Port-au-Prince et ses sortilèges

Grand Format Culture

Photononstop via AFP - Sébastien Désarmaux

Introduction

Après Calcutta, Lagos, Rio et Buenos Aires, les chroniqueurs du "Trio", chaque samedi sur La Première, font escale à Port-au-Prince, capitale de la République d'Haïti. Il y est question de littérature avec Yanick Lahens, de rituels vaudous réhabilités par l'ethnopsychiatrie et de zombies sur grand écran puisque Haïti en a un célèbre, Clairvius Narcisse.

Chapitre 1
Terre littéraire et poétique

Hemis via AFP - GUIZIOU Franck

Port-au-Prince, capitale d'Haïti, est aujourd'hui le pays le plus pauvre de l'hémisphère nord puisque 80% de sa population vit en dessous du seuil de pauvreté. Si on parle chiffres, il faut encore préciser que l'inflation a atteint 20% en 2019 et que la mortalité enfantine a augmenté de 50% entre 1990 et 2015.

Dévasté par un double séisme en janvier 2010 qui a fait 280'000 morts, 300'000 blessés et 1,3 million de sans-abris, séisme suivi d'une épidémie de choléra; miné par la corruption de ses gouvernements successifs; empoisonné par une crise du logement qui n'en finit pas, le pays survit dans le chaos, et sa capitale Port-au-Prince résiste tant bien que mal.

Une rue de Port-au-Prince quelques semaines après le séisme de 2010. [Keystone - AP/Jorge Saenz]
Une rue de Port-au-Prince quelques semaines après le séisme de 2010. [Keystone - AP/Jorge Saenz]

Pourtant, cette terre maudite des Caraïbes a fait naître de nombreux écrivains, parmi lesquels Dany Laferrière, aujourd'hui académicien, Louis-Philippe d'Alembert, Goncourt de la Suisse 2019 pour "Mur Méditerranée", Makenzy Orcel et son remarqué "Les Immortelles" ou le grand poète René Depestre qui a dit que la littérature haïtienne était "au bouche à bouche avec l'Histoire".

La plupart des auteurs haïtiens, souvent en exil, offrent une grande place à la réalité sociale et politique de leur pays dans leurs fictions. On y trouve, de manière plus ou moins transparente, la terreur instaurée par les Duvalier, les tontons macoutes, les révoltes populaires, les répressions militaires et l’influence américaine sur l'île.

Vue nocturne de Port-au-Prince. [AFP - HECTOR RETAMAL]
Vue nocturne de Port-au-Prince. [AFP - HECTOR RETAMAL]

Tous ont écrit sur le tremblement de terre qui a terrassé l'île, toujours en colère malgré les milliards de dons - égarés, mal distribués ou gérés - pour sa reconstruction.

Mais aujourd'hui, la chroniqueuse du Trio, Geneviève Bridel, a choisi de mettre en lumière l'oeuvre de Yanick Lahens, une autrice qui vit à Port-au-Prince, donc en prise directe avec les événements de sa ville.

>> A lire, la critique de "Douces déroutes" de Yanick Lahens : Haïti est le lieu où Yanick Lahens vit ses colères et ses joies

Hormis son travail d'écriture, Yanick Lahens a été directrice exécutive du projet La Route de l'esclave, soutenu par l'UNESCO, et c'est à elle que l'on doit l'introduction du créole dans les programmes scolaires haïtiens. L'an dernier, elle a inauguré et occupé la chaire annuelle Mondes francophones du Collège de France.

Chapitre 2
Yanick Lahens, grande dame des lettres haïtiennes

AFP - ERIC FEFERBERG

Si "Bain de lune" (2014) lui a valu le Prix Femina, c'est un autre livre, "La Couleur de l'aube", prix France Télévisions, qui servira de guide pour sillonner Port-au-Prince et ses nombreux quartiers (la ville est bâtie sur seize communes). Loin de la balade touristique, on sent battre le pouls d'une ville où rode la mort autant qu'elle pulse de vie. Un contraste présent dans de nombreux livres d'auteurs haïtiens.

Port-au-Prince a planté des graines empoisonnées en moi et l'arbre mortifère ne cesse de grandir, grandir. Port-au-Prince nous a échappé comme l'eau qui coule entre les doigts. Le désordre a grignoté chaque parcelle de cette terre et c'est aujourd'hui un désordre de l'âme. Nous ne pouvons pas guérir. Peut-être ne le voulons-nous pas? (...) Et si le malheur frappe un jour à votre porte, ne vous mettez pas en tête d'aller porter plainte. Ceux préposés à la défense des victimes s'arrangent pour poursuivre l'œuvre de dépouillement et les dépècent jusqu'à l'os.

Extrait de "La couleur de l'aube", de Yannick Lahens.

"La couleur de l'aube" raconte une tragédie qui se déroule en une journée. C'est la chronique d'une mort annoncée, mort que l'on redoute tout au long du livre, celle de Fignolé, musicien et militant, qui n'est pas rentré à l'aube, ce qui plonge ses deux sœurs et sa mère dans l'angoisse. Car Fignolé proteste et manifeste. Il n'a pas perdu espoir pour son pays, même si le parti des Démunis, auquel il croyait, est devenu le Parti des Riches.

Cette angoisse des trois femmes est racontée en 30 chapitres courts par les deux sœurs, deux voix bien différentes. Il y a Angélique, la bigote pentecôtiste, et Joyeuse, qui profite de son pouvoir sur les hommes pour s'amuser. Elle incarne la féminité et la fierté de la femme caribéenne, tout comme sa mère, une maîtresse femme dont les deux filles parlent avec respect.

A côté de ces trois personnages, et en creux celui du frère, il y a une série de figures qui défilent, et qui chacune incarne une facette d'Haïti – de Mme Jacques qui tient une épicerie où elle vend des sacs marqués Rice for the Poor (offerts sans doute par une ONG) au pasteur Jeantilus dont les sermons mettent les fidèles en transe, en passant par Lolo une copine de Joyeuse qui compte utiliser le vieux avec qui elle couche comme tremplin social.

Les tap-taps, ces extravagants taxis collectifs haïtiens. [AFP - HECTOR RETAMAL]
Les tap-taps, ces extravagants taxis collectifs haïtiens. [AFP - HECTOR RETAMAL]

"La Couleur de l'aube", c'est 24 heures dans la vie de Port-au-Prince, avec ses trajets en tap-taps, ses passagers souvent dépouillés en chemin, ses manifestation de rues et le grondement continu des armes. Tout se mélange et se déroule en simultané comme un long travelling, entrecoupé de gros plans. "Le livre laisse dans la tête et les tripes des sensations fortes, tellement l'écriture de Yanick Lahens est portée à un point d'incandescence", conclut Geneviève Bridel.

Chapitre 3
Le culte vaudou à l'aune de la psychiatrie

AFP - HECTOR RETAMA

Louis Mars, né en 1906, n'a pas de page Wikipédia, contrairement à son père, Jean Price-Mars, anthropologue, auteur de "Ainsi parla l'oncle" (1928). Dans ce manifeste identitaire, il écrivait que les Haïtiens ne sont pas des "Français colorés" mais des hommes nés de conditions historiques déterminées, dotés d'un double héritage, français et africain.

>> A écouter, l'émission "Le Trio" dans son entier :

Vue aérienne de Port-au-Prince. [AFP - Hector Retamal]AFP - Hector Retamal
Le trio - Publié le 1 août 2020

Le fils, Louis, va continuer à creuser ce sillon de la spécificité mais dans un autre domaine. Après avoir étudié  la psychiatrie en France, puis aux États-Unis, Louis Mars revient en Haïti en 1936 et commence à militer contre les insuffisances du système de santé mentale dans son pays. À cette époque, il est le seul psychiatre à travailler en Haïti! Avant lui, les soignants de malades mentaux étaient les houngan et les mambo (prêtres et prêtresses vaudous) ainsi que les doktè fèy (pratiquants d'une médecine qui prend ce que la nature offre, des plantes jusqu'aux animaux).

Une adepte du culte vaudou en transe. [AFP - THONY BELIZAIRE]
Une adepte du culte vaudou en transe. [AFP - THONY BELIZAIRE]

Les cérémonies vaudoues et les possessions vont être l'objet d'étude de ce qui sera une des grandes contributions de Louis Mars à la psychiatrie mondiale: "l'ethnopsychiatrie", un mot qui apparaît en 1951.

Son livre le plus fameux, "Témoignage I (essai ethnopsychologique)", a été publié en 1966, juste avant le premier "Festival mondial des arts nègres" à Dakar, organisé par Léopold Senghor.

Au fil de ses recherches, le médecin dit avoir compris que le vocabulaire français et les concepts occidentaux n'étaient pas de bons outils pour décrire le réel haïtien. Par exemple, la notion de personnalité, perçue en Occident comme unique, singulière, et marquant notre identité, n'a pas la même valeur ailleurs.

Temple vaudou à Port-au-Prince. [AFP - Robert Harding Heritage]
Temple vaudou à Port-au-Prince. [AFP - Robert Harding Heritage]

En Haïti, la notion cartésienne de la personnalité prédominera dans les discussions académiques. Mais la vie quotidienne du peuple s'inspire de la notion africaine qui est étroitement liée au concept de possession et d'esprit.

Louis Mars dans "Témoignage I".

Concrètement, cela veut dire que l'esprit ou daemon s'incorpore dans la trame intime de la culture haïtienne: il existe, vit et agit. Pour Louis Mars, la possession rituelle, qui survient pendant les cérémonies religieuses, s'insère dans un ensemble logique, cohérent, "un tout culturel, vivant". Il développe aussi la notion d'ethnodrame, qui est à la fois théâtre et religion, pour rejouer une scène en incarnant des personnages, et ainsi dédramatiser la charge émotionnelle. C'est une conduite institutionnalisée, et non pas une possession-névrose au sens de Freud, précise la chroniqueuse Pascaline Sordet.

Démonstration d'une performance vaudoue. [AFP - HECTOR RETAMAL]
Démonstration d'une performance vaudoue. [AFP - HECTOR RETAMAL]

En sortant d'une conception occidentale de la personnalité et de la possession pour la réinscrire dans un territoire, des coutumes, un peuple spécifique, on dévoile, "la richesse d'un phénomène cantonné hier dans la pathologie mentale et qui se révèle un instrument de culture ou bien un outil thérapeutique", écrit Louis Mars dans "Témoignage I", un texte que l'on peut lire sur le site "Les Classiques des sciences sociales" de l'Université de Chicoutimi au Québec, un fabuleux trésor de texte numérique en libre accès.

Chapitre 4
Le zombie est né en Haïti

AFP - Fabienne DOUCE

Le mot "zombie" trouve son origine dans la culture haïtienne. Il qualifie des personnes victimes de sortilèges vaudous, permettant de ramener les morts à la vie ou de détruire leur conscience. Dans le vaudou haïtien, le zombie est une personne victime d'un bokor (prêtre vaudou), plongée dans un état de catalepsie et privé de son âme par administration d'une puissante drogue à base de tétrodotoxine, une substance que l'on trouve dans les organes - peau/foie/ovaires/intestins - de différents animaux, le plus connu étant le poisson Fugu, dangereux raffinement de la cuisine japonaise.

Le terme "zombi" apparaît pour la première fois en 1697 dans un roman de Pierre-Corneille Blessebois, auteur ayant vécu en Guadeloupe.

En 1942, le cinéaste français Jacques Tourneur réalise "I walked with a zombie", film américain qu'il tourne parce que le scénario lui permettait de mettre en scène un thème qui le fascine depuis toujours, les sciences occultes. L'extrait choisi montre une cérémonie très élégante d'envoûtement.

Mais au cinéma, deux films surtout feront date et favoriseront la démocratisation zombie: "White Zombie", de Victor Halperin (1932), avec Bela Lugosi, et "La Nuit des Morts-Vivants" (1968) de George A. Romero, film-culte qui marque le renouveau du cinéma d’horreur, en délaissant le bestiaire monstrueux pour se concentrer sur une ambiance contemporaine à forte connotation politique et sur des personnages crédibles.

Chapitre 5
Clairvius Narcisse, légende haïtienne

Photo12 via AFP - Archives du 7eme Art

Haïti a sa légende. Elle s'appelle Clairvius Narcisse. L'homme a réellement existé. Né en 1922, ce citoyen haïtien est officiellement décédé en 1962, année au cours de laquelle il est enterré au cimetière de L'Estère, ville située sur la bordure ouest du pays.

Dix-huit ans plus tard, l'homme réapparaît, errant dans la ville, avant d'accoster sa sœur et de lui raconter son histoire: il aurait été transformé en zombie, drogué et privé de toute volonté, pour être réduit en esclavage dans un champ de cannes à sucre.

>> A lire, un historien de l'art décrypte l'évolution de la figure du zombie : "The Walking Dead", la série trash sur les zombies décryptée par un historien

Ce fait divers propice à plusieurs interprétations a inspiré au cinéaste français Bertrand Bonnello "Zombi Child" (2019), un drame fantastique à cheval entre deux continents et deux époques. Le film met en scène la petite fille de Clairvius Narcisse, Melissa, qui raconte son lourd passé familial à ses amies de pensionnat, à Paris. "Zombi Child" s'éloigne des clichés liés au concept des morts-vivants pour en restituer l'origine historique et culturelle.

>> A écouter, l'interview de Bertand Bonnello, réalisateur de "Zombi Child" :

"Zombi Child", un film de Bertran Bonnello, inspiré de l'histoire de Clairvius Narcisse. [MY NEW PICTURE - PLAYTIME - ARTE / COLLECTION CHRISTOPHEL VIA AFP]MY NEW PICTURE - PLAYTIME - ARTE / COLLECTION CHRISTOPHEL VIA AFP
Brazil - Publié le 23 juin 2019

A la beauté contemplative du film de Bonnello, le chroniqueur Julien Comolli préfère l'efficacité de "L'Emprise des ténèbres" (1988), de l'excellent Wes Craven ("La Colline a des yeux" et "Scream"), autre film à s'intéresser à l'histoire de Clairvius Narcisse.

Inspiré d'un ouvrage documentaire de l'ethnobotaniste canadien Wade Davis qui a étudié les pratiques vaudoues en Haïti, en particulier le processus de zombification, le film suit le parcours de Dennis Allen (Bill Pullman), un anthropologue qui a déjà expérimenté des drogues chamaniques en Amazonie et qui se rend en Haïti pour le compte d’une firme pharmaceutique. But du voyage: tenter d'éclaircir le mystère de la fameuse "poudre de zombie", dont les effets thérapeutiques dans le domaine médical pourraient être très lucratifs.

Son enquête le met bientôt aux prises avec les tontons macoutes, des miliciens paramilitaires qui utilisent cette drogue pour éliminer les opposants politiques au régime.

Le tournage a eu lieu principalement en Haïti - chose exceptionnelle pour un film de fiction américain - mais la situation politique et la dégradation du climat social ont forcé l'équipe à le terminer dans la République dominicaine voisine. La dimension documentaire et engagée de "L'Empire des Ténèbres" en fait un film indispensable sur le sujet.