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La Caravane du Tour de France, phénomène unique devenu rituel

Des spectateurs regardent La Caravane publicitaire du Tour de France. [AFP - Jeff PACHOUD]
Des spectateurs regardent La Caravane publicitaire du Tour de France. - [AFP - Jeff PACHOUD]
Le soleil tape, les villes et villages de France se parent de fanions et de chapeaux à pois, les vendeurs de saucisses déploient leurs stands, la Caravane du Tour va passer. Evénement de taille dans l'histoire du sport et du divertissement, il crée un lien intime avec son public. Décryptage d'un phénomène.

Les premières publicités itinérantes sur le parcours remontent au tout début de la course, avec les cirages "Lion Noir" et les montres "Bayard". En 1929, la fabrique de produits pharmaceutiques à base de chocolat "Menier", à l'avant-garde des stratégies publicitaires, distribue pas moins de 500 000 barres et autant de tasses de chocolat chaud tout au long du parcours, et jusqu'au sommet des cols alpins.

Ce n'est que l'année suivante que la Caravane du Tour est officiellement lancée. Les équipes nationales font leur apparition, c'en est fini des équipes parrainées par des entreprises. Le coût de l'organisation explose et le journaliste Henri Desgrange, cofondateur du Tour, propose une nouvelle forme de publicité, sur quatre roues cette fois.

>> A voir: La série "La Grande explication" revient sur la création en 1903 du Tour de France :

Le départ du Tour de France en 1903. [INA/RTS]
Le premier Tour de France / Archives / 4 min. / le 4 juillet 2018

A près de 90 ans, le concept publicitaire de la Caravane est tout sauf archaïque. Bien au contraire: il est au top de sa forme, comme si la fée de l'immortalité s'était penchée sur son berceau.

Les véhicules qui précèdent la course, tous plus fous les uns que les autres, semblent tout droit sortis de Toys Story et forment un défilé fantastique qui s'est amplifié avec le temps: à la fin des années 30, Joséphine Baker chante et danse en string banane sur le camion "Banania". Puis c'est au tour de Tino Rossi, Charles Trenet et Annie Cordy d'animer la course avec leurs titres entraînants. Yvette Horner (chargée de vanter la "Suze"), enfin, marque à tout jamais la mémoire des Français comme l'accordéoniste du Tour.

La Caravane est née comme une introduction, une préface, un prélude au Tour. Un peu comme les shows de la mi-temps du Super bowl, le passage spectaculaire des immenses trains du cirque Barnum le long des côtes américaines ou encore l'inimitable 'carosello' qui, jusqu'en 1977, annonce le prime-time sur la Rai.

>> A voir: une archive de la RTS de 1975 sur le passage du Tour de France à Genève :

La foule des grands jours pour assister au passage du tour de France à Genève en 1975. [TSR]
Le Tour sur les quais / Un jour d'été / 1 min. / le 17 juillet 1975

C'est sûr, la Caravane ressemble à beaucoup de choses mais elle n'en reste pas moins un phénomène unique. Elle est même devenue une attraction en soi, avec son propre public. Bien sûr, sans le peloton, sans les champions qui se disputent le maillot jaune (sur trois semaines de sacrifices, d'échappées épiques et d'exploits surhumains), elle n'existerait pas. Mais l'inverse est aussi vrai: la Grande Boucle, comme on aime à l'appeler, ne serait pas pareille sans sa caravane. Un événement sportif, un vrai. Pur et célébré. Un spectacle à 360°, inégalable.

La Caravane ajoute au Tour la force du rituel. Elle donne aux spectateurs la clé émotionnelle pour accueillir les champions qui arriveront tôt ou tard, c'est une sorte de liturgie qui n'affecte pas les valeurs sportives mais qui les encadre. Elle ouvre la compétition, en amplifie la portée.

Les raisons de son succès échappent à toute logique de performance sportive et tiennent plutôt de notre rapport à l'étonnement. Voici quelques pistes.

>> A voir: un sujet du 19h30 sur La Caravane du Tour de France :

La caravane publicitaire du Tour de France précède les cyclistes depuis 1930
La caravane publicitaire du Tour de France précède les cyclistes depuis 1930 / 19h30 / 2 min. / le 20 juillet 2003

Déclinaison particulière de la familiarité

Le Tour de France s'internationalise. Du coup, on cherche de nouveaux publics, de nouveaux financements, et on vise loin: une des prochaines éditions pourrait partir des îles Svalbard ou du Cap Nord. Les itinéraires sont montrés par des drones et à grands coups de vues aériennes. Des prises de vue idylliques laissent imaginer les arrivées et les départs. Parce que les téléspectateurs qui suivent la course la plus célèbre du monde sont aussi souvent de véritables chasseurs d'images.

Mais pour des raisons de droits, la Caravane ne passe pas à la télévision. Cela pourrait constituer une contrainte mais l'effet est inverse: elle crée ainsi une réelle intimité avec son public, une intimité précieuse. Elle a une aura que rien, pas même les possibilités techniques ne peuvent restituer. Il faut la vivre en personne, aller à sa rencontre: c'est un peu comme aux origines du théâtre, quand le public entrait en communion avec les acteurs, dans un véritable cérémonial. C'est un peu comme un dialogue ininterrompu, une tradition vivante.

Même si l'on trouve des milliers de vidéos amateur sur le net, la Caravane, la vraie, se vit lorsqu'on l'entend arriver au loin, que l'on sent ses cheveux affolés par son passage. Il faut l'avoir expérimenté pour comprendre l'engouement qu'elle suscite.

Multiplicité des échos

Une voiture de La Caravane franchit la ligne d'arrivée lors de la 105e édition du Tour de France, en 2018. [AFP - Marco BERTORELLO]

Il y a ces véhicules farfelus, kitch, parfois géniaux, qui font inévitablement penser aux grands Carnavals, aux parades Disney, aux convois de cirque les plus célèbres. C'est une sorte de comète terrestre. Un défilé d'une quinzaine de kilomètres d'attractions surprenantes, réalisées par des équipes qui y mettent tout leur coeur et toute leur créativité, avec force marketing, mécanique et technologie de pointe.

Les émotions suscitées sont délibérément simples, pour ne pas dire naïves; elles parlent à l'enfant caché au fond de chacun de nous. Et comme la Caravane ne passe pas toujours au même endroit, personne ne sait s'il revivra ou non cette émotion.

Nombreux sont les Français qui exposent dans leur salon les 80 plus belles reproductions de la Caravane, parmi lesquelles quatre dioramas en porcelaine. Plusieurs entreprises continuent de produire des maquettes des célèbres voitures au 1/43. Elles sont si populaires qu'à peine sorties, elles sont souvent en rupture de stock.

Une Caravane pensée que pour son public

Le coureur cycliste n'a qu'un objectif: franchir le premier la ligne d'arrivée. Si la foule en liesse booste son égo, il est en fin de compte seul avec lui-même. Il se nourrit de sa popularité mais durant la course, le public lui importe peu. A la limite, c'est même un obstacle.

Il le fuit en pédalant fort. Il n'y a bien qu'aux arrivées et sur les cols que l'on peut croiser son regard, lui offrir une bouteille d'eau, partager une seconde de son effort, courir à ses côtés sur quelques mètres...

La Caravane, elle, ne pense qu'à son public. Elle veut être vue, regardée; elle passe à la vitesse de la photographie, faisant d'un simple chemin de terre une véritable main street (rue principale). C'est une foire itinérante qui transforme les jours de semaine en vacances. La distance séparant les différentes attractions suit des codes émotionnels bien précis. La cadence est exacte: à chaque distribution de bon de consommation, chaque tasse de café offerte, chaque marque qui se met en scène correspond un moment précis, pour étonner et susciter l'admiration, avant que la Caravane poursuive sa route, laissant les spectateurs avec leur désir de prolonger l'instant.

>> A écouter: l'entretien de Béatrice Houchard, auteure de "La France du Tour et le tour de France" :

L'invitée de La Matinale (vidéo) - Béatrice Houchard, auteure de "La France du Tour et le tour de France"
L'invitée de La Matinale (vidéo) - Béatrice Houchard, auteure de "La France du Tour et le tour de France" / La Matinale / 12 min. / le 10 juillet 2019

Ses horaires de passage sont annoncés comme ceux des coureurs. D'ailleurs, elle les précède d'exactement deux heures. Des milliers de personnes l'attendent, c'est l'événement à ne pas manquer. De récents sondages ont montré que la moitié des 12 millions de Français qui suivent le Tour ne le font que pour la Caravane. Les animateurs les saluent depuis des véhicules toujours plus complexes; ils sont applaudis; au passage ils lancent des gadgets que des nuées de mains tentent d'attraper; ils décrochent des sourires qui ne semblent jamais fatigués, malgré les heures qui passent et les kilomètres parcourus.

Chaque année, pas moins de 18 millions de T-shirts, coupons, fanions, badges et autres casquettes sont distribués sur le Tour – des souvenirs oubliés plus vite que ceux des vacances mais qui font à la volée le bonheur de ceux qui les attrapent.

La Caravane, un fleuve temporel

Tous les âges s'entremêlent, du vintage à la science-fiction. Où les labels historiques sont projetés dans le futur et les nouvelles marques s'inventent un passé. Si elle en comptait 25 au départ, la Caravane a ensuite réuni plus de 200 véhicules. Aujourd'hui, sécurité oblige, leur nombre est limité à 170, soit autant que celui des coureurs. Les 50 entreprises qui défilent paient 37 000 euros pour 4 véhicules et 6 000 de plus pour chaque véhicule supplémentaire.

La voiture d'un des sponsors franchit la ligne d'arrivée lors de la 105e édition du Tour de France, en 2018. [AFP - Marco BERTORELLO]

Des cacahuètes si l'on considère le retour d'image, le lien qui se crée entre eux et le public. Le vrai coût de leur participation au Tour intervient en amont: dans la conception de leurs attractions, dans la gestion du parcours.

Yves Arnal, annonceur dans une ville de province, fut un jour chargé de réaliser une installation pour le passage de la Grande Boucle. Comme elle fut remarquée par le directeur de course, Yves Arnal fut invité à rejoindre la Caravane. Il y participa 50 années de suite. Dans un livre, il raconte de joyeuses anecdotes sur ceux qui ont vécu le Tour depuis un champ, le centre d'une rue ou un balcon, et explique comment cette épreuve sportive a pu pénétrer si profondément le coeur de la France.

L'immense stylo Bic, la Simca"Hoover", le Hotchkiss du "Parisien Libéré" de 1949, la jeep Willys de "Paris Presse" dans les années 50, la Renault Mégane de "La Boulangère" encore récemment... les véhicules du Tour conjuguent les opposés avec brio: prévisibilité et surprise, technologie et artisanat, passé et futur, gigantisme et minimalisme, raffinement et grossièreté.

Depuis l'avènement de la Caravane, des milliers de coureurs se lancent à l'assaut du Mont Ventoux, des châteaux de la Loire, des plages sauvages de Bretagne et des Champs Elysées. Des générations de spectateurs se sont succédé sur le bas-côté des routes, laissant des marques indélébiles aussi prévisibles que surprenantes.

Mais à regarder la longue histoire de la Caravane de plus près, ce sont les choses les plus simples (en apparence du moins) qui ont le plus marqué le public.

Paolo Taggi(RSI)/mcc

Un article publié sur RSI (en italien).

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