L'art et la fin du monde

Grand Format RTS Culture

Introduction

La dévastation du monde et sa fin sont des notions semblables mais pas forcément équivalentes. Elles comportent cependant un dénominateur commun: la destruction. Il n’est dès lors pas étonnant que cet élément se retrouve au coeur de l’oeuvre de plusieurs créateurs suisses contemporains, indépendamment de leur champ d’action (cinéma, théâtre, art, littérature).

Les artites suisses 1
Production artistique et intellectuelle

Attentats terroristes meurtriers à New York, Paris, Madrid, Londres, mais aussi à Beslan, Nairobi, Bali, Karachi, Mossoul. Invasions de l'Irak et de l'Afghanistan, annexion de la Crimée, conflits armés au Congo, en Syrie, au Yémen, en Libye, au Soudan, en Somalie ou encore aux Philippines. Ouragan Katrina, tremblement de terre à Haïti, tsunami dans l’océan Indien, accident nucléaire de Fukushima, fonte des glaciers, des incendies record dans la forêt amazonienne. Terrorisme, guerres, catastrophes naturelles et environnementales : le XXIe siècle semble être placé sous le signe de la destruction.

Certes, aucun de ces phénomènes n’est nouveau. Ils signent la continuité ou l’approfondissement de dynamiques qui ont émergé avec la modernité. Or, la globalisation, la spectacularisation des événements propre à la couverture médiatique, le relais instantané des réseaux sociaux, les effets non estompés de la dernière grande crise financière ainsi que les signes avant-coureurs d’un cataclysme écologique contribuent à nourrir un imaginaire de la fin des temps, du moins en Occident.

Preuve en est la récurrence d’un monde post-apocalyptique dans la production artistique et intellectuelle. À titre d’exemple, on peut citer les romans "Le dernier monde" de Céline Minard, "La Route" de Cormac McCarthy ou la trilogie "MaddAddam" de Margaret Atwood; de même que les films "Melancholia", de Lars Von Trier, "4h44 Dernier jour sur terre" d’Abel Ferrara et la série danoise "The Rain". Une obsession de la fin qui traverse aussi la philosophie :" Le temps qui reste" de Giorgio Agamben, "And: Phenomenology of the end" de Franco Berardi et "Après la fin du monde" de Michaël Foessel.

Les artites suisses 2
Roman Signer, l’artificier loufoque

KEYSTONE - Peter Schneider

Des tabourets éjectés par les fenêtres d’un bâtiment, des hélicoptères télécommandés qui, à force de se télescoper, finissent éventrés au sol, une camionnette lancée à toute vitesse sur une rampe jusqu’à se retourner et s’écraser sur sa cargaison, deux parapluies assemblés tels les roues d’un char et emportés par le vent à travers les champs, une tente qui explose à peine son occupant s’en éloigne, un point peint à l’aide de l’onde expansive d’une détonation, des pots de peinture qui explosent et recouvrent de leurs traits les parois d’un tunnel en bois, un socle soutenant l’artiste, qui vole en éclats. La destruction est le procédé par excellence de Roman Signer (Appenzell, 1938).

SCHWEIZ NEAT GOTTHARD DURCHSTICH FAIDO SEDRUN [KEYSTONE - PETER KLAUNZER]
SCHWEIZ NEAT GOTTHARD DURCHSTICH FAIDO SEDRUN [KEYSTONE - PETER KLAUNZER]

Des artistes comme Jean Tinguely ou l’Allemand Gustav Metzger, entre autres, avaient exploré cette voie dans les années 1960, en proposant une oeuvre éphémère destinée à contourner la marchandisation de l’art  –"comment acheter une oeuvre qui n’existe plus ?" –, à combler le fossé entre l’art et la vie ou encore à parodier par le biais de la destruction de l’oeuvre le caractère annihilateur d’un XXe siècle marqué par deux guerres mondiales et la Shoah.

Une exposition est consacrée à Roman Signer est à voir au Kunstmuseum à Saint-Gall
12h45 - Publié le 25 mai 2018

Chez Signer, en revanche, il s’agit plutôt de dévoiler l’arbitraire des conventions qui régissent notre quotidien, de mettre en évidence un autre usage possible des objets. De là le caractère souvent comique, loufoque des performances de Signer.

Une explosion n’est pas une destruction mais une transformation

Roman Signer

Ou bien la destruction comme exploration du potentiel de la vie, comme promesse de renouvellement.

Ceci dit, une certaine nostalgie imprégnent les actions de Signer. Ses montages à n’en pas douter sont hilarants mais provoquent aussi, en voyant ces objets démembrés ou partis en fumée, la sensation d’assister à la disparition de toute cette machinerie très XXe siècle, qui sert de support encore de nos jours aux "sculptures" de Signer. C’est le monde de la mécanique, de l’analogique qui sombre peu à peu dans les poubelles de l’Histoire. La nostalgie est un des masques de la mort.

172422785 highres [KEYSTONE - ENNIO LEANZA]
[KEYSTONE - ENNIO LEANZA]

Les artites suisses 3
Miriam Cahn, un monde fantomatique

Keystone - FILIP SINGER

L’art de Miriam Cahn, née à Bâle en 1949, est éminemment politique. Engagée dans les années 1970 dans les mouvements féministes et les mobilisations contre les centrales nucléaires, l'artiste a fait de l’activisme un leitmotiv de sa pratique. À la quête de la représentation d’une sexualité (féminine) libérée des contraintes traditionnelles et d’une nature perpétuellement menacée par le "progrès", elle a progressivement fait place dans son oeuvre aux soubresauts de son époque: catastrophe nucléaire de Tchernobyl, conflits en ex-Yougoslavie, au Moyen Orient.

Le Musée des Beaux-Arts d'Aarau consacre une rétrospective à Miriam Cahn
19h30 - Publié le 31 janvier 2015

Dans les années 1970, dans le sillon des Américains Jackson Pollock et Allan Krapow, elle trace à même le sol, surtout à la craie noire, de grands dessins sur des larges feuilles de papier, ou en pleine ville, à Bâle et à Paris, sur des piliers de ponts et de tunnels où surgissent des figures humaines d’une rare intensité. Par la suite, bien que ses travaux intégrent la vidéo-performance, la musique, la photographie, elle continue surtout d’explorer le dessin (à la craie, au fusain, au pastel) et la peinture à l’huile.

Peintures de l'artiste Suisse Miriam Cahn [KEYSTONE - Peter Klaunzer]
Peintures de l'artiste Suisse Miriam Cahn [KEYSTONE - Peter Klaunzer]

L’artiste bâloise a forgé au cours de ces décennies un langage d’une puissance indéniable. Des dessins où l’absence de couleurs, l’âpreté des formes reproduisent une réalité sombre, asphyxiante; et le coloris de ses tableaux (mat, atténué) un monde crépusculaire. L’humanité peinte par Cahn est la survivante d’un cataclysme: simples silhouettes, d’une clarté spectrale, égarées dans un paysage où s’insinue la désolation. Même lorsque l’érotisme y est mis en scène, la violence côtoie le désir.

Un langage qui s’avère particulièrement efficace quand il s’agit d’évoquer, par exemple, les traumatismes du conflit syrien sans pour autant sombrer dans le pathos: des corps amputés aux regards hallucinés, découpés sur le néant.

La série de tableaux "Schlafen" est particulièrement révélatrice: ces figures qui gisent endormies pourraient tout aussi bien être des cadavres. Ainsi nous serions d’ores et déjà, comme les personnages du film "Les autres", des morts qui agissent comme s’ils étaient encore en vie.

Installation de l'artiste bâloise Miriam Cahn intitulée "Das Wilde Lieben" (1984) [(KEYSTONE/ - Patrick Straub]
Installation de l'artiste bâloise Miriam Cahn intitulée "Das Wilde Lieben" (1984) [(KEYSTONE/ - Patrick Straub]

Les artites suisses 4
Milo Rau, une affaire de justice

EPA - YURI KOCHETKOV

"Comment traduire la totalité d’un événement ?", telle est la question qui sous-tend la démarche de Milo Rau, artiste né à Berne en 197). Journaliste, essayiste, dramaturge, metteur en scène, sa trajectoire est une course contre la montre pour sonder des épisodes tragiques de l’histoire récente: la fin du couple dictatorial Ceaucescu en Roumanie, le génocide rwandais, la guerre civile au Congo, le conflit syrien, la crise des réfugiés.

>> A écouter : l'émission Nectar :

Une scène du spectacle "Orestes in Mosul" de Milo Rau. [Fred Debrock]Fred Debrock
Nectar - Publié le 29 avril 2019

Le théâtre de Milo Rau oscille entre le documentaire et la fiction. Un intense travail de recherche (documentation, quête de témoignages) sur les lieux mêmes du drame précède toujours l’écriture de ses pièces. Puis, lors de la mise en scène, il fait appel à des acteurs (parfois amateurs) ayant destin lié avec l’histoire, lesquels intégrent leur propre expérience à la trame.

Cependant, le metteur en scène alémanique n’aspire pas tant à une reproduction réaliste des événements qu’à mettre en évidence leurs dynamiques occultes. D’ailleurs, en suivant les traces de Bertolt Brecht, le montage de ses pièces inclut souvent un dispositif vidéo qui, en créant un décalage avec ce qui se déroule sur scène, souligne la part de création inhérente à toute oeuvre artistique. Un fragile équilibre qui, par sa portée, fait de ces pièces un instrument d’intervention sociale.

Milo Rau [RTS/Milo Rau]
Milo Rau [RTS/Milo Rau]

"Le Tribunal sur le Congo" (2015), par exemple, a consisté en la mise sur pied d’un procès fictif dans lequel ont réellement participé des protagonistes de la guerre civile qui ravage le pays. Durant trois jours, bourreaux, victimes et témoins se sont côtoyés sous les yeux d’un jury international et de deux juges du Tribunal pénal international de La Haye. Il n’y a évidemment pas eu des suites juridiques, mais au cours des audiences ont été mises en évidence les défaillances des structures de l’Etat congolais, la collusion entre les autorités et les multinationales exploitant les ressources minières locales. Ce qui débouche sur des expropriations et massacres systématiques à l’encontre des populations de la région du Kivu.

>> A regarder, l'émission Ecran total avec Milo Rau :

Milo RAU
Ecran total - Publié le 11 juillet 2017

La démarche de Rau est ici significative à plus d’un titre. Premièrement, l’importance qu’il donne à l’Afrique dans son oeuvre vise à placer celle-ci au coeur même de notre actualité. On ne saurait comprendre la dévastation d’un pays comme la République Démocratique du Congo sans avoir à l’esprit les intérêts économiques occidentaux.

Puis, de manière plus générale, la volonté de rendre compte d’un événement dans sa totalité fonctionne comme une réflexion sur la réconciliation: comment enrayer le cycle sans fin de la violence ?

Les artites suisses 5
Peter Mettler, une fascination funèbre

DR - DR

Le postmodernisme est ce que vous obtenez quand le processus de modernisation s’est achevé et que la nature s’en est allée pour de bon

Fredric Jameson
Gambling Gods LSD - Peter Mettler
Gambling Gods LSD - Peter Mettler

C’est justement le rapport de l’homme à une nature qui semble définitivement ensevelie sous le poids de la modernité que le cinéaste canado-suisse Peter Mettler explore dans des documentaires tels que "Picture of Light" (1994) et "Becoming Animal" (2018).

Ce ne sont pas là les seuls films où la démarche de Mettler pourrait être mise en relation avec les écrits de l’auteur américain. Dans "Gambling, Gods and LSD", par exemple, le réalisateur entreprend un voyage qui le mène du Canada à l’Inde en passant par Las Vegas et Zürich, en scrutant des êtres qui mènent des expériences-limites (religion, drogue, sexe, jeux) en quête de transcendance et à travers lesquelles se dévoile ce que Jameson considère la psychologie de l’individu inhérente à notre époque. Laquelle navigue continuellement entre la sensation d’angoisse, de perte de réalité et l’euphorie, une intensité enivrante ou hallucinogène.

En ce sens, "Petropolis" (2009) pourrait fonctionner comme un condensé de l’oeuvre du réalisateur. Ce documentaire met au jour l’immense projet d’extraction de sables bitumineux dans la province d’Alberta, au Canada. Ce nouvel "or noir" abonde dans les sols de la région à 50 mètres de profondeur. Pour pouvoir l’extraire, il faut donc raser la forêt boréale qui le recouvre. Et le processus est en marche.

Petropolis Peter Mettler [DR - DR]
Petropolis Peter Mettler [DR - DR]

Tourné principalement depuis un hélicoptère, le film est une suites de vues aériennes des ravages causés dans la région par l’exploitation industrielle des sols: déforestation à grande échelle, contamination des eaux et de l’air. Le panorama qui s’impose de prime abord est celui d’un paysage soumis à un processus de destruction accélérée, irréversible. Une atmosphère d’apocalypse.

Curieusement, comme dans "Leçons de ténèbres" de l’Allemand Werner Herzog, ces plans d’un monde en voie d’anéantissement, qui se perdent à l’infini, où le contraste de couleurs est saisissant, à force de répétition, finissent par subjuguer le regard. Le choc initial fait place à la fascination.

"Petropolis" place ainsi le spectateur dans une position ambiguë, gênante. C’est à l’éviscération de la terre qu’il assiste. Et pourtant, c’est beau. C’est Néron qui regarde Rome dévorée par les flammes.

Les artites suisses 6
Philippe Rahmy, la vie sur un mode mineur

DR - DR

Atteint d’ostéogenèse imparfaite, appelée communément maladie des os de verre, Philippe Rahmy, décédé à Genève en 2017 à l'âge de  52 ans, s’est attaqué à la dissection de son mal dès ses premiers livres : "Mouvement pour la fin, Un portrait de la douleur" (2005) et "Demeure le corps, Chant d’exécration" (2007). C’est en scrutant sa souffrance qu’il la dépasse. L’écriture supplée dès lors ce regain de vie que son corps lui refuse.

Qui refuse sa nuit, vit en aveugle

Philippe Rahmy

C’est ainsi un fin observateur qui dans "Béton armé" (2013) s’attelle à la tâche de saisir l’essence de cette ville tumultueuse, excessive, infinie qu’est Shanghai, après y avoir été invité à une résidence d’écrivains par l’Etat chinois.

Récit de voyage donc mais, à la différence des écrits de Nicolas Bouvier, ce n’est pas dans une sorte de road movie que ces pages emportent le lecteur. Il s’agit plutôt d’instantanés du séjour jalonnés par des souvenirs d’enfance de l’auteur et des épisodes de l’histoire de sa famille. Et comme leitmotiv le dépérissement et la mort. La mort de l’oncle maternel après des années d’agonie, la mort du père, la mort de l’ami d’enfance : "Nous ne vieillissons pas à cause du temps qui passe. Nous vieillissons à cause des morts que nous portons et qui continuent de mourir en nous".

Philippe Rahmy à Shanghai en 2011 [MOKO]
Philippe Rahmy à Shanghai en 2011 [MOKO]

Cette obsession de la mort pourrait sembler un contrepoint à cette ville grouillante de vie qu’est Shanghai, en perpétuel mouvement, en constante expansion, symbole de la renaissance chinoise. Mais dans l’agitation de la ville, le narrateur décèle les signes de la déchéance à venir: la luminosité qui baisse à cause de la pollution, les boues fluorescentes des usines chimiques déversées dans le fleuve – "l’homme ne préserve pas son milieu" –, la destruction des vieux quartiers par les rapaces de l’immobilier, l’incurie des gens vis-à-vis des plus faibles. Résultat,

La Chine comble ses vides. Reproduisant les erreurs de l’Occident, elle connaîtra son déclin sans avoir fait les mêmes rêves que lui.

Philippe Ramy

Pis encore, le capitalisme à la chinoise, ce mélange d’Etat quasi totalitaire et de société de consommation, se présente comme un cauchemar planétaire, puisque la Chine "est l’avenir du monde". C'est réduire les activités humaines à la consommation et au travail, en évacuant tout besoin d’autonomie, de liberté, car "en Chine, être libre, c’est choisir sa mort".

Paradoxalement, c’est dans ce monde que l’auteur se sent libéré, délesté du poids de ses morts, car "on n’écrit jamais que sur des cendres". Puis, après tout, "la mort ne s’oppose pas à la vie. Elle la poursuit sur un mode mineur".

>> A écouter :

L'affiche de l'exposition "What are you doing after the apocalypse?" au musée d'ethnographie de Neuchâtel. [men.ch]men.ch
Babylone - Publié le 16 novembre 2011