’un personnage qu’on a soi-même créé.

Ça donne plutôt envie, pour être honnête. Pourtant, les plates-formes de réalité virtuelle sociale peinent toujours à rencontrer leur public. Ceux qui ont visité l’un de ces mondes ou qui ont visionné l’une des nombreuses vidéos qui en sont issues sur Youtube savent pourquoi: lorsqu’il y a trop de monde, la communication devient difficile.

Les moteurs de réalité virtuelle arrivent au bout de leurs capacités. Les déplacements, aussi, ne sont pas sans embûches. Et, enfin, il arrive parfois que l’on se retrouve tout seul dans le nouveau monde.

Si l’on compare tous ces chiffres avec le nombre de personnes qui interagissent quotidiennement sur des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter ou Instagram, c’est une goutte d’eau dans l’océan. Ou, comme l’a remarqué un utilisateur de Youtube:

"Les amateurs de mondes joliment conçus en auront pour leurs mirettes. Mais il s’y passe tellement peu de choses que l’on pourrait tout aussi bien rester dans son jardin à méditer."

Chapitre 11
La beauté de notre triste et sombre réalité

Il a fallu entre 5 et 15 ans aux smartphones et aux tablettes, et même à Internet, pour atteindre un taux de pénétration du marché de 50%, c’est-à-dire la moitié des acheteurs potentiels. C’est loin d’être le cas de la réalité virtuelle, faute d’accès facile aux nombreuses possibilités pourtant séduisantes.

Jaron Lanier, "critique Internet" de la première heure, s'attaque aux réseaux sociaux. [AFP - Daniel Roland]

La réalité virtuelle suscite néanmoins, aujourd’hui déjà, un effet "waouh" garanti: "Tous ceux qui ont passé un petit moment dans un monde virtuel pixélisé, puis ôté leur casque virtuel vous diront que le bureau grisâtre ou la chambre d’hôtel miteuse n’ont jamais été aussi beaux", raconte l'Américain Jaron Lanier, pionnier de la réalité virtuelle, des étoiles dans les yeux, lors d’un entretien récent avec le journaliste Ezra Klein. La réalité virtuelle nous aide ainsi à percevoir la beauté de notre monde réel.

>> A lire également : Jaron Lanier: "Supprimez tout de suite vos comptes Facebook!"