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Hommage à George Steiner, penseur polyglotte et polyvalent

Portrait de George Steiner. [AFP - Effigie/Leemage]
Portrait de George Steiner. - [AFP - Effigie/Leemage]
Décédé le 3 février à l'âge de 90 ans, l'intellectuel franco-américain George Steiner, qui avait enseigné à l’Université de Genève, a marqué son époque. Retour sur un parcours hors norme à travers une série d'entretiens accordés en 1998 au journaliste Guillaume Chenevière.

Bien que ce ne fût pas sa terre d’élection, disons avec la maxime africaine que "chaque ancien qui meurt est une bibliothèque qui brûle". La disparition de George Steiner dans sa nonantième année nous laisse orphelins d’un type d’intellectuels, il faudrait préférer "penseurs", comme la Renaissance l'a favorisé: un savoir encyclopédique, la pratique de plusieurs langues, un cosmopolitisme culturel et une ironie pour assembler le tout, non sans pessimisme.

Sa naissance à Paris le 23 avril 1929 est due à l’exil de ses parents autrichiens et juifs. Quoique parfaitement assimilé à la culture viennoise, son père, abasourdi par la montée de l’antisémitisme, préféra s’éloigner de cette culture germanique qui allait verser dans l’horreur. Ce premier ancrage parisien au sein d’une famille polyglotte et très cultivée n’a pu qu’ouvrir George Steiner aux courants de pensée parfois contradictoires, mais jamais cloisonnés. Ne traduisait-il pas tout aussi facilement en français, en anglais et en allemand, encore qu’il nous soit difficile de dire dans quelle langue il rêvait ou cauchemardait.

>> A voir: Grand entretien avec George Steiner: "L'Europe centrale d'où je viens" (Archive RTS) :

George Steiner en 1998. [RTS]
George Steiner (1) / Les grands entretiens / 25 min. / le 25 septembre 1998

L’idiot qui pose les questions

Du premier âge de sa vie, Steiner a gardé le goût, sans doute faudrait-il ajouter l’angoisse, des questions et des hypothèses dans un monde en crise permanente. Dans une remarquable série de 13 entretiens "Les aventures d'une pensée: George Steiner" qu’il a accordés sur TSR à Guillaume Chenevière en 1998, Steiner écartait sa posture de "penseur solitaire" en ce sens que les techniques audiovisuelles ont bouleversé, par leur amplification mondialisée, la notion de "cellule isolée" ou de "solitude électronique", de fait un paradoxe.

En cela, il était paradoxal, c’est-à-dire s’attachait à ne pas suivre la doxa, la pensée dominante de son époque. Car n’éclairait-il pas l’apport des penseurs libéraux, qui avaient presque tous "le talent de l’exil" au XIXe siècle, par leur souffle et leur espoir; "ça va mal, ça ira mieux demain…", les Sismondi, Michelet, ou un despote de l’espoir, Lénine, lui aussi genevois de travail et de refuge.

Le bonheur de la lutte

Le départ dans la vie fut d’emblée frappé par une grave infirmité de son bras droit. La mère de Steiner le força à user de ce membre déficient sans s’aider du bras valide, et ce fut pour l’enfant extrêmement difficile. "Je dois tout au bonheur de la lutte" confiait-il encore à Guillaume Chenevière, car n’est-ce pas "un privilège que d’avoir quelque chose à vaincre", pensait sa mère, avec son cynisme de grande bourgeoise de Vienne. Il en fera son principe pédagogique en s'appuyant sur la difficulté.

Son père, banquier international, avait pour credo, conviction typiquement juive, de faire en sorte que son fils n’ait pas à s’occuper d’argent, mais devienne, sinon rabbin, au moins professeur ou savant. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le petit George sut retenir la leçon et la faire fructifier. Formé à New York dès 1940, il a suivi les cours de philosophie d’un intellectuel juif discret et influent, Leo Strauss qui en relisant les grands classiques et en renonçant à se convertir au christianisme ouvrit un champ immense à la réflexion contemporaine, bien que la sienne fût conservatrice.

>> A voir: Grand entretien avec George Steiner: "New York, les avantages de l'exil" (Archive RTS) :

George Steiner en 1998. [RTS]
George Steiner (3) / Les grands entretiens / 25 min. / le 9 octobre 1998

L’Après Babel

"Chaque langue est une fenêtre ouverte sur l’univers", clamait Steiner pour évoquer le mouvement de la traduction intérieure et se désolait de la monoglossie "l’ennui de l’âme" en s’inquiétait de la conquête de l’anglo-américain informatisé sur toute la planète. Si cette lingua franca triomphe, ce sera l’extinction comme celle de la faune et de la flore, avertissait-il de manière prémonitoire.

Si la monotonie de notre condition biologique n’est guère intéressante, au moins pouvons-nous changer d’attitude, de mouvement en changeant de langue, une émancipation d’une richesse infinie. Biberonné aux humanités grecque et latine par son père, puis sa scolarité française au lycée new-yorkais, George Steiner a défendu la tragédie classique "parce qu’elle est toujours d’actualité, contrairement à l’actualité qui meurt le lendemain".

Un seul regret néanmoins lui fera mal presque physiquement, ne pouvoir comprendre la beauté de la poésie des mathématiques. Sur ce point, il constatait une césure irrémédiable entre langage et équation, rupture consommée dans le dernier quart du XIXe siècle par les avancées scientifiques. Son pessimisme le rendait très ironique, voire cruel, sur l’époque contemporaine, avec des attaques, mettons réactionnaires, sur le cinéma, la télévision, l’art conceptuel, le rock qu’il confessait ne pas avoir compris. Comment en serait-il autrement "quand une civilisation n’est plus veillée par Apollon", c’est-à-dire illuminée par la beauté de l’art?

Littérateur incomparable

Après un très solide bagage littéraire et scientifique acquis aux États-Unis puis à Cambridge où il fonda, en qualité de professeur "fellow"(un seul enseignement), le Churchill College avec l’appui de l’ancien premier ministre britannique, Steiner ne fut pas accepté à la chaire de littérature comparée.

Deux grandes universités américaines l’auraient accueilli, mais c’est finalement à Genève, grâce à Bernard Gagnebin, qu'il occupa la chaire de littérature comparée fondée par Sismondi au XIXe siècle, au grand soulagement de son père qui voyait ce retour durable en Europe "comme la contradiction nécessaire à l’extermination des juifs voulue par Monsieur [sic] Hitler".

>> A voir: Grand entretien avec George Steiner: "Cambridge et Genève" (Archive RTS) :

George Steiner en 1998.
George Steiner (8) / Les grands entretiens / 23 min. / le 13 novembre 1998

Nommé en 1974 dans l’Alma mater genevoise (durant 23 ans) en même temps que Michel Butor pour la littérature française, Steiner captiva son auditoire avec ses cours sur Shakespeare, notamment, tout en terrorisant les étudiants, et surtout les étudiantes, lors des examens.

Cette réputation tyrannique n’a pas servi le personnage volontiers intransigeant quant au savoir. Le sien était immense bien qu’il récusât l’approche des intellectuels français qu’il jugeait trop abscons et donc inaccessibles. C’est donc bien orienté sur la culture anglo-saxonne, son véritable biotope, que Steiner s’est le mieux exprimé.

N’empêche, il fut après Adorno "Pas de poésie possible après Auschwitz", l’un des penseurs de la crise du langage et n’a jamais cru que les humanités humanisaient la civilisation.

Dans son bref et intense essai "Dans le château de Barbe-Bleue – Notes pour la redéfinition de la culture", il tentait de saisir le vertige de la tragédie contemporaine, le camp de Buchenwald ne se trouvant qu’à quelques kilomètres de Weimar, la ville de Goethe. C’est donc une vision pessimiste de la culture qui l’a emporté chez ce penseur polyglotte, polyvalent, mais certainement trop apollinien pour ne pas ressentir de déception face au présent sans parler de l'avenir.

>> A voir: Grand entretien avec George Steiner: "Demain" (Archive RTS) :

George Steiner en 1998. [RTS]
George Steiner (13) / Les grands entretiens / 24 min. / le 18 décembre 1998

Christian Ciocca/aq

L'ensemble des 13 entretiens "" accordés à Guillaume Chenevière en 1998, à découvrir sur le site des Archives de la RTS.

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