Friedrich Dürrenmatt, à la recherche de la grande explosion

Grand Format

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Introduction

Pour comprendre Friedrich Dürrenmatt, né il y a exactement 100 ans, il faut connaître ses pointes les plus piquantes: parcours anecdotique à travers l’univers de l’écrivain suisse en douze chapitres.

Chapitre 1
Un écrivain non conformiste

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Dramaturge, romancier, essayiste, Friedrich Dürrenmatt est né il y a cent ans, le 5 janvier 1921 à Konolfingen, dans le canton de Berne.

Fils de pasteur, il fait ses études de philosophie et de théologie à Berne, puis à Zurich. Il se consacre d'abord à la peinture et assure la critique dramatique de la Weltwoche. Sa carrière de dramaturge débute en 1947 avec "C'était écrit", une pièce qui fit scandale et lui vaut une réputation d'écrivain non conformiste.

Friedrich Dürrenmatt doit son succès au théâtre, avec des pièces jouées dans le monde entier comme "La Visite de la vieille dame", "Les Physiciens", "Le mariage de Monsieur Mississipi" ou "Play Strindberg". Son théâtre, expressionniste par les situations et les personnages, développe une satire de la société et des relations humaines, empruntant souvent l'aspect de la fable symbolique et de la parabole philosophique.

>> A écouter, Dürrenmatt, écrivain engagé, en phase avec l'actualité de 2020/2021 :

Friedrich Dürrenmatt. [AFP - Babanov Boris/Sputnik]AFP - Babanov Boris/Sputnik
Forum - Publié le 3 janvier 2021

Ses romans, surtout "Le juge et son bourreau", "La Panne", "Le Physicien", "Le Soupçon" et "Justice" allient le genre policier à une réflexion philosophique sur l'absurde. Dans les années 1970, Friedrich Dürrenmatt s'est surtout consacré à l'essai: sur Israël en 1975, sur Albert Einstein en 1979. En 1981, il publie "La mise en oeuvre", un recueil magistral de philosophie, d'autobiographie et de fiction. En 1986, il reçoit le Prix Schiller, distinction très importante en Allemagne, et le Prix Georg-Büchner.

Peintre et dessinateur, Friedrich Dürrenmatt a puisé dans la mythologie grecque la source de son univers pictural qui prolonge son oeuvre dramatique. Il meurt le 14 décembre 1990 à Neuchâtel.

Chapitre 2
L'origine de l'univers

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Peu avant sa mort, il décide d’expliquer l’origine de l’univers. Il écrit alors une histoire de la Création basée sur le Big Bang. Un texte tout aussi percutant qu’une explosion originelle et qui s’intitule tout simplement "Le cerveau".

C’est un cerveau universel solitaire qui ne supporte pas le vide et qui crée le monde à partir de rien. Ce n’est qu’une question de temps pour que le cerveau universel crée alors le cerveau solitaire de Dürrenmatt. Et que fait le cerveau de Dürrenmatt? Il crée son propre univers jusqu’à ce qu’à la fin, l’idée lui vienne de créer un cerveau universel.

Nous allons parcourir ici les circonvolutions du cerveau de Dürrenmatt avec ses méandres labyrinthiques et ses "tournures les plus alambiquées", comme le décrit Dürrenmatt lui-même dans sa théorie dramatique. Un cerveau qui est toujours à la recherche de la grande explosion. Explorons ce cerveau à travers dix anecdotes.

>> A regarder aussi, retour sur le parcours de Friedrich Dürrenmatt, 30 ans après la mort du dramaturge et peintre suisse à Neuchâtel :

Retour sur le parcours de Friedrich Dürrenmatt, 30 ans après la mort du dramaturge et peintre suisse à Neuchâtel
12h45 - Publié le 16 décembre 2020

Chapitre 3
"Je ne peux pas parler plus haut!"

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Certaines de ces anecdotes sont trop belles pour être vraies. Mais une chose est sûre: les critiques et les feuilletonistes allemands se moquaient occasionnellement de son allemand teinté d’helvétismes, laissant ainsi entendre qu’il n’était pas capable d’écrire correctement. Mais Dürrenmatt de son côté était très fier de son langage incorrect.

L’écrivain Urs Widmer a rapporté l’anecdote suivante: lors d’une table ronde à Berlin, un auditeur a interrompu Dürrenmatt et lui a demandé de s’exprimer en haut-allemand pour qu’on puisse le comprendre. Dürrenmatt a alors répondu: "Je ne peux pas parler plus haut!".

>>En 1981, Friedrich Dürrenmatt revient sur sa carrière à l'occasion de son 60e anniversaire:

Friedrich Dürrenmatt reçoit un prix pour son roman La Panne
Six heures - Neuf heures, le samedi - Publié le 12 décembre 2020

Chapitre 4
La philosophie du fumier

AFP - Jean-Marc Quinet

Maintes anecdotes nous renvoient à un vaste savoir académique relevant de la philosophie, des sciences, de la religion et de la littérature. Mais Dürrenmatt aime également les retours brutaux à la réalité.

Dans sa pièce de théâtre "Hercule et les écuries d’Augias", les rituels du quotidien politique suisse fleurissent et sombrent dans le fumier. Pour Dürrenmatt, un tas de fumier renferme néanmoins encore quelque chose de "précieux", un bien culturel. Le fumier peut en effet être "transformé en humus".

L’humour de Dürrenmatt s’inspire surtout de ce fumier, comme le montre l’anecdote racontée dans "L’édification": alors qu’il traverse la place du Casino de Berne, Dürrenmatt regarde un jardinier en train de tailler les platanes. Le jardinier voit alors Dürrenmatt glisser sur des excréments de chien et atterrir sur son postérieur.

Deux heures plus tard, Dürrenmatt repasse sur la place du Casino, glisse une seconde fois sur les mêmes crottes de chien et comme il le dit, n’oubliera jamais le regard du jardinier. "J’ai pu y voir tout son étonnement sur ma personne. Que quelqu’un réussisse à glisser deux fois sur les mêmes étrons... C’est ça l’humour pour moi".

La récurrence d’un même événement le libère de sa gravité et prévient toute survenance du tragique. Pour Dürrenmatt, seule la comédie est encore possible.

Chapitre 5
Dürrenmatt, l’ami des animaux

A propos des chiens: Dürrenmatt a toujours possédé des chiens dans sa propriété de Vallon de l’Ermitage sur les hauteurs de Neuchâtel. Et ce, au grand dam de son voisin, un notaire. Un cocker qui ne cesse d’aboyer agace particulièrement ce dernier qui finit par se plaindre à Dürrenmatt dans une lettre.

La maison près de Neuchâtel dans laquelle Dürrenmatt a vécu jusqu'à sa mort accueille depuis 2000 le Centre Dürrenmatt. Les tableaux et dessins de l'écrivain y sont exposés. [Keystone - STR]
La maison près de Neuchâtel dans laquelle Dürrenmatt a vécu jusqu'à sa mort accueille depuis 2000 le Centre Dürrenmatt. Les tableaux et dessins de l'écrivain y sont exposés. [Keystone - STR]

Dürrenmatt racontera plus tard à une tablée d’habitués qu’il a consciencieusement pris la lettre et l’a lue à son chien dans l’espoir que celui-ci ménage quelque peu son voisin à l’avenir.

D’autres compagnons de la famille Dürrenmatt ne manquent pas non plus de se faire remarquer: un bouc nommé Habakuk, une perruche callopsitte nommée Shakespeare qui aime se poser sur le crâne chauve de Dürrenmatt, ou encore le cacatoès Lulu.

Lulu connaît une fin tragique. Il meurt à la fin des années 1980 car Charlotte Kerr, la seconde épouse de Dürrenmatt, souhaite lui apprendre à voler sur ses vieux jours.

La maîtresse de maison lui a toujours rendu la vie difficile. La vérité est que Dürrenmatt comprend trop tard que Lulu est jaloux de Charlotte.

Chapitre 6
La maîtresse de Dürrenmatt

Ludwig Hohl a également habité chez les Dürrenmatt pendant un certain temps: ce penseur et écrivain original se met souvent dans des situations délicates. A la suite d’une consommation excessive d’alcool, il est interné au printemps 1952 dans une clinique psychiatrique près de Genève, ce que Dürrenmatt ne peut tolérer. Il réussit à convaincre les autorités que son ami bénéficiera de meilleurs soins chez lui.

L'écrivain suisse Ludwig Hohl le 15 avril 1978 à Zurich. [Keystone - STR]
L'écrivain suisse Ludwig Hohl le 15 avril 1978 à Zurich. [Keystone - STR]

Dürrenmatt rapporte que pendant le voyage entre Genève et Neuchâtel, Hohl a dormi dans le filet à bagages d’un compartiment de troisième classe afin de dessoûler.

Chez Dürrenmatt, Hohl est productif. Il travaille le matin, Dürrenmatt, lui, travaille la nuit. Mais la nuit, Hohl veut discuter et boire avec son ami. Dürrenmatt en conclut qu’ils ne sont pas compatibles.

Hohl retourne alors à Genève. Dürrenmatt continue néanmoins à aider son ami en payant ses factures de téléphone exorbitantes. Dürrenmatt ne peut s’empêcher de faire une remarque perfide: il raconte que, si d’autres auteurs ont une maîtresse, lui, il a Hohl. Cette remarque moqueuse est certainement parvenue aux oreilles de Ludwig Hohl.

Chapitre 7
Un cœur pour les Hells Angels

Hohl intitula l’un de ses recueils de notes "Von den hereinbrechenden Rändern" ("De l’irruption des marges"), ce qui impressionna Dürrenmatt. Celui-ci a en effet un faible pour les "solitaires, marginaux, hurluberlus et autres drôles d’oiseaux montrant la voie vers une liberté encore possible". Il les défend contre les centres du pouvoir à l’encontre desquels il utilise tous les outils de l’humour et de la provocation.

Friedrich Dürrenmatt récompensé par le Grand Prix de littérature du canton de Berne le 25 octobre 1969 à Berne. [Keystone - STR]
Friedrich Dürrenmatt récompensé par le Grand Prix de littérature du canton de Berne le 25 octobre 1969 à Berne. [Keystone - STR]

Lorsqu’il reçoit le Grand Prix de littérature du canton de Berne en 1969, Dürrenmatt fait don de la dotation à des écrivains marginaux et invite un groupe de Hells Angels à participer à un banquet copieux à l’hôtel Bellevue.

Tout en regardant les rockers qui contrastent avec l’intérieur Louis XV, il explique aux notables irrités qu’ils sont ses amis: "J’aime les jeunes gens qui portent des costumes".

Toute l'ironie de Friedrich Dürrenmatt pour parler de la littérature.
Hôtel - Publié le 1 février 1990

Chapitre 8
L’amour se tait

Depositphotos - unverdorbenjr

Revenons aux auteurs qui ont une maîtresse: les écrits de Dürrenmatt sur l’amour et l’érotisme sont peu nombreux. Dans "Der Mitmacher. Ein Komplex" ("Le complexe du collaborateur"), il a également expliqué pourquoi il est difficile de parler d’amour, même si ses collègues auteurs comme Max Frisch le faisaient en permanence.

L’amour ne peut pas être extrapolé. C’est une histoire entre deux individus. Seuls les amoureux peuvent en parler. Mais s’ils en parlent, c’est qu’ils sont arrivés à un point où ils doivent se convaincre de leur amour. Le véritable amour se tait.

Chapitre 9
Le mariage est la meilleure aventure qui soit

Heureusement, Dürrenmatt ne s’est pas complètement tu sur l’amour qu’il portait à sa femme Lotti et sur ses (rares) infidélités. Une fois, il a fauté avec une jeune actrice à Vienne. Lors d’une interview non autorisée avec le magazine Playboy, il avoue avoir eu de temps en temps quelques aventures extraconjugales au cours de son mariage qui a duré plus de trente ans, mais "très rarement car cela l’aurait tout simplement déchiré".

D’après lui, les problèmes conjugaux sont trop déprimants pour pouvoir les supporter sur la durée. C’est pourquoi, il a immédiatement avoué chaque infidélité. "Il y a, disons, une dispute. Mais c’est aussi libérateur pour chacun".

Il se prononce passionnément en faveur du mariage:

Pour l’être humain, le mariage est toujours ce qu’il y a de plus aventureux. Échouer à deux est toujours plus honorable que d’échouer seul...

Friedrich Dürrenmatt

Le mariage est toujours une œuvre d’art, "comme la fondation d’un État".

Chapitre 10
Un million à saisir

Depositphotos - Rangizzz

C’est surtout avec "La visite de la vieille dame" (1956) et "Les physiciens" (1962) que Dürrenmatt accède à la célébrité et à la richesse. Peu avant cette notoriété, diverses actions caritatives étaient encore menées afin que sa famille et lui puissent subvenir à leurs besoins: le magazine Beobachter invitait par exemple les lecteurs à soutenir ce jeune dramaturge dans le besoin en lui faisant un don de cinq francs par mois.

>> En décembre 1958, Friedrich Dürrenmatt reçoit le Prix de la Tribune de Lausanne pour "La Panne". La traduction en français de son roman connaît un fort succès auprès du public et de la critique. "La Panne" deviendra d'ailleurs un des classiques de la littérature suisse :

Dürrenmatt primé
Objectif 58 - Publié le 15 décembre 1958

Dürrenmatt ne se sent pas obligé de faire preuve de fausse modestie. Un mécène de Lucerne qui lui a régulièrement envoyé des colis de nourriture et de l’argent souhaite un jour le rencontrer personnellement. Il se rend chez lui et le trouve en train de ripailler.

Plus tard, alors dramaturge aisé, Dürrenmatt se rend à sa banque et dit au guichetier: "Dürrenmatt. Je voudrais un million!" Même s’il est en possession de cette somme, le guichetier ne veut pas la lui remettre.

Le directeur de la banque le prie alors de le suivre dans une pièce à part où il dépose aimablement le montant en espèces sur une table. Dürrenmatt admire alors cette œuvre et remercie le directeur de la banque en lui disant qu’il peut ranger l’argent. Il dit qu’il voulait simplement avoir la somme d’un million de francs sous les yeux.

Ce qui peut paraître être une blague de mauvais goût montre à quel point le peintre et dramaturge attache de l’importance au concret, à la symbolisation de phénomènes abstraits.

>> En janvier 1981, à l'occasion des soixante ans de l'écrivain, l'Université de Neuchâtel confère à Friedrich Dürrenmatt le titre de docteur Honoris Causa ès Lettres pour l'ensemble de son oeuvre :

L'Université de Neuchâtel honore l'écrivain et dramaturge.
Courrier romand - Publié le 6 janvier 1981

Chapitre 11
L’amour de la laideur

Dürrenmatt s’est fait tirer le portrait plusieurs fois par son peintre favori, Willy Guggenheim, alias Varlin. L’écrivain se remémore l’une des séances: le temps de pose s’est étendu sur deux jours et la chaleur était accablante. Il doit changer de chemise à plusieurs reprises, non pas parce qu’il transpire, mais parce que la couleur ne convient pas à Varlin. Varlin jure. Dürrenmatt jure.

Le peintre Varlin (1900-1977) le 9 décembre 1967. [Keystone - STR]
Le peintre Varlin (1900-1977) le 9 décembre 1967. [Keystone - STR]

Le peintre est tantôt désespéré, tantôt enthousiaste, mais toujours obsédé par son travail. Il aurait soudain marmonné avec une joie malveillante: "Mais que l’homme est laid!".

C’est ainsi que paraît Dürrenmatt sur le portrait: fatigué, gros, grincheux, le teint fade. Tout simplement laid.

C’est pour cette honnêteté impitoyable que Dürrenmatt aime le peintre Varlin. Rien ne doit être beau! Rien ne doit être parfait! C’est la devise de Dürrenmatt dès les années 1950 alors que la littérature idéale se doit encore d’être classique: parfaitement belle et pure, exempte de toutes les scories de la politique.

Dürrenmatt dans son bureau de Neuchâtel en décembre 1980, devant la peinture de Varlin "Die Heilsarmee". [Keystone - STR]
Dürrenmatt dans son bureau de Neuchâtel en décembre 1980, devant la peinture de Varlin "Die Heilsarmee". [Keystone - STR]

Chapitre 12
La littérature doit être légère

AFP - Babanov Boris/Sputnik

Son apparence extérieure présente également maintes imperfections: il a les pieds plats, respire souvent avec difficulté (à cause de son asthme), est en surpoids (à cause de son diabète) et a besoin de lunettes à cause de sa très mauvaise vue.

Il se moque de ses maux en optant pour un mode de vie peu sain (peu d’activité physique, grande consommation de vin et de cigares), auquel il considère devoir son salut: "Sinon, mon état de santé m’aurait tué depuis bien longtemps".

De même, il se moque de tout ce qui est classique et donc axé sur la perfection: Dürrenmatt cherche la littérature "là où personne ne s’attend à la trouver", par exemple dans un roman policier et dans l’exacerbation, dans la pointe et l’anecdote.

Selon lui, la littérature doit "devenir tellement légère qu’elle ne pèse plus rien sur la balance de la critique littéraire actuelle: ce n’est qu’ainsi qu’elle redeviendra importante".