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Les fêtes clandestines, ou quand le divertissement entre en résistance

Mai 2020, à Berlin, des gens assistent à une rave dans des bateaux pour soutenir les clubs de danse aux prises avec la pandémie de COVID-19 sur le canal Landwehr. [AFP - David GANNON]
Un doigt dans l'Actu - Les fêtes clandestines : quand le divertissement entre en résistance / Un doigt dans l'Actu / 5 min. / le 4 janvier 2021
En France, en Espagne et même en Suisse, des rave parties ont été organisées au mépris des règles sanitaires. L'histoire regorge de ces rassemblements clandestins qui ont souvent permis l'émergence de courants artistiques ou politiques.

2500 personnes à Rennes, en Bretagne; 1000 dans un entrepôt près de Barcelone et même 300 à Villeneuve ce week-end! Un peu partout, des teufeurs refusent de respecter les règles imposées par les normes sanitaires. Ils veulent s'amuser, se défouler, s'étourdir, oublier ce monde masqué qui interdit les grands rassemblements au nom de la santé.

Traités d'égoïstes et d'irresponsables par ceux qui s'emploient à suivre les règles du bien commun, certains de ces fêtards, notamment en France, viennent d'être mis en examen pour mise en danger de la vie d'autrui.

Braver les interdits, le phénomène n'est pas nouveau. L'histoire regorge de ces transgressions collectives. Mais au-delà de la question de savoir si, moralement, il est juste ou pas de braver l'ordre public, il faut reconnaître que ces rassemblements clandestins ont souvent permis l'émergence de courants artistiques, sociétaux et même politiques.

Sans remonter à l'Antiquité, il suffit de rappeler ce qu'était la prohibition dans les années 1920, aux Etats-Unis.

La mafia détient la distillerie

Un amendement de la Constitution interdit alors la fabrication, le transport, la vente et la consommation d'alcool. Beaucoup d'Américains sont prêts à devenir des hors-la-loi pour une bière, un gin ou un whisky. Les mafias locales, qui gèrent les distilleries clandestines et qui ont pris les rênes des établissements de nuits, sont là pour assouvir les soiffards.

Pendant la prohibition, c'et la mafia qui gérait les distilleries clandestines. [Farabola/Leemage/AFP]

Les gangsters vont alors favoriser un mouvement en pleine effervescence, le jazz, joué par des Afro-Américains qui n'ont pas le droit de se produire devant l'élite puritaine qui juge cette musique immorale. Le jazz va prendre toute son ampleur avec les "speakeasy", ces bars clandestins destinés à une clientèle huppée venue s'encanailler dans des soirées afro-américaines. Indirectement, et contre l'idée même de ceux qui l'ont décrétée, la prohibition aura donné une tribune de premier plan à ce courant musical, longtemps tenu dans les marges.

Danser quand même

La France aussi a connu une forme de prohibition au premier jour de l'Occupation allemande en 1940, suite à un décret de Vichy interdisant les bals et tout rassemblement festif sur le territoire. Mais on n'empêche pas la jeunesse de danser et de se mêler. Fleurissent alors des multitudes de bals clandestins, surtout en zone rurale.

Il s'agit moins de résistance politique que du besoin de se sentir vivant dans une période de peur et de privation. Ces bals, lieux de rencontres et de mixité, sont imprégnés des musiques d'inspiration musette et jazz qui encouragent les danses à deux (java, valse, tango), en couple fermé. Quel meilleur remède aux multiples séparations occasionnées par la guerre? S'ils n'ont jamais eu vocation d'être contestataires, ces bals clandestins ont contribué à une banalisation de la nuit comme divertissement collectif, ce qui n'est pas rien. Il faut attendre 1945 pour que les Français retrouvent leur entière liberté.

L'émeute qui fait tout basculer

Retour à New York qui, dans les années 1960, ne mérite pas encore son étiquette de progressiste. La ville est homophobe et interdit aux gays et lesbiennes de danser, de boire et de se travestir. Les descentes de police sont fréquentes dans les bars, notamment au Stonewall Inn, propriété de la mafia.

28 juin 1969. Rafle du Stonewall Inn de la Christopher Street. Les gens essayent d’empêcher les arrestations policières. [Getty Images - NY Daily News Archive]

Mais le 28 juin 1969, alors qu'ils pensent effectuer une super rafle, les agents de l'ordre perdent le contrôle de la situation. Une foule constituée des clients du bar mais aussi des habitants de Greenwich Village, lassés d'être persécutés, se rebellent. L'émeute est mémorable et marque le point de départ de la reconnaissance des droits homosexuels. L'année suivante, New York accueillera la première Gay Pride.

La techno pour témoigner de la crise

La rave géante sera aussi la réponse des jeunes à la politique conservatrice de Margaret Thatcher. Comme son gouvernement obligeait les clubs à fermer à 2 heures du matin, les clubbers continuaient leurs fêtes de façon clandestine dans des hangars abandonnés ou des usines laissées en ruine par la désindustrialisation du pays. Leurs soirées pouvaient rassembler jusqu'à 15'000 personnes, grâce au bouche à-oreille, et à la techno, ce mouvement qui réfute les valeurs mercantiles du système. Après 1989 et la chute du Mur, c'est Berlin qui devient la capitale de la rave, la ville offrant jusqu'à 30% de bâtiments désaffectés.

Les fêtes sauvages récentes de Barcelone, Rennes et Villeneuve relèvent-elles de la même logique? Ne sont-elles que l'expression d'une frustration, une bravade contre l'autorité, ou accoucheront-elles d'un mouvement politique encore embryonnaire?

Sujet proposé par Joëlle Rebetez

Adaptation web: Marie-Claude Martin

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