Voilà une question particulièrement bien documentée, et notre internaute en est remercié ! En revanche, la réponse n’est pas triviale car elle exige quelques incursions dans le monde de la chimie des carbonates, qui a inspiré la publication de nombreux ouvrages scientifiques de qualité, et qui influence directement notre environnement proche (il suffit, pour s’en convaincre, de visiter une grotte dans le Jura pour y découvrir de magnifiques stalactites et stalagmites qui n’existeraient pas si la chimie des carbonates n’intervenait pas dans leur formation).

Fiji Water, l’eau utilisée pour remplir le biberon de bébé, est ostensiblement une eau de luxe qui fait beaucoup parler d’elle, tant pour son prix exorbitant que pour les pratiques agressives de la société qui l’exploite ou pour le bilan environnemental catastrophique de son importation en bouteilles depuis les iles Fiji; mais ceci est un autre débat...

Notre internaute a un excellent réflexe en faisant bouillir longtemps l’eau qu’il achète, car ceci permet de détruire tout germe qui serait incidemment présent; mais tandis que la mise en ébullition s’impose pour l’eau courante (particulièrement dans une zone où des contaminations bactériennes sont possibles), elle n’est pas indispensable pour une eau en bouteille (tant que celle-ci n’est pas conservée longtemps après avoir été ouverte). En effet, l’ébullition prolongée détruit les bactéries, mais il est extrêmement rare d’en trouver dans l’eau vendue en bouteille.

En revanche, l’ébullition ne détruit pas les ions présents dans l’eau, qu’elle soit du robinet ou en bouteille. Et les concentrations d’ion nitrate (NO3–) dans les eaux du commerce sont systématiquement très faibles. Dans les eaux du commerce les plus vendues en Suisse, les concentrations en nitrate sont systématiquement inférieures au maximum autorisé de 50 milligrammes de NO3– par litre d’eau (50 ppm NO3–) selon l’Organisation Mondiale de la Santé: on en trouve env. 0.6 ppm dans la Fontessa de Elm, env. 2 ppm dans la Vittel, env. 4 ppm dans l’Evian, env. 6 ppm dans la Volvic, et env. 17 ppm dans l’Henniez, c’est-à-dire environ 100 fois à 3 fois moins que le maximum autorisé par l’OMS; pas nécessaire, donc, de s’inquiéter sur la teneur en nitrate. Notons en passant que Fiji indique son contenu en nitrate sous forme de contenu en azote, ce qui induit l’acheteur en erreur: en effet, 0.3 ppm N (selon notre internaute) correspond à 1.33 ppm NO3– (car l’azote a une masse atomique de 14, tandis que le nitrate a une masse moléculaire de 62, puisqu’il contient de l’oxygène qui a une masse atomique de 16). Très fort en marketing, Fiji est certes dans la zone basse des teneurs en nitrate, mais cette eau ne fait pas exception.

Revenons-en au trouble constaté par notre internaute. Ce dernier indique entre autres "Il ne s'agit pas là de résidus de calcium, ni de micro bulles d'air, car cette teinte blanchâtre reste homogène après plusieurs jours". Il est évident que s’il s’agissait de microbulles d’air qui auraient été incorporées dans l’eau durant l’ébullition, celles-ci disparaîtraient lentement. Mais pourquoi diable est-ce que des résidus de calcium disparaîtraient-ils? C’est là que la chimie des carbonates intervient…

L’eau Fiji contient, selon notre internaute, 18 ppm de calcium (Ca2+) et 154 ppm de bicarbonate (HCO3–), et bon nombre d’autres ions que nous allons occulter pour notre discussion. Ces quantités de calcium et de bicarbonate indiquent qu’il y a beaucoup plus de bicarbonate que de calcium, en nombre d’entités ioniques (en termes chimiques: il y a beaucoup plus de moles de bicarbonate que de calcium). Ceci n’est pas très important tant que l’eau en question est à température ambiante, car le bicarbonate de calcium (formule moléculaire: Ca(HCO3)2; 2 ions bicarbonate pour 1 ion calcium) est extraordinairement soluble dans l’eau; il est possible d’en dissoudre environ 160-170 grammes par litre d’eau à température ambiante.

Seulement, lorsqu’on fait bouillir l’eau, toutes les traces de gaz carbonique (dioxyde de carbone; CO2 gazeux) éventuellement présentes sous forme naturelle (pas besoin d’avoir de l’eau gazeuse pour que le dioxyde de carbone soit présent; il y en a de faibles quantités dans une eau plate), qui acidifie légèrement l’eau, s’évaporent. Lorsque le dioxyde de carbone s’évapore, il ne peut plus acidifier l’eau, ce qui la rend légèrement basique (déjà, nous constatons que l’eau Fiji est légèrement basique, avec un pH = 7.7). Et lorsqu’une eau est légèrement basique, l’équilibre qui existe entre l’ion bicarbonate et son équivalent déprotonné (l’ion carbonate CO32–) est déplacé vers l’ion carbonate. Et lorsque l’ion calcium est en présence d’ion carbonate, il ne forme plus du bicarbonate de calcium Ca(HCO3)2 mais du carbonate de calcium CaCO3 dont la solubilité est environ 10'000 fois plus faible que le bicarbonate de calcium (la solubilité du CaCO3 est d’environ 15 milligrammes par litre d’eau pure, 15 ppm, à 25°C). On voit immédiatement qu’avec 18 ppm de calcium et 154 ppm de bicarbonate susceptible de se transformer en presqu’autant de carbonate (puisqu’un proton H+ est perdu dans l’opération de transformation de HCO3– en CO32–), on peut aisément former beaucoup plus que 15 ppm de carbonate de calcium, qui est donc obligé de précipiter sous forme solide, ce qui génère le trouble constaté par notre internaute.

Notons, par ailleurs, que contrairement à ce que l’on pourrait penser, certaines substances sont MOINS solubles dans l’eau chaude que dans l’eau froide; c’est le cas du carbonate de calcium, et c’est la raison pour laquelle on trouve plus de dépôts de calcaire dans les boilers ou les tuyaux qui véhiculent l’eau chaude, que dans les installations qui contiennent de l’eau froide.

Pour confirmer ce qui précède, deux petites expériences très simples peuvent être réalisées:

D’une part, acidifier l’eau trouble (p.ex. avec un peu de jus de citron ou de vinaigre), pour dissoudre le carbonate de calcium et déplacer l’équilibre chimique vers la formation des ions bicarbonate.

D’autre part, refroidir l’eau trouble (ce qui augmenterait la solubilité du carbonate de calcium et permettrait de dissoudre un peu de dioxyde de carbone, ce dernier acidifiant légèrement l’eau et permettant de dissoudre d’autant de carbonate de calcium).