Bécassine, cousine universelle

Grand Format

AFP - KENZO TRIBOUILLARD

Introduction

Un collectif breton, sans l'avoir vu, appelle au boycott du film de Bruno Podalydès qu'il juge méprisant pour la Bretagne et pour les femmes. Ce n'est pas la première fois que l'héroïne, créée en 1905 par Jacqueline Rivière et Joseph Pinchon, est à l'origine de malentendus.

Chapitre 1
Bécassine, le malentendu durable

Why Not Productions - Françoise Brillot

Bécassine n'a cessé de soulever polémiques et virulentes controverses. Créature stupide ou pleine de bons sens? Servile ou téméraire? Conservatrice ou avant-gardiste?

Récemment, c'est le collectif breton Dispac'h qui a appelé au "boycott actif" du film de Bruno Podalydès, sorti le 20 juin. Selon ce groupe, le film est une insulte à "la mémoire de notre peuple, une insulte à toutes les femmes de Bretagne et une insulte à toutes les femmes qui connaissent ou ont connu l'immigration".

Le réalisateur réfute le terme de polémique. "Pour qu'elle existe, il faut un débat et pour qu'un débat existe, il faut des points de vue. Il faut donc voir, or le collectif n'a pas vu le film et ne veut pas le voir".

Il se se défend aussi de tout mépris à l'égard de la Bretagne. Sa Bécassine a une portée universelle comme l'est l'enfance.

Enfin, le réalisateur estime qu'il est abusif de considérer Bécassine comme l'étendard de l'exode rural de 1900 et des femmes qui en ont souffert. Pour lui, Bécassine est un personnage de papier, et c'est très bien ainsi.

Alors qu'est-ce qui l'a séduit dans ce personnage à la coiffe blanche, à la robe verte et au parapluie rouge? La palette graphique, d'abord, mais surtout ce qu'il nomme "le mystère Bécassine".

C'est une âme d'enfant dans un corps d'adulte. Du coup, on ne s'en moque pas

Bruno Podalydès, réalisateur et comédien

Bruno Podalydès dit qu'il a été ému par sa croyance en la parole donnée, son inventivité, sa curiosité, son bon sens et son extraordinaire amour des autres. "C'est la première fois dans mes films qu'un personnage dit "Je t'aime". Moi, si pudique, j'assume pleinement ce côté déclamatif, y compris dans le point d'exclamation de l'affiche."

Chapitre 2
Bécassine, fabuleux témoin de son temps

Musée de la poupée de Paris

Bécassine naît par hasard le 2 février 1905 dans la salle de rédaction de "La Semaine de Suzette", un hebdomadaire pour enfants. Un journaliste n'a pas remis sa copie - ou un annonceur s'est retiré - laissant un trou à boucher. Pour détendre l'atmosphère, la rédactrice en chef, Jacqueline Rivière, raconte la dernière gaffe de sa petite bonne bretonne et demande à un dessinateur qui passait par là, Joseph-Porphyre Pinchon (1871-1953) d'illustrer son anecdote.

Une saga, une épopée, un feuilleton

Les lecteurs adorent et l'hebdomadaire publie des nouvelles planches chaque mois.

En 1913, Bécassine devient l'héroïne d'un premier album. Son nouvel éditeur et scénariste, Maurice Languereau, alias Caumery, lui offre de vraies aventures en 48 planches-chapitres. En 26 albums, elle côtoiera pas moins de 1'200 personnages.

"Bécassine chez les Alliés" est un des quatre albums qui racontent les événements de la Grande Guerre. Paru en 1919, et réédité en 2014. Mobilisé, Pinchon a été remplacé par Edouard Zier pour le dessin. [Gautier Langereau]

Grâce aux aquarelles très détaillées de Pinchon et aux textes de Caumery, toujours soucieux d'exprimer par la langue les différentes cultures et classes sociales, du patois au subjonctif plus que parfait, la saga Bécassine est une formidable chronique du début de XXe siècle. Les lecteurs sont les témoins de l'évolution des moeurs et des modes vestimentaires, des innovations techniques, des tourments politiques et économiques de l'après-guerre.

Devenue la première héroïne de la BD francophone, Bécassine se confronte alors au monde, découvre l'électricité, le téléphone et le cinéma qu'elle adore, fait de l'alpinisme, conduit une superbe voiture gagnée au loto, pilote un biplan et voyage de New York à Madagascar.

Durant la première guerre mondiale, Bécassine est tellement populaire que son créateur lui fait participer à l’effort de guerre.

La Recherche Proust vue des cuisines

Mais surtout, la bonne au service de de la marquise de Grand Air et de sa pupille Loulotte, sera le témoin de la disparition progressive de l'aristocratie.

Pour le sociologue Francis Lacassin, auteur de plusieurs livres sur la bande dessinée, les 26 albums de Bécassine traduisent admirablement les symptômes de l'aristocratie moribonde.

Ce n'est plus l'univers passéiste de la comtesse de Ségur mais celui, en pleine mutation, de la duchesse de Guermantes, dont Caumery enregistre en même temps que Proust, et avec un semblable humour, le déclin

Francis Lacassin, sociologue

En d'autres termes, Bécassine ne serait rien de moins que la version illustrée de "La Recherche" mais racontée depuis les cuisines.

Chapitre 3
Pionnière de la bd moderne

Gautier-Languereau/Hachette Livre

Bécassine doit une partie de sa longévité au talent de son créateur. Joseph Pinchon était un excellent dessinateur et aquarelliste, un graphiste aux mises en pages audacieuses, un observateur attentif du monde environnant - son sens du détail fait le bonheur des historiens. On le considère comme le pionnier de cette ligne claire qui fera les beaux jours de Hergé, le créateur de Tintin.

D'ailleurs, Bécassine pourrait être la cousine de Tintin né en 1929, ou sa Tata: même tête ronde, mêmes yeux en boutons de bottines et même nez en bouchon. Hergé reconnaît qu'il s'en est inspiré comme d'ailleurs d'autres personnages de la saga Bécassine.

Jijé s'était vu reprocher par Hergé d'avoir plagié Tintin en créant le personnage de Jojo en 1936. Jijé lui envoie ce dessin en retour, reproduit ici par le dessinateur Yves Chaland [Yves Chaland]

A cette différence que Tintin a une bouche et pas Bécassine. Autour de cette absence, on a beaucoup jasé.

Pour les adeptes de Bécassine, le fait de ne pas avoir de bouche lui donne un statut de super-héroïne: elle ne mange ni ne boit. Elle est donc affranchie des besoins de base, comme seules le sont les créatures de papier. Elle parle néanmoins, beaucoup même, et n'a pas sa langue dans la poche.

La dessinatrice Catel Muller a dessiné une bouche à Bécassine pour qu'elle puisse s'exprimer. [Catel Muller]

Les féministes ont une autre vision. Elles voient dans cette omission un signe de la misogynie ordinaire: elle n'a pas de bouche parce qu'elle est asexuée et qu'elle n'a rien à dire! Pour venger la petite Bretonne, la dessinatrice Catel Muller lui a ajouté une bouche pour qu'elle puisse enfin l'ouvrir (et accessoirement la maquiller).

Chapitre 4
Un personnage évolutif

Gautier Langereau

Les aventures de Bécassine ont une autre originalité: le personnage évolue au fil des albums. Une approche qui s'apparente davantage au roman qu'à la BD.

On découvre d'abord Bécassine au berceau, puis adolescente, jeune domestique et nurse expérimentée. Ensuite, elle ne vieillira plus contrairement aux personnages qui gravitent autour d'elle.

Bécassine acquiert de l'épaisseur au fil des histoires, et son caractère initialement un peu frustre devient plus subtil au cours du temps, comme d'ailleurs toute sa classe sociale qui accède au savoir et aux loisirs tandis que les maîtres perdent un à un leurs privilèges.

Chapitre 5
Un révélateur de la bêtise des autres

Gautier Languereau

Depuis toujours, les pro et les anti-Bécassine s'affrontent sans jamais rien concéder au camp adverse.

Pour ses détracteurs, Bécassine n'est qu'une caricature, une domestique bornée et raciste, un vrai repoussoir, à la fois de la culture bretonne et des femmes. Une bonne fille un peu arriérée telle que l'a incarnée au cinéma en 1939 Paulette Dubost ou plus tard, comme l'a chantée Chantal Goya, qui a beaucoup contribué à la légende de sa niaiserie.

Paulette Dubosc, houspillée en 1940, pour la mauvaise image donnée des Bretonnes [Cinémathèque de Bretagne]

Pour les Bécassinophiles au contraire, la petite Bretonne n'est pas sotte, plutôt littérale, d'où son comique poétique: si on lui dit de remonter la pendule, elle la hisse au grenier et c'est à l'insecticide qu'elle soigne le cafard.

Mais surtout, sa supposée bêtise sert surtout à dévoiler celle des autres. Par sa naïveté, elle ridiculise les pédants, désarme les méchants, désarçonne les parvenus et démasque les imposteurs. Ce n'est pas un personnage auquel on s'identifie mais un révélateur.

Bruno Podalydès y voit surtout cette aptitude de l'enfance à s'émerveiller de tout, sans préjugé.

Et que dire de son nom? Bécassine comme l'oiseau qui prend de la hauteur modestement. On comprend mieux alors à quoi lui sert son fameux parapluie, à voler comme une autre nurse célèbre, Mary Poppins.

Bécassine, héroïne du film d'animation de Philippe Vidal [Ellipse Animation / Archives du 7eme Art / Photo12]