Donald Trump, un narrateur non fiable sur Twitter

Grand Format Narrateur non fiable

Reuters - Jonathan Ernst

Introduction

Truffé d’inexactitudes et d’accusations non fondées, le fil Twitter du président des Etats-Unis, Donald Trump, est celui d'un narrateur non fiable. De Diderot à E.A. Poe en passant par Agatha Christie ou Margaret Atwood, la littérature révèle le rôle et les enjeux de ce type de personnage. Décryptage.

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Dans la tête de Donald Trump

AP Photo - Evan Vucci

Avant Donald Trump, une présidence était racontée à la troisième personne: par les médias ou par les commentateurs politiques.

Mais le milliardaire américain est le tout premier homme politique qui raconte en temps réel sa propre présidence, sans filtre, et avec ses lots d’inexactitudes, mensonges ou d’accusations non fondées. Il suffit d'un tweet de sa part pour déclencher l'hystérie médiatique.

Tweet de Donald Trump. [Twitter - DR]

Véritable révolution dans la communication, la manière dont Donald Trump s'adresse à ses followers (abonné.e.s) a changé totalement le rapport que nous entretenons avec les femmes et les hommes politiques. Avec chaque tweet publié, il gomme la distance qui sépare les citoyen.ne.s de l'institution présidentielle.

Donald Trump a renoncé à la dimension symbolique de sa fonction pour se glisser dans la peau d'un homme qui affiche ses convictions et règle ses comptes avec quiconque lui déplaît dans des tweets tantôt lapidaires, tantôt consternants.

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Le narrateur non-fiable dans la fiction

Getty Images - Walter Bird

En littérature, le narrateur non fiable est un narrateur indigne de confiance. Le point de vue est clairement subjectif mais le prisme est déformé.

"On soupçonne un narrateur de faire preuve de non fiabilité lorsque s’additionnent dans son discours des inconsistances, des contradictions, des maladresses ou encore, lorsque la version des événements donnée par un autre personnage de la fiction le contredit", lit-on dans la revue Captures.

La fonction d'un narrateur non-fiable c'est celle de la surprise, parce qu'on prend plaisir à se faire avoir.

Martin Rueff, professeur de littérature UNIGE

Le premier grand succès d’Agatha Christie, en 1926, repose sur ce procédé de narrateur peu fiable. "Le meurtre de Roger Ackroyd", est une enquête d’Hercule Poirot racontée par le Docteur Sheppard. À la fin de l’enquête, on découvre que c’est le narrateur Sheppard lui-même, qui est le meurtrier.

Alfred Hitchcock, dans "Le grand alibi", parvient à nous tromper en nous faisant croire qu’un des personnages est innocent.

Le critique littéraire Wayne Booth, inventeur de la notion de "narrateur non fiable", explique dans son livre "Rhétorique de la fiction" (1961) que ce qui anime ce genre de narrateur, c'est l'envie d'établir un lien de connivence contre tous ceux qui ne partagent pas son point de vue.

Pour Martin Rueff, professeur de littérature à l’Université de Genève, le narrateur non fiable révèle surtout le rapport que nous entretenons au langage.

>> A voir: les explications de Martin Rueff, professeur de littérature à l'Université de Genève, sur Donald Trump comme narrateur non-fiable :

Donald Trump, le narrateur non-fiable
RTSculture - Publié le 17 décembre 2019
Getty Images - Dong-A Ilbo

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Une rhétorique efficace

L'image du président distant, c'est la norme. Contrairement à un Emmanuel Macron qui depuis son élection tente de rétablir la grandeur de la fonction présidentielle, avec des interventions jupitériennes et une communication qui se fait rare, Donald Trump occupe le terrain. Il joue au rebelle et excelle dans le discours de contestation, en désignant ses alliées et ses ennemis avec un plaisir presque enfantin. A l'époque de la post-vérité, Trump semble suggérer que "ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi".

"Le peuple veut que son président soit un symbole, tout comme il veut que son monarque soit un symbole, mais il y a toujours cette curiosité pour tout ce qui touche à la famille royale, façon gossip", expliquait en 2017 Tom Rosenstiel, directeur exécutif de l’American Press Institute, dans une interview à NPR. "Or nous ne savons rien et nous devons méditer là-dessus. Il y a un certain confort à ne pas savoir", rajoute-t-il.

>> A écouter: les larmes, ces armes fatales de la politique dans Forum :

Barack Obama lors de son intervention mardi à la Maison Blanche. [AP/Keystone - Carolyn Kaster]AP/Keystone - Carolyn Kaster
Forum - Publié le 6 janvier 2016

Et pourtant. Nous aurions voulu savoir ce qui se passait dans le tête de George W. Bush lors des attentats du 11 septembre 2001, mais nous ne le savons pas. Certains présidents en exercice ont laissé parfois transparaître leur émotion, comme ce fut le cas de Barack Obama, en larmes à l'évocation des fusillades de masse qui ont endeuillé les Etats-Unis. D'autres se sont livrés dans leurs mémoires.

Avec Donald Trump, on a l'impression de savoir presque rien sur presque tout.

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L'art de la confusion

Nous apprenons sur le compte Twitter du président américain quand il se réveille, ce qu'il mange et même quelles chaînes d’info du câble il regarde. Nous sommes dans la tête de Donald Trump.

Mais pourquoi tweete-t-il ? Est-ce qu’il lui manque tout simplement un filtre ? Son fameux tweet "Covfefe" était-il un message codé ? Est-ce qu’il fait diversion quand les news ne vont pas dans son sens ?

Capture d'écran du fameux tweet incompréhensible de Donald Trump qui emploie le mot "covfefe". [Twitter - DR]

Trump, véritable storyteller à l'insu de son plein gré?

Pour Nathalie Cooke, professeur de littérature et biographe de Margaret Atwood (auteure du best-seller dont est tirée la série TV "La servante écarlate"), Donald Trump est un storyteller. Sa manière de communiquer sur Twitter n'est pas anodine, son récit paraît stratégique.

Adepte des phrases courtes, il emploie des adjectifs simples comme huge (énorme) ou tiny (minuscule) et surtout des kennings, figure de style propre à la poésie scandinave, qui consiste à remplacer un mot par une périphrase à valeur métaphorique.

"Crooked Hillary" (Hillary la véreuse) ou encore "Pocahontas", terme qu'il utilise pour désigner la candidate démocrate Elizabeth Warren, sont quelques exemples de la manière dont Trump use et abuse des kennings et autres épithètes.

>> A voir: les explications de Nathalie Cooke, professeure de littérature à McGill University de Toronto sur les caractéristiques du récit de Donald Trump sur Twitter :

Les caractéristiques du récit que Donald Trump utilise sur Twitter
RTSculture - Publié le 17 décembre 2019

Est-il conscient de l'impact de ce type de narration ? Le fait-il sciemment ? Rien n'est moins sûr, mais son storytelling est efficace et les techniques narratives utilisées lui servent surtout d’aide-mémoire afin de ne pas perdre le fil de ses histoires.

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Trump, est-il Nabokov?

"Si Trump est bien le narrateur non fiable, alors son compte Twitter est peut-être ce qui se rapproche le plus de "Feu pâle", le roman de Vladimir Nabokov considéré comme l’un des chefs-d’œuvre du XX siècle", lit-on sur NPR.

Petit résumé: "Feu pâle" se présente comme une édition critique d'un poème autobiographique de 999 vers attribué à John Francis Shade.

Après le décès tragique de Shade, une de ses connaissances, Charles Kinbote, lui-même professeur, commente le poème sur 200 pages. On assiste à l’appropriation d’un poème, "Feu pâle", par un pauvre fou, réfugié d’un pays lointain, dont les notes détruisent le texte prétendument commenté. L'interprétation de Kinbote, d'une indéniable érudition, s’apparente peu à peu à une véritable mise à mort.

Appeler Trump Nabokov, serait de projeter sur lui une conscience de soi, que je ne suis pas sûre qu'il ait vraiment.

Nathalie Cooke, professeure de littérature

Kinbote manipule quelque peu la "vérité" et Nabokov induit en erreur son lecteur. Il est un narrateur non fiable. Mais contrairement aux tweets de Donald Trump, l’analyse de Kinbote semble totalement déconnectée de la réalité.

Le lecteur est obligé d'être prudent face au dispositif narratif, le narrateur non fiable pousse à une lecture plus active, avec la nécessité d'avoir un certain scepticisme.

Pour Nathalie Cooke, professeure de littérature à l'Université McGill de Montréal et biographe de Margaret Atwood, la question devrait être posée différemment: et si Trump était en réalité Kinbote?

>> A voir: l'analyse de Nathalie Cooke :

Donald Trump, est-il Nabokov ?
RTSculture - Publié le 17 décembre 2019
Reuters - Carlo Allegri

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La parole trumpienne

Dans un discours donné au National Press Club le 31 octobre 2016, Peter Thiel, milliardaire et fan du candidat, cité par feu L'Hebdo, affirmait que "les médias ne prennent jamais Trump au sérieux, mais ils le prennent toujours au pied de la lettre", alors que les électeurs, eux, "le prennent au sérieux, mais pas au pied de la lettre".

Chez Trump et chez ses partisans, la déconnexion entre le discours politique et les vérités factuelles est donc assumée. Malgré le fait que les "fake news" sont aujourd'hui rapidement démasquées grâce au travail de "fact-checking", cela ne réduit ni leur impact ni leur circulation.

>> A lire aussi : Trump a bien demandé au président ukrainien d'enquêter sur Joe Biden

Ainsi, notre rapport au langage change face aux discours d'un président qui "couvre le réel d'un réseau de mensonges et de négations", dit Martin Rueff, professeur de littérature à l'Université de Genève.

Selon lui, dans le discours de Trump il existe trois manières de s'exprimer: l'incrimination, la dénégation et la blague.

>> A voir: l'analyse de Martin Rueff sur les actes de langage de Donald Trump :

Les actes de langage de Donald Trump sur Twitter
RTSculture - Publié le 17 décembre 2019

La cible de ses incriminations sont généralement des journalistes ou des intellectuels. Il diabolise ses opposants avec des mots comme "trahison" ou "coup d’État".

Son combat passe surtout par la dénégation systématique de toutes les accusations.

AFP - Brendan Smialowski

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Quel est l'impact d'un président-narrateur non fiable?

L’emploi d’un narrateur non fiable peut être séduisant quand il s’agit de littérature ou de cinéma. Mais Donald Trump est un personnage réel. Ses décisions politiques touchent la vie de millions de gens.

Sa rhétorique rappelle celle de la logique du chaudron de Freud: quelqu'un a emprunté un chaudron de cuivre et après l'avoir rendu, il est mis en accusation parce que le chaudron présente un grand trou qui le rend inutilisable.

Martin Rueff estime que Donald Trump vide de sens le discours politique: "il transforme la politique en trous, et le récit en chaudron".

[Twitter - DR]