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Peter Schaber: "La morale ne nous promet pas une vie exaltante"

Autoportrait au Christ jaune", peinture de Paul Gauguin (1848-1903). [Leemage - Luisa Ricciarini]
Autoportrait au Christ jaune", peinture de Paul Gauguin (1848-1903). - [Leemage - Luisa Ricciarini]
Avons-nous le droit de tout quitter pour notre épanouissement personnel? A quel point sommes-nous liés par nos obligations morales? Pour le philosophe Peter Schaber, le succès et le talent de Gauguin ne justifient pas ses erreurs morales. Entretien.

SRF: Les grandes réalisations justifient-elles des actes moralement répréhensibles?

Peter Schaber: Non, les actes moralement répréhensibles ne sauraient être justifiés. Gauguin était un grand artiste, certes, mais le fait qu’il ait abandonné sa famille, comme le montre la vidéo de la série de SRF Filosofix (voir ci-dessous), et qu’il ait manifestement eu des relations sexuelles avec de très jeunes filles, ne le rend pas très sympathique.

Il ne faut pas oublier qu’il n’y avait pas de système de protection à l’époque et que sa femme et ses enfants ont vraiment dû se débrouiller seuls.

Filosofix: Gauguin
Filosofix: Gauguin / RTS Découverte / 1 min. / le 26 décembre 2017

Donc nul ne doit renoncer à ses obligations morales au nom de la réalisation de soi?

Peter Schaber: Je pense que respecter ses obligations morales fait partie de l’idée même du devoir moral. Mais je suis convaincu que la morale doit aussi nous permettre d’agir de manière à nous épanouir. C’était l’avis de Kant, d’ailleurs.

Dans certains cas, il est logique de se demander si certains ont l’obligation de libérer les autres de leurs devoirs. Dans celui de Gauguin, son épouse aurait pu le libérer de son devoir de mari et de père. Elle ne l’a pas fait; pour autant, la réalisation de soi ne justifie pas de manquer à ses devoirs.

Gauguin aurait dû rester auprès des siens?

Peter Schaber: Oui, même si on peut le regretter et même si, d’un point de vue culturel, le monde y aurait perdu, car l'industrie de la culture se nourrit du fait que les artistes ont sacrifié leurs obligations à l’art.

Si Gauguin n’avait pas quitté sa famille, nous n’aurions probablement pas ce genre de tableaux. Mais la moralité n’est pas liée à la promesse que chacun pourra s’épanouir pleinement. Elle ne nous promet pas une vie particulièrement excitante.

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Peut-on admirer les œuvres d’un homme qui a mal agi sur le plan moral?

Peter Schaber: Sans aucun doute. Qu’il ait peint des chefs-d’œuvre ne signifie pas que le contexte dans lequel ils ont été créés était respectable. Beaucoup de belles choses, comme la Déclaration des droits humains, sont aussi le fruit de violations massives, c'est-à-dire de mauvaises choses.

La performance esthétique doit être jugée indépendamment de la qualité morale de son auteur.

Peter Schaber, professeur d'éthique appliquée à l'Université de Zurich.

L’homme et l’œuvre sont donc deux catégories distinctes?

Peter Schaber: Personnellement, j’y vois deux dimensions différentes de l’évaluation et de l’appréciation: d’une part, la question de savoir si la personne a des capacités artistiques et créatives et, d’autre part, si c’est une personne de moralité. Cela doit être jugé séparément.

Au musée, ce n'est pas l'homme que nous admirons, mais la créativité visionnaire et l'immense capacité créative de l'artiste. Même si elles reposent parfois sur le fait qu’il a mal agi sur le plan moral.

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Quelle est la place du succès dans l’évaluation du manquement moral?

Peter Schaber: Pour Bernard Williams, spécialiste de philosophie morale qui a utilisé la méthode de l’expérience de pensée pour provoquer ses confrères, les agissements de Gauguin se justifiaient par son succès. Je ne partage pas son point de vue.

Le succès est conditionnel, sans compter que cela soulève la question de savoir où il commence. Ce genre de "justification" est une insulte pour les victimes de celui qui a manqué à son devoir.

Nous pouvons comprendre ce qui pousse des hommes comme Gauguin à manquer à leur devoir moral, quel que soit leur succès. Je peux aussi bien comprendre l’alpiniste extrême qui manque à son devoir moral pour faire de l’escalade tous les week-ends. Même si personne ne le connaît à part moi. Pour autant, cela ne signifie pas que ses motivations sont moralement justifiables.

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Propos recueillis par Olivia Röllin (SRF)/Réalisation web Miruna Coca-Cozma

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