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Plus une société est narcissique, plus son taux d'obésité est élevé

Le narcissisme. [Fotolia. - Saltodemata]
Le narcissisme. - [Fotolia. - Saltodemata]
C'est en observant la communauté scientifique que le généticien Bruno Lemaitre s'est intéressé au narcissisme. Le tout à l'ego serait à l'origine des inégalités, de la baisse de la cohésion sociale et de plusieurs maladies liées au stress.

Jusqu'à présent, la question du narcissisme relevait des sciences humaines ou de la psychologie. Pourquoi donc un immunologiste, spécialiste des drosophiles, s'intéresserait-il à ce sujet?

Celui qui a débuté sa carrière dans le laboratoire du professeur Jules Hoffmann, prix Nobel de médecine en 2011, le dit à la RTS: c'est l'observation de la communauté scientifique et de son fonctionnement qui l'a inspiré.

>> A écouter, l'entretien avec Bruno Lemaitre sur l'épidémie de narcissisme dans "Nectar" :

Bienvenue dans l'ère de l'ego. [Fotolia - davidolkarny]Fotolia - davidolkarny
Bienvenue dans l'ère de l'ego / Nectar / 53 min. / le 12 octobre 2017

Course à la vitesse et fraude

Il a observé que la science, comme la société d'ailleurs, traversait une crise des valeurs avec une augmentation de la fraude, une compétition de plus en plus forte, une course à la vitesse pouvant conduire à des erreurs graves et une emphase excessive sur la communication. Autant de traits qu'il attribue à des personnalités narcissiques.

Narcissisme, stress et obésité

Pour le généticien qui dirige aujourd’hui un laboratoire de recherche à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), ce narcissisme galopant est devenu une épidémie. Et cette épidémie provoque des dégâts: rupture de la cohésion sociale, augmentation des inégalités, montée du stress, et avec lui, de plusieurs maladies associées, dont l'obésité. L'hypothèse est audacieuse.

Dans une société dominée par le narcissisme, ceux qui ne parviennent pas à s'accomplir vont devoir compenser, par la nourriture par exemple.

Bruno Lemaitre, généticien et chef de labo à l'EPFL

Le chercheur fait remarquer que nous ne sommes pas tous égaux face au stress et à ses conséquences. Il fait aussi remarquer qu'une personnalité narcissique ne comporte pas que de mauvais aspects.

Définition d'une personnalité narcissique

Mais d'abord, comment définir une personnalité narcissique? Bruno Lemaitre évoque six points:

1. Envie d'être leader et de diriger les autres

2. Utiliser ses relations pour grimper dans la hiérarchie, Narcisse a l'amitié utile

3. Être très attiré par le succès et la célébrité

4. Surdimensionner ses qualités, ce qui rend le narcissique très charmant au début

5. Se comporter comme s'il avait un titre, chercher la distinction

6. Marquer une hypersensibilité à son statut

Les hommes le seraient plus

Le chercheur constate que ces traits de caractère sont beaucoup plus fréquents chez les hommes que chez les femmes. On peut lui rétorquer que cela paraît normal puisque ces caractéristiques sont liées à la réussite sociale, à laquelle les hommes ont plus souvent accès.

Le chercheur admet aussi qu'il y a des âges plus propices au narcissisme, l'adolescence en particulier, une période de la vie antisociale où le regard des autres est capital et la prise de risque, liée au surdimentionnement de ses facultés, maximale. On le serait moins après 50 ans.

La Suisse épargnée?

L'immunologiste appuie une partie de ses réflexions sur ses connaissances en biologie, notamment l'étude des primates. Non sans ironie, il dit que la Suisse avec sa culture "d'aucune tête qui dépasse" a échappé mieux que d'autres à cette épidémie. Le taux d'obésité, en tout cas, y est moindre.

L'engrais du capitalisme

Bruno Lemaitre n'est bien sûr pas le seul à considérer que l'hyper-individualisme, et le narcissisme qui lui est associé, caractérise nos sociétés. Il serait même indispensable à son bon fonctionnement. C'est la thèse du jeune philosophe lausannois Luca Bagiella qui constate que le capitalisme dans sa forme la plus contemporaine, dans sa version la plus globalisée, sʹappuie sur le développement le plus abouti de lʹindividualisme. Le narcissisme serait donc encouragé pour faire tourner la machine.

>> A écouter, l'entretien en 2016 avec le philosophe lausannois Luca Bagiella qui lie narcissisme et capitalisme dans "Versus-penser" :

Couverture du livre "Narcissisme-critique". [Editions Hélice Hélas]Editions Hélice Hélas
Narcissisme et capitalisme mondialisé, un couple parfait? / Versus-penser / 38 min. / le 19 octobre 2016

Identités complexes

Un autre philosophe a développé cette question sans la dramatiser, Gilles Lipovetsky. L'auteur avait déjà repéré le phénomène en 1983 avec "L'Ère du vide", puis en 1986, avec une étude sur Narcisse. Il constate que la notion d'identité a beaucoup changé avec l'avènement des réseaux sociaux: "Avant, elle était fournie par la famille, l'église, le travail. Aujourd'hui, à une identité reçue, on préfère l'identité choisie, fondée en grande partie sur ses goûts personnels."

Mais paradoxalement, plus l'être est individualiste et égocentré, plus il est en attente de gratifications de la part des autres.

Gilles Lipovetsky, philosophe

Le stade du selfie

Le selfie, expression culminante du "moi-je", a également fait l'objet d'une étude de la psychanalyste Elsa Godart. Elle parle du stade du selfie comme jadis on parlait du stade du miroir, tant la société numérique a changé notre rapport au temps et à l'espace.

Propos recueillis par Linn Levy/Marie-Claude Martin

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