Pierre Cardin, l'appétit d'être le premier

Grand Format Mode

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Introduction

Pierre Cardin aura été un pionnier en mode, design et modèle d'affaires. Décédé en décembre 2020, il aura toujours eu un coup d’avance sur ses contemporains, bousculant le monde feutré de la haute couture pour se construire un destin et un empire. Un documentaire diffusé par la RTS retrace sa prodigieuse carrière.

Chapitre 1
Une enfance de misère

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Naître pauvre, cela vous donne du courage, de la force. Personne n'est là pour vous ouvrir la voie.

Pierre Cardin

Dernier d'une famille de six enfants, Pierre Cardin est né le 2 juillet 1922 dans un hameau près de Venise. Ses parents, des agriculteurs précipités dans la misère par la Première Guerre mondiale, émigrent près de Saint-Etienne où le père trouve un emploi dans un usine d'armement. Ils obtiendront la nationalité française en 1936.

Enfant, son jeu préféré est d'habiller les poupées avec les tulles bleus et roses des voisins qui travaillent dans le textile. Pierre a la passion des étoffes. Il sait déjà qu'il sera couturier et que Paris sera son tremplin.

Mais la guerre éclate et le nord est occupé. L'adolescent essaie tout même de rejoindre la capitale à vélo. Il devra s'arrêter à Vichy où il est engagé dans le magasin le plus chic de la ville, juste en face de la résidence où le gouvernement s'est installé. Il apprend ourlets et boutonnières avec une ancienne petite main de Chanel.

En 1943, il échappe au travaille obligatoire en Allemagne en trouvant une place à la trésorerie de la Croix-Rouge. Il n'a pas fait d'études, ne connaît rien aux chiffres et la comptabilité, mais cet apprentissage lui permettra par la suite d'être le seul grand couturier à pouvoir gérer lui-même sa propre marque.

Car Pierre Cardin, à qui une voyante avait prédit qu'il aurait tout, sera quelques décennies plus tard à la tête d'un empire.

Chapitre 2
Cocteau et Dior, ses mentors

RTS/M6 Audiovisuels

Pierre Cardin débarque à Paris en novembre 1945 par un froid glacial, des chaussures en bois aux pieds et une canadienne qu'il s'est confectionnée dans une toile de tente. Il n'a rien, sauf un visage très avenant et une adresse recommandée par sa patronne.

La couturière Jeanne Paquin. [Roger-Viollet via AFP]

Il débute chez la grande couturière de l'époque, Jeanne Paquin, la première à avoir adapté les vêtements aux besoins du métro.

Par elle, il rencontre Jean Cocteau et le décorateur Christian Bérard, avec lequel il réalise des costumes et des masques pour "La Belle et la Bête" en 1946. Après un passage éclair chez l'excentrique Elsa Schiaparelli, il devient premier tailleur chez Christian Dior qui vient d'ouvrir sa maison. C'est ainsi qu'il participe au succès phénoménal du "tailleur Bar" qui définit le New Look.

En 1949, il ouvre pour le compte de son patron une succursale à New York et lance le premier produit sous licence: des bas collants. Le monde de la haute-couture grince des dents devant "tant de vulgarité". Cardin s'en moque. Il aime les pionniers, les audacieux, les gens qui pensent futur.

J'ai de l'estime et de l'admiration pour les premiers, à l'école, dans le sport, en science. Le premier est essentiel. On ne peut pas avoir de 2 sans le 1. C'est le début de la multiplication.

Pierre Cardin

Fort de ce concept, il quitte Dior à 28 ans, encouragé par Cocteau qui lui a confié les costumes d'"Orphée". Il s'établit dans une mansarde, au 7e étage. En trois saisons et quelques étages de plus, il fait travailler 80 employés. Cardin est la nouvelle coqueluche des femmes qui aiment sa créativité.

Chapitre 3
Le triomphe du prêt-à-porter

Leemage via AFP - Mencarini Archives

Le 3 septembre 1951, le collectionneur richissime Charles de Beistegui donne au palais Labia, célèbre pour ses fresques de Tiepolo, un grandiose bal costumé, décadent et aristocratique, connu depuis sous le nom de "Bal du siècle". Quelque 1500 invités, dont Orson Welles et Salvador Dali, sont habillés par les plus grands couturiers.

Venise, septembre 1951, le milliardaire Charles de Beistegui organise le Bal du siècle. [Leemage via AFP - Farabolafoto]

Pierre Cardin, Vénitien d'origine, y est invité. Entouré de milliardaires et d'aristocrates, il comprend qu'il assiste au chant du cygne d'un monde voué à disparaître, un monde qui sera bientôt remplacé par la toute puissance de la classe moyenne, dont il deviendra le prince.

C'est décidé, Pierre Cardin va se lancer dans le prêt-à-porter. Il sera aidé par son ami de coeur, son amant de corps et son directeur artistique, André Oliver. En 1953, il présente son premier défilé bohème dans son atelier grenier. Avec l'essor de la presse féminine, l'événement trouve un écho inespéré. La preuve, son manteau plissé en laine rouge se vend à 200'000 exemplaires, une chiffre hallucinant pour la haute couture.

Il ouvre en 1956 sa première boutique, Eve, suivie d’Adam en 1957. Il sera d'ailleurs le premier à faire défiler des hommes, en général recrutés dans les universités pour leur "démarche naturelle". Son style cylindre sera à l'origine d'un nouveau dandysme chanté par Jacques Dutronc qui le cite dans "Les Play Boys".

Après un voyage au Japon où il a enseigné, Cardin sait que la haute couture ne survivra que si elle se propose au plus grand nombre, en s'appuyant sur le prestige du nom.

"Ma meilleure publicité, c'est mon nom. Il est plus important que moi-même"

Pierre Cardin

En 1959, il présente une collection dans le grand magasin parisien, Le Printemps. Scandale auprès de ses pairs qui lui reprochent de profaner la haute couture, cet art noble et artisanal.

Il quitte la chambre syndicale qu'il dirigeait. Ses pairs ne savent pas encore qu'ils devront faire comme lui quelques années plus tard...

Chapitre 4
Des Beatles à Mireille Mathieu

AFP - Lucas BARIOULET

Le couturier est au cœur des années 1960. En 1963, il crée les fameuses vestes sans col pour les Beatles.

En 1961, il dessine les costumes féminins pour "La Princesse de Clèves", puis habille John Steed et Emma Peel dans la série "Chapeau melon et bottes de cuir", inaugure les défilés multiethniques et les collections unisexe.

La chanteuse Mireille Mathieu pose devant la robe Cardin qui a fait son succès, en juin 2019. [AFP - BERTRAND GUAY]

En 1967, il crée des uniformes de travail, pour les infirmières et les hôtesses de l'air. Mireille Mathieu porte ses robes chasuble, tout comme Françoise Hardy. Et bien sûr Jeanne Moreau, sa compagne pendant quatre ans, qu'il habille pour ses films.

Avec Paco Rabanne et André Courrèges, Pierre Cardin est le couturier qui a le mieux compris son époque tournée vers le futur. En témoigne sa collection cosmonautes deux ans avant que l'homme ne mette le pied sur la lune.

Adepte des travaux des artistes Vasarelly et Tinguely, il ose les matériaux synthétiques et les formes expérimentales inspirés des objets qui l'entourent: des lamelles de processeurs d'ordinateurs deviennent des dos de manteaux tandis que les soufflets des wagons de train lui servent de capuche.

En 1968, il choque avec sa collection "thermomontée" aux seins préformés, repris plus tard par Jean Paul Gautier. L'homme n'a qu'une obsession: penser à demain.

Mais trop abstraits et expérimentaux, ses vêtements se vendent moins. Pour compenser, il fait briller son nom et développe ses licences un peu partout dans le monde. Sa fortune devient colossale et son omniprésence aussi. Désormais designer, il crée pour des voitures, des meubles, des objets du quotidien: on dort dans des draps Cardin, on se réveille avec la cafetière Cardin, on fume Cardin, on se lave Cardin, on se meuble Cardin.

Chapitre 5
La conquête de la Chine et de l'URSS

AFP - FRED DUFOUR

Mais pour celui qui n'aime que les premiers, cela ne suffit pas. En 1978, il s'attaque à un marché jugé inviolable, la Chine. Après la mort de Mao, il obtient l'autorisation de défiler - succès énorme - et plus tard celle de construire des usines pour exporter vers l'Occident.

Il est le premier Français à s’implanter en Chine communiste alors que ses mannequins défilent dans la Cité interdite, à Pékin, ouvrant la voie à ce qui deviendra la mondialisation. Expert des coups médiatiques, un oriflamme à son nom flottera sur la muraille de Chine et le désert de Gobi.

Après la Chine, c'est un autre imprenable qui tombe dans son escarcelle en 1985, l'URSS. Il signe plusieurs contrats pour les ouvertures de boutiques et de shows rooms pour satisfaire une clientèle apparue sous l'ère Gorbatchev. "Je suis dans 97 pays", dira-t-il à la fin des années 1980.

En quelques années, Pierre Cardin a bâti un empire. Il existerait selon le couturier plus de 700 licences aujourd'hui, du textile aux arts de la table, en passant par l'eau minérale, les poêles à frire, les vélos, les sacs en plastique, les briquets ou les tringles à rideaux. Tout ça pour quoi? Pour l'argent?

Le restaurant Maxim's repris par Cardin. [Leemage - ©Jean Bernard]

"L'argent, c'est bien si on s'en sert", dit l'homme d'affaires qui a pris l'habitude de le réinvestir dans ses autres passions, les arts, le spectacle, la gastronomie.

En 1970, il rachète le théâtre des Ambassadeurs qui devient l'Espace Cardin, un haut lieu culturel où Bob Wilson a fait ses débuts en France, Marlene Dietrich ses adieux et Gérard Depardieu ses premiers pas au théâtre.

Il restaure aussi la maison de Casanova à Venise et le château du marquis de Sade à Lacoste. Au sommet de sa gloire, il s'offre le Maxim's, ce restaurant devant lequel il passa, un jour de novembre 1945, les pieds dans des chaussures en bois.

A la crémaillère de son établissement, seuls deux couturiers sont venus, Givenchy et Courrèges. Les autres estimèrent qu'il avait vendu son âme au Diable. Mais qui est le Diable?

Pierre Cardin en septembre 2020, trois mois avant sa mort, pour fêter ses 70 ans de carrière. [AFP - Lucas BARIOULET]

Masqué pour célébrer ses 70 ans de carrière en septembre 2020, Pierre Cardin est resté maître jusqu'à la fin de son empire, contrairement à tous ceux qui l'ont boudé et qui ont dû vendre leur talent à des grands groupes industriels ou financiers.

Oui, Cardin aura bien été premier en tout.