Banner Jean Starobinski. [RTS]
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Jean Starobinski aurait eu 100 ans

>> Professeur à l'Université de Genève, membre de l'Institut de France, historien des idées, de la littérature, spécialiste de Rousseau, Montaigne et Diderot: Jean Starobinski était l'un des derniers grands humanistes de ce siècle. Il est décédé le 4 mars 2019, à 99 ans.

>> Né le 17 novembre 1920 dans une famille d’origine juive polonaise installée en Suisse depuis 1913, il grandit à Genève, ville à laquelle il était profondément attaché. Il mène de front des études de lettres classiques et de médecine et exerce plusieurs années comme interne, puis comme psychiatre.

>> Jean Starobinski a été l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages majeurs, dont plusieurs autour de la mélancolie. L'homme invitait à "regarder", "lire" et "voir", à l'image de "La Beauté du monde", une anthologie de 1300 pages qui rassemble poésie, musique, littérature et peinture.

>> "Le Corps et ses raisons" (Seuil), un essai posthume qui regroupe plusieurs inédits sur la médecine, vient de sortir tandis que s'ouvrira, le 26 novembre, l'exposition virtuelle "Jean Starobinski. Relations critiques". En 2000, le savant accordait treize Grands entretiens à Guillaume Chenevière, dont on peut voir l'intégralité ici.

Marie-Claude Martin

Une école libre inspirée de Rousseau

Citoyen genevois

Né le 17 novembre 1920 à Genève, Jean Starobinski est issu d’une famille de Juifs polonais ayant fui les lois antisémites. Élevé dans une maison où l’on parle le russe, l’allemand et le français, il fait très tôt la connaissance de Jean-Jacques Rousseau puisqu'il est scolarisé à la Maison des petits, une institution fondée par le psychologue genevois Édouard Claparède, lui-même influencé par l’Éducation nouvelle défendue par Rousseau.

>> Jean Starobinski évoque son ouvrage illustré "L'invention de la liberté" qui traite de la culture, de l'art et de la littérature des Lumières qui a conduit à la Révolution française. :

L'invention de la liberté
L'invention de la liberté / Les grands entretiens / 27 min. / le 28 juin 2001

Le jeune garçon profite ainsi d’une éducation qui se fait dans la plus grande liberté, entre dessin, activités manuelles, improvisation et leçons de jardinage.

Jean Starobinski, qui se dit pur produit de Genève, exprime son attachement à la ville du bout du lac et à Rousseau qu'il n'a jamais cessé d'étudier.

Un citoyen de Genève
Un citoyen de Genève / Les grands entretiens / 32 min. / le 18 mai 2001

Naturalisé en 1948

Double carrière

Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale le pousse à compléter ses études de lettres par la médecine et plus précisément la psychiatrie, qui lui apparaît comme un excellent moyen de connaître la condition humaine.


Dispensé de ses obligations militaires compte tenu de son statut d’étranger (il ne sera naturalisé qu’en 1948), il mène dès lors de front une double carrière.

De la psychanalyse, dont il n'a jamais été le stérile prisonnier, il disait: "La psychanalyse a pour moi ce très grand intérêt d’être un système interprétatif. (...) Il s’agit de recueillir les indices, de faire attention à ce qui est révélateur dans le symptôme, et d’aller aussi loin qu’on peut aller en remontant du symptôme à quelque chose qui lui est antécédent".

>> Spécialiste du 18e siècle, amateur de peinture et de musique, Jean Starobinski évoque les Lumières mais aussi les ombres de cette époque foisonnante, artistiquement et philosophiquement. :

Jean Starobinski ou la passion de la critique littéraire.
Jean Starobinski / A livre ouvert / 16 min. / le 19 novembre 1964

Littérature et médecine

La réconciliation des lettres et de la science

Toute sa vie, Jean Starobinski s’est consacré à ses travaux littéraires et scientifiques sans jamais abandonner l’un ou l’autre. C’est ainsi qu’il publie dès 1958 une thèse de littérature sur Jean-Jacques Rousseau, puis une thèse de médecine, "Histoire du traitement de la mélancolie, des origines à 1900", en 1960.

Dans cette vidéo, Jean Starobinski raconte ses années d'études en médecine et en psychiatrie.

>> A écouter, Starobinski évoquant l'évolution contemporaine de la médecine, les progrès fulgurants de la science et la remise en question de la place donnée au corps :

Les avatars du progrès
Les avatars du progrès / Les grands entretiens / 25 min. / le 2 août 2001

Dans l'ouvrage qui vient de sortir, "Le Corps et ses raisons", un livre posthume qui regroupe des textes inédits publiés entre 1950 et 1989, Jean Starobinski s'interroge: Le corps a-t-il une histoire? Madame Bovary avait-elle de la fièvre? Pourquoi Molière se moque-t-il des médecins? Les psychiatres soviétiques ont-ils révolutionné l'approche des maladies nerveuses? Le stress est-il une maladie? Le chapitre consacré à la peste y est particulièrement éclairant en cette période de pandémie.

Comme le dit la quatrième de couverture, l'historien de l'art, dans sa rationalité chaleureuse, rappelle qu'il y a plusieurs corps: celui des malades, celui des médecins, des philosophes, des écrivains, des peintres. Il nous invite à considérer autant les succès de la médecine que ses illusions toujours renaissantes.

L'art dans l'histoire

Expo au Louvre

En 1994, le musée du Louvre demande à Jean Starobinski de faire jouer ensemble oeuvres d'art et de littérature. Pour "Largesse", titre de son livre et de l'exposition, il choisit pour thème le don et ses ambiguïtés. Une page de Rousseau fixe la scène, Baudelaire, dans un poème en prose, lui donne une réplique amère; Huysmans fait écho à son tour.

>> Jean Starobinski compare le regard que portent Rousseau, Baudelaire et Huysmans sur la nature de l'homme. Il parle aussi de l'iconographie de la fortune dans l'art et de son revers, la pitié :

L’ambiguïté du don
L’ambiguïté du don / Les grands entretiens / 24 min. / le 26 juillet 2001

Dans l'esprit de ce qu'on appelait l'honnête homme, Starobinski, passionné du siècle des Lumières, a aussi pensé l'artiste dans le monde ainsi que le rôle de l'art et de la culture dans les périodes les plus sombres. Il s'en explique dans cet entretien qui date de 1967.

L'art dans la société moderne
L'art dans la société moderne / Carrefour / 3 min. / le 5 septembre 1967

Une trentaine d'ouvrages...

...et un legs de 40'000 livres

Son esprit aiguisé et son regard curieux auront accompagné la marche du monde sur près d'un siècle. Jean Starobinski, qui a étudié les lettres et la médecine, aura échappé à toutes les modes par son absence de dogmatisme et son inlassable quête de sens. Sur les controverses "auto-entretenues" dans les années 1970 et 1980, il portait un regard ironique: "Tant de disputes récentes sur la méthode m’ont paru ressembler à des querelles sur l’art de dresser le couvert, les assiettes demeurant désespérément vides".

>> Jean Starobinski parle de Jean-Jacques Rousseau qui a enflammé son époque et changé les mentalités grâce à deux actions :

Jean Starobinski en 2001. [RTS]
Sentir le monde / Les grands entretiens / 26 min. / le 15 juin 2001

Bien avant que l'on parle d'interdisciplinarité, le Genevois a établi des correspondances entre les disciplines, les siècles et les artistes dans un souci de clarté, de raison et de sensualité. Pour lui, il était important de relier l'art à l'histoire des idées.

Aux côtés d’Albert Béguin, de Marcel Raymond, de Georges Poulet et de Jean Rousset, il est l’un des moteurs de l'essor de ce qu’on appelle l’École de Genève. Ce savant chaleureux et cordial, ce passeur au savoir encyclopédique, s’est éteint le 4 mars 2019 dans sa 99e année.

Considéré comme "le plus grand critique littéraire de langue française du XXe siècle" par son homologue Martin Rueff, il lègue à la postérité une trentaine de livres et plus de 800 articles ainsi qu’un fonds d’archives constitué de plus de 40'000 ouvrages déposés en 2010 aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale suisse.

>> A écouter, un entretien avec Jean Starobinski dans son appartement de Champel où les murs étaient tapissés de livres :

Jean Starobinski dans Les Grands Entretiens. [RTS]RTS
La bibliothèque de Jean Starobinski / Grands entretiens / 53 min. / le 10 janvier 2020